LXXXII.

Je sortais de chez moi, naïvement, comme un homme qui ne vient pas de commettre un crime dans sa maison. Il faisait un beau soleil, la rue était gaie de cette gaieté que les choses savent garder dans les belles journées, même quand les hommes sont tristes. Je suivis, selon ma coutume, la rue Geoffroy-Marie et la rue Grange-Batelière, puis j’entrai dans la rue Drouot. Je demande pardon de ces détails inutiles, mais je tiens à spécifier l’itinéraire de ma promenade pour que les habitants des rues en question puissent certifier que je n’ai volé en passant aucun pain de quatre livres ni enfoncé la vitrine d’aucune boutique de changeur. J’allais me trouver sur le boulevard, quand un des quatre gardes nationaux qui étaient de faction, je ne sais pourquoi, au coin de la rue, me dit : « On ne passe pas ! »

Fort bien, pensai-je. Y a-t-il quelque chose de nouveau ? Non, c’est tout simplement que la Commune ne veut pas que l’on passe ; elle a bien raison. Revenons sur nos pas.

— On ne passe pas, me dit un autre garde national, dès que j’eus fait mine de m’en retourner.

Ceci était singulier ! La Commune ne pouvait pourtant pas exiger que je bornasse ma promenade à de mélancoliques allées et venues d’un trottoir à l’autre. Un sergent s’approcha ; je le connaissais, c’était un Espagnol qui, durant le siége, faisait partie de ma compagnie.

— Pourquoi n’êtes vous pas en uniforme ? me demanda-t-il avec une brusquerie attendrie sans doute par le souvenir des londrès que je lui avais fréquemment offerts durant les nuits de garde.

À ce seul mot je compris ce dont il s’agissait et je répondis effrontément :

— Parce que je ne suis pas de service.

— Ah ! je crois bien que vous n’êtes pas de service. Il y a longtemps que vous vous reposez tranquillement tandis que les autres vont se faire tuer. C’est du propre !

Il devint évident pour moi que cet Espagnol m’en voulait à cause des cigares que je lui avais donnés.

— Enfin, de quoi s’agit-il ? Finissons-en.

Il ne répondit pas, mais il fit signe à deux fédérés qui se placèrent l’un à ma droite, l’autre à ma gauche, et me dirent :

— Marchons !

Je ne demandais pas mieux, bien qu’à vrai dire cette promenade ne fût pas tout à fait celle que j’avais préméditée. Sur notre passage une femme dit : « Pauvre jeune homme ! On l’aura pris sur le fait ! » Nous arrivâmes à l’église Notre-Dame-de-Lorette, et l’on m’introduisit dans la sacristie, où se trouvaient déjà une cinquantaine de réfractaires.

Derrière une table de bois blanc, où on avait placé un encrier en liège, deux plumes d’oie, et un petit registre, siégeaient trois jeunes gens, presque des gamins, en uniforme : quelque chose comme Minos, Éaque et Rhadamante ; à l’âge où ils jouaient à saute-mouton.

— Votre nom ? me demanda Rhadamante.

Je n’hésitai pas un instant et je prononçai un nom qui n’a jamais été le mien. Quelqu’un, derrière moi, éclata de rire. Je me retournai et je reconnus un de mes excellents camarades, prisonnier comme moi, et que je n’avais pas aperçu en entrant.

— Votre profession ? interrogea Minos.

— Professeur de boxe.

Et, le poing sur la hanche, je me donnai un air formidable, afin de prouver que je n’usurpais pas la qualité susdite. Les autres questions obtinrent des réponses non moins satisfaisantes, et, enfin, Minos me dit :

— C’est bien ; allez vous asseoir et attendez.

— Je vous demande bien pardon, mon jeune ami, mais je n’irai pas m’asseoir et je n’attendrai pas une minute de plus.

— Vous moquez-vous de nous ? Nous faisons ici une chose très-sérieuse ; nous risquons notre tête après tout. Allez vous asseoir !

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, mon cher Rhadamante, que je ne voulais pas m’asseoir. Faites-moi donc le plaisir de me laisser sortir à l’instant même.

— Moi ?

— Vous-même ! affirmai-je d’une voix vigoureuse.

Les trois juges me regardèrent avec hésitation et se consultèrent à voix basse. Dame ! un professeur de boxe ! Je crus le moment venu de frapper le grand coup, et je tirai de ma poche une petite carte de carton vert sur laquelle je les priai de jeter les yeux. Immédiatement, Minos, Éaque et Rhadamante se levèrent, me saluèrent avec le plus profond respect, et crièrent à deux gardes nationaux debout près de la porte :

— Laissez passer le citoyen.

— À propos, dis-je, en désignant mon ami, mon est avec moi.

— Laisser passer les citoyens ! reprirent en chœur les trois gamins.

— C’est merveilleux ! me dit mon camarade, quand nous fûmes dehors. Comment avez-vous fait ?

— J’ai un laisser-passer du Comité central.

— En votre nom ?

— Non, je l’ai acheté à la veuve d’un fédéré qui était fort bien vu par le citoyen Félix Pyat.

— C’est tout un roman.

— Oui, un roman qui me permet de vivre, sans trop de péril, au milieu de la réalité. C’est égal, mon cher ami, déménageons !