LXXXI.

Ce qui me console, c’est que j’ai revu Lhuillier. Nous avons perdu Cluseret, perdu Rossel, Delescluze ne nous suffit point, et s’il ne nous restait Dombrowski et La Cécilia, au doux nom de cantatrice, la troupe de la Commune serait, à vrai dire, sans premiers sujets. Heureusement Lhuillier nous est rendu. Qu’était-il devenu ? À peine écrivait-il sept ou huit lettres par jour à Rochefort et à Maroteau. À quoi employait-il son activité sans égale et celle des deux cents amis qui lui faisaient, avec leurs costumes rouges de garibaldiens et leurs costumes bleus de matelots, le plus pittoresque des cortéges ? Méditait-il quelque gigantesque entreprise, et la dictature que Cluseret avait rêvée, que Rossel avait dédaignée, allait-il l’usurper pour le salut de la République ? Je ne sais. Mais, quoi qu’il en soit, je l’ai revu, et c’était au club de l’église Saint-Jacques.

Ah ! tas de cagots et d’inquisiteurs qui, depuis dix-huit cents ans, écrasez, abêtissez, torturez les pauvres prolétaires, vous pensiez que ce serait toujours fête, moines, curés, archevêques ? Grâce à la Commune de Paris, vous prêchez à cette heuce dans les prisons de la République ; vous pouvez confesser, s’il vous plaît, les araignées de votre cachot, et donner le saint viatique aux rats qui vous grimpent aux jambes ! Vous ne ferez plus de mal aux patriotes. Plus d’églises ! plus de couvents ! Dans vos couvents on logera les b… b… qui n’ont pas d’hôtels aux Champs-Élysées, et dans vos églises se tiennent d’honnêtes assemblées où le peuple vient s’instruire de ses droits. Quant à ses devoirs, il sait aujourd’hui que c’étaient des inventions des réac-I tionnaires. Plus de sermons ! des discours. Après Bossuet, Napoléon Gaillard.

En entrant dans l’église-club, je fus d’abord ravi à la vue du bénitier où l’eau bénite avait été remplacée par du tabac de cantine ; au fond, l’autel était couvert de chopes et de bouteilles. Quelqu’un me dit : « C’est le comptoir. » Dans une petite chapelle il y avait une statue de la sainte vierge, affublée d’un uniforme de cantinière ; on lui avait mis une pipe à labouche. Mais je lus surtout charmé par l’aimable aspect du public que je voyais réuni, Le sexe auquel nous devons les tricoteuses était en grande majorité. Mais on ne voyait point là ces toilettes élégantes et ces grâces frivoles qui ont trop longtemps déshonoré la plus belle moitié de l’espèce humaine. Non, Dieu merci. Mes yeux contemplaient avec joie les héroïques haillons des dames qui, le matin, consentent à balayer les rues de la capitale, et plusieurs de ces belles patriotes s’enorgueillissaient de porter au milieu du visage un nez qui aurait pu flotter sur le faîte de l’Hôtel de Ville. Ô glorieux nez rouges, symboles des âmes républicaines ! Quant aux hommes, ils sembaient avoir été choisis dans les rangs les plus distingués de la nouvelle aristocratie. Il fallait voir avec quelle grâce militaire s’inclinait sur l’oreille la crânerie de leurs képis ! leurs visages, naguère hideux, étaient illuminés par la joie d’êtres libres, et certainement la fumée épaisse qui sortait de leurs brûle-gueule devait être bien plus agréable à Dieu — en supposant que Dieu existe — que le fade encens que lui offraient naguère les calottins de curés.

— Le mariage, citoyennes, est la plus grande erreur de l’humanité ancienne. Être marié, c’est être esclave. Voulez-vous être esclaves ?

— Non ! non ! crièrent tous les assistants, et l’orateur — une grande femme maigre, au nez de buse, et qui paraissait avoir la jaunisse — et l’orateur, flattée par cette unanimité, reprit :

— Le mariage ne saurait donc être toléré dans une cité vraiment libre. Il devrait être considéré comme un crime et réprimé par des lois sévères. Nul n’a le droit, en aliénant sa liberté, de donner un mauvais exemple à ses concitoyens. L’état matrimonial est un perpétuel attentat aux bonnes mœurs. Et qu’on ne vienne pas me dire que le mariage pourrait être toléré si on lui donnait pour correctif le divorce. Non, citoyennes et citoyens, il ne suffit pas de pallier le mal, il faut le couper dans sa racine. Le divorce n’est qu’un expédient, et si j’ose employer ce mot détestable, un expédient orléaniste !

Tonnerre d’applaudissements.

— C’est pourquoi, j’ose présenter à l’Assemblée une motion ayant pour but de faire modifier par la Commune de Paris le décret qui assure des rentes aux compagnes légitimes ou non des gardes nationaux morts pour la défense des franchises municipales. Pas de demi-mesures ! Soyons carrées ! Nous, concubines, nous ne pouvons souffrir plus longtemps que les femmes légitimes usurpent des droits qu’elles n’ont plus, qu’elles n’auraient jamais dû avoir. Que le décret soit modifié ! Tout pour les femmes libres, rien pour les esclaves.

L’orateur descendit de la chaire au milieu des plus vives félicitations. Je m’informe auprès d’un voisin : l’orateur est une sage-femme qui a été somnambule dans sa jeunesse. Mais voici que la foule s’entr’ouvre pour faire place à un nouvel orateur : il monte l’escalier tournant de la chaire, passe la main dans ses cheveux, et jette un regard d’aigle sur l’assemblée : c’est le citoyen Lhuillier.

En vérité, ce jeune homme a une physionomie très-agréablc à voir ; le front est intelligent, l’œil est doux. On se souvient avec déplaisir des excentricités de M. Lhuillier à l’aspect de son sympathique visage.

Mais, qu’est-ce donc ? Que se passe-t-il ? Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ? J’ai entendu le nom de Drombrowski et le nom de La Cécilia. Tout le monde se lève, s’exaspère, s’écrie. Je vois des chaises prêtes à voler sur l’orateur. On l’entoure, on le hue : « À bas Lhuillier ! vive Drombrowski ! » Quelques-uns crient : « Il a raison ! » Le tumulte redouble. Calme au milieu de l’orage, le citoyen Lhuillier ne consent pas à quitter la tribune, il veut parler, il veut s’expliquer. Deux femmes — deux aimables mégères — se précipitent sur lui ; des hommes s’en mêlent : on l’enlève, on l’emporte, il se débat, il crie, on monte sur les chaises, je ne l’entends plus, je ne le vois plus. Qu’a-t-on fait du citoyen Lhuillier ?

Eh bien ! que pensez-vous de ceci, messieurs les catholiques ? regrettez-vous encore les prêtres et les chantres qui officiaient et psalmodiaient naguère dans les églises de Paris ? Quel homme, à l’aspect de ce public si tolérant, si intelligent, qui accueille avec reconnaissance les plus nobles leçons de morale et de politique, quel homme méconnaîtrait encore l’heureuse influence de la révolution actuelle ? Ô innombrables bienfaits de la Commune de Paris !

Comme j’allais sortir, un gamin s’approcha du bénitier, un brûle-gueule à la main. Il prit une poignée de tabac, et dit :

Au nom du père !

Il bourra sa pipe et dit :

du fils !

Il l’alluma et dit :

Et du Saint-Esprit !

Ma foi ! je lui ai donné une calotte.