LXXX.

Je regrette Cluseret. Cluseret était vif, surtout en paroles. Il nous criait : « tous gardes nationaux ! » Mais, comme avec le ciel, il était avec Cluseret des accommodements. Il suffisait de répondre aux décrets du délégué à la guerre : « Comment donc ! mais je ne demande pas mieux. J’allais justement vous prier de m’envoyer à la porte Maillot. » Et, cette concession faite, on pouvait s’en aller à ses affaires sans être inquiété davantage. Quant à sortir de Paris, en dépit de la loi qui ferme les portes aux hommes âgés de moins de quarante ans, rien n’était plus facile. On allait à la gare du Nord, on s’adressait à un citoyen assis devant une planche, derrière un guichet, au bureau des passeports.

— Quel âge avez vous ? demandait-il.

— Soixante-dix-huit ans, répondiez-vous en promenant avec complaisance votre main droite dans votre belle chevelure noire.

— Seulement ? Vous paraissez plus âgé, citoyen.

Et le complaisant employé vous remettait un petit papier sur lequel était écrit un mot cabalistique. Le jour où la fantaisie me prit d’aller passer deux heures à Bougival, mon petit carré portait ces lettres étranges : « Caminolus. » Muni du mystérieux sauf-conduit, il ne restait plus qu’à prendre un billet de première et à monter en wagon. On était libre ! et rien ne pouvait plus vous empêcher d’aller, si telle était votre fantaisie, proclamer la Commune à Arcachon ou à Monaco.

Que les temps sont changés ! Le Comité de salut public et le Comité central de la garde nationale s’entendent pour rendre la vie dure aux pauvres réfractaires. Je ne parle pas des désarmements qui n’ont en soi rien de désagréable, puisque en somme un homme désarmé peut nourrir le doux espoir qu’on ne l’enverra pas à la bataille. Il y a pis que cela et je ne demanderais pas mieux que d’avoir quatre-vingts ans, pendant un mois ou deux. Les visites domiciliaires sévissent étrangement : quatre gardes nationaux entrent chez le premier bourgeois venu, lui expliquent poliment, ou de toute autre façon, qu’il est de son devoir strict d’aller dans les tranchées de Vanves et de tuer le plus de Français qu’il pourra. Si le bourgeois résiste, on l’emporte en lui annonçant que, vu sa résistance, il aura l’honneur d’être mis au premier rang de sa compagnie dans la prochaine affaire. Quelquefois ces visites donnent lieu à des rixes. On raconte que, rue Oudinot, un jeune homme a reçu un coup de baïonnette dans le ventre parce qu’il résistait à un farouche caporal ; et, comme on ajoute que les faits de cette espèce ne sont pas rares, les réfractaires ne jouissent plus de toute leur tranquillité d’âme. Un rien les épouvante ; ils observent avec terreur la grimace de leur concierge, qui est de la Commune peut-être. Coucher dans son lit ? Il n’y faut plus penser. C’est justement pendant les heures nocturnes que les agents de la Commune se livrent à leurs perquisitions. Cette nécessité de changer de domicile et d’en changer souvent a fait éclore une industrie nouvelle, ou du moins a permis d’ajouter un perfectionnement à une industrie ancienne : sur les cartes des petites dames complaisantes, au-dessous de ces noms charmants : Amélia ou Rosaline, on lit quatre mots écrits au crayon : « Se charge des réfractaires. » Mais que font les gens vertueux qu’indigne le seul aspect d’un chignon roux ? Ils courent d’hôtel en hôtel, se défiant des garçons, donnant des noms imaginaires, tressaillant la nuit, et croyant à chaque instant entendre des crosses de fusil tombant sur le palier.

Avant hier, une troupe de réfractaires a eu le courage du désespoir. Ils étaient trois cents. Ils sont allés à la porte Saint-Ouen.

— Voulez-vous nous laisser sortir ? ont-ils demandé au chef de poste.

— Non, a répondu celui-ci.

Alors, en un clin d’œil, ils ont empoigné le capitaine, désarmé les simples gardes, et cinq minutes après, ils couraient à travers champs.

D’autres emploient la douceur, ou, si l’on veut, la corruption. Ils vont dans les cabarets de Belleville ; ils se font aimables et soumis, ils nouent des relations amicales avec les fédérés les moins farouches de l’endroit.

— Ainsi vous êtes de garde, mardi, à la porte de La Chapelle ?

— Mon Dieu, oui.

— De sorte qu’il ne tiendrait qu’à vous de laisser sortir un camarade qui aurait une visite à rendre à Saint-Denis ?

— Mais, pas du tout ; les autres m’en empêcheraient et me dénonceraient au capitaine.

— Et, avec le capitaine, il n’y a rien à faire ?

— Rien du tout. C’est un fier patriote, allez !

— C’est bien ennuyeux. Moi qui, justement, suis obligé de me trouver à Saint-Denis, mardi soir ! Je donnerais vingt francs de ma poche pour faire une petite promenade de l’autre côté de la porte.

— Dame ! il y aurait bien un moyen.

— Lequel ? lequel ?

— Vous ne tenez pas précisément à sortir par la porte ?

— Oh ! mon Dieu, non ; être dehors, c’est tout ce que je demande.

— Eh bien, écoutez-moi : venez du côté de La Chapelle mardi soir, et promenez-vous le long du rempart ; je tâcherai d’être de faction vers huit heures. Vous me reconnaîtrez, vous viendrez à moi, et je ne crierai pas : Qui vive !

— Jusque-là c’est très-simple ; mais après ?

— Après ? je vous passe sous les bras une forte corde que vous avez apportée…

— Ah ! diable !

— Je vous jette dans le fossé…

— Sapristi !

— Mais là, bien doucement, sans vous faire de mal. Je vous laisse glisser le long du mur…

— Aïe !

— Vous atteignez le sol et, en deux bonds, vous disparaissez dans la nuit. Que dites-vous de ma proposition ?

— Je dis, je dis que j’aimerais mieux sortir en voiture ; mais n’importe, j’accepte.

D’ordinaire, ce plan s’exécute sans encombre. On dit que les fédérés de Belleville et de Montmartre font un joli petit revenu au moyen de ces évasions Quelquefois, au contraire, la chose ne réussit qu’à moitié : soit que la corde casse, soit que le fédéré, considérant qu’il peut accommoder fort simplement son intérêt avec son devoir, envoie une balle dans le dos au réfractaire échappé.

On se sert aussi des déguisements. Un poëte — dont les vers ont été justement applaudis à la Comédie Française, pendant le siège — s’est esquivé grâce à un employé du chemin de fer du Nord qui lui a prêté une tunique et une casquette. Un autre poëte — cette race est ingénieuse — a conçu un projet plus hardi. Il a pris, un jour, sur le boulevard, un fiacre, le premier venu ; il avait eu soin seulement de choisir un cocher d’un âge respectable.

— Cocher, faubourg Saint-Denis, chez un restaurateur, le meilleur du quartier, allez !

Et la voiture de rouler. En route, le poëte se disait : « Ce cocher, comme tous les cochers, a dans sa poche un laisser-passer de la Commune qui lui permet de sortir de Paris et d’y rentrer à sa guise ; rappelons-nous le quatrième acte de mon dernier draine et je suis sauvé. »

La voiture s’arrête devant un restaurant d’assez bonne apparence, non loin de la maison Dubois. Le jeune homme descend, demande un cabinet et dit au garçon :

— À propos, dites-donc à mon cocher de monter, j’ai à lui parler ; un gamin surveillera son cheval.

Le cocher entre au moment où on sert le déjeuner.

— Eh ! dites-donc, mon brave, je vous préviens que je vous garde toute la journée ; est-ce que vous refuserez de boire un verre de vin pour vous donner des forces ?

Une heure plus tard, le poëte et le cocher avaient déjeuné comme de vieux camarades, et six bouteilles vides témoignaient que ni l’un ni l’autre n’avaient résolu de mourir de soif.

Peste ! pensait le réfractaire, trois bouteilles de Glos-Vougeot, une de Léoville, deux de Moulin-à-Vent, et le gredin n’est pas encore ivre ! Allions, les grands moyens ! Garçon, du Champagne !

— Tiens, petit, dit alors le cocher qui, s’il n’était ivre, était du moins familier, le Champagne ne fera pas plus d’effet que le bourgogne ; et si tu ne comptes que làdessus pour me prendre mon laisser-passer, ma foi, tu comptes sans ton convive.

— Ah ! diable ! s’écria le jeune homme stupéfait de voir sa ruse éventée et songeant avec effroi au prodigieux total de l’addition inutile.

— On a déjà voulu me mettre dedans, mais j’ouvre l’œil, mon petit !

Puis, il ajouta en égouttant la dernière bouteille dans son verre :

— Donne-moi deux louis de dix francs et je te fais sortir.

— Ah ! monsieur, que de reconnaissance !

Mais, au fond, le poëte était humilié parce qu’il était

obligé de reconnaître que son quatrième acte ne valait rien.

— Appelle le garçon et paye la carte.

Le garçon fut appelé et la carte payée, avec un soupir.

— Donne-moi ton veston.

— Mon veston ?

— Oui, ce machin de velours que tu as sur le dos.

Il le donna.

— Ton gilet, ta culotte.

— Ma culotte ? Ah ! cocher !

— Plus vite que ça, ou je t’emmène au poste, méchant réfractaire !

Il les donna.

— Bien. Maintenant, voilà mes habits ; habille-toi en deux temps et filons.

Pendant que le poëte revêtait sans enthousiasme la défroque du cocher, le cocher, obèse, faisait craquer les vêtements du poëte. Cela fait, ils sortirent.

— Monte sur le siége.

— Moi ?

— Eh ! oui, imbécile ! (le sauveur devenait de plus en plus familier) Moi, j’entre dans la voiture. Maintenant, conduis-moi où il te plaira.

Tout marcha le mieux du monde. À la porte de la Chapelle, le faux cocher exhiba un laisser-passer en règle, et le garde national qui regarda à l’intérieur du fiacre, dit :

— Oh ! celui-là peut passer : c’est un grand-père.

La voiture roula sur le pont-levis, et c’est ainsi que M… — ah ! diable ! j’allais le nommer — c’est ainsi, dis-je, que le jeune poëte nargua les ordres du Comité de salut public et dîna le soir même à l’hôtel des Réservoirs, ayant à sa gauche un député de la droite et un député de la gauche à sa droite.

Moi, partirai-je ? Pourquoi non ? Ai-je donc envie d’être enfermé un beau matin dans quelque caserne, ou d’être envoyé bon gré mal gré aux avant-postes ? Notez que ma situation de réfractaire est singulièrement aggravée par un redoutable voisinage. J’étais fort intrigué depuis plusieurs jours des regards farouches que ne manquait pas de me lancer, quand nous nous rencontrions sur l’escalier, le locataire du second. J’ai chargé ma domestique de s’informer adroitement. Juste ciel ! ce locataire hargneux, c’est Gérardin, Gérardin de la Commune ! Si l’on rapproche de cette circonstance le fait périlleux que mon concierge est lieutenant dans un bataillon fédéré, on conviendra que j’ai de bonnes raisons pour être le plus inquiet des réfractaires. Mais n’importe ! je persiste et je reste ! et je resterai jusqu’à la fin, le terrible Pyat et le doux Vermorel fussent-ils logés sur le même carré que moi, et quand même j’aurais pour concierge M. Delescluze lui-même !