LXXIX.

Quelqu’un a vu et entendu ceci :


Dans un petit cabinet de l’Hôtel de Ville, cinq personnages sont réunis autour d’une table. On dîne. Le repas est plus que modeste ; une soupe, un plat de viande, un plat de légumes et du fromage. Une bouteille de vin ordinaire par tête. On se croirait dans un cabinet de restaurant à deux francs, n’était la moutarde qui s’est moisie pendant le siége. De plus, le goût des mets a quelque chose d’officiel, d’atone, de solennel, qui affadit l’appétit.

Toutefois les cinq personnages mangent vite.

Celui qui tient le haut de la table, c’est le citoyen Jourde.

Jourde paraît avoir vingt-huit ans ; sa tête est fine et mathématique ; de longs cheveux châtains et bouclés, le teint fatigué ; un Henri Heine de la finance. Grand et élancé, l’écharpe rouge autour des reins, il frappe le regard comme une figure de la Convention.

On est d’abord silencieux, on s’observe. Puis, à la fin du premier service, Jourde murmure en examinant sa cuiller :

— De l’argenterie, tiens ! c’est vrai, il y a de l’argenterie à l’Hôtel de Ville ; je la ferai prendre demain.

Un convive répond, en souriant :

— Pardon, mais j’en réponds et je ne la donnerai pas.

— Si fait, répond Jourde : je vous ferai faire sommation par le Domaine.

— Ah ! pourvu que je sois à couvert, libre à vous.

Puis, Jourde, de bonne humeur, songe tout haut. Il vient de découvrir en dînant 300,000 francs inespérés. Un jour de solde. Il pourra mettre quatre millions de côté à la fin de la semaine. Il fait des économies ; mais la guerre lui dévore ses ressources. « Au moins qu’on me prévienne trois jours d’avance pour les payements qui dépassent cent mille francs ! » dit-il. Puis, il critique Beslay, par un haussement d’épaules. Il espère amortir la dette prussienne avant un an, si la Commune vit un an. Il énumère des aperçus sur les douanes, les brevets, les impôts. « Sinon, dit-il, le billet de banque pris à cent francs un matin vaudra vingt sous le soir ; car le numéraire est timide ; il s’exile. Je trouve rare les gros sous ; mais si on me laisse libre, je réponds du salut ! »

Il a l’air de la sincérité convaincue.

Le dîner fini, il salue et sort vivement, sans écouter les réponses des autres convives.

Parfois des cris s’élèvent dans les rues et font tressaillir, derrière les rideaux sombres, les membres de la Commune.

À cette question faite à Johannard :

— Pensez-vous qu’ils entreront dans Paris ?

— Bah ! vous êtes un homme à idées exaltées ! répond celui-ci. Delescluze sait bien que c’est impossible ; et Dombrowski, en garçon froid et intelligent, se met à rire lorsqu’on lui en parle. N’est-ce pas, Rigault ?

Celui qui n’a rien dit jusqu’à ce moment fait un signe de tête approbatif. Il paraît très jeune malgré sa barbe épaisse et noire. Ses yeux sont atones. Il a l’air retors et cauteleux, — pouvant être grossièrement jovial à ses heures.


Puis, un rideau s’abaissa, et celui qui a entendu et vu ce qui précède, n’entendit et ne vit plus rien.