LXXVIII.

Après Bergeret, Cluseret ; après Cluseret, Rossel. Mais Rossel vient de donner sa démission. Je conseille une chose : reprenons Cluseret que nous remplacerons ensuite par Bergeret — à moins que l’on ne préfère se jeter sur l’heure dans les bras toujours ouverts du généreux Lhuillier. D’ailleurs, le soin de confier la défense de Paris à n’importe quel général d’aventure ne me regarde en rien, et la Commune, sultane sans favori, peut jeter, s’il lui plaît, le mouchoir au tendre Delescluze, comme on lui en prête l’intention ; je n’y verrai aucun mal. Pourquoi Delescluze ne serait-il pas un excellent général ? N’était-il pas journaliste ? et quel journaliste, je vous le demande, n’en sait pas plus long sur les choses de la guerre que Napoléon Ier ou que M. de Moltke ? En attendant, nous sommes en deuil de notre troisième délégué à la guerre, et M. Rossel ne fora plus de temps de galop, sur un cheval Lai brun, de la place Vendôme au fort de Montrouge. Il vient d’adresser la lettre suivante aux membres de la Commune :


« Citoyens, membres de la Commune,


« Chargé par vous à titre provisoire de la délégation à la guerre, je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d’un commandement où tout le monde délibère et où personne n’obéit.

« Lorsqu’il a fallu organiser l’artillerie, le Comité central d’artillerie a délibéré et n’a rien prescrit. Après deux mois de révolution, tout le service de vos canons repose sur l’énergie de quelques volontaires dont le nombre est insignifiant.

« À mon arrivée au ministère, lorsque j’ai voulu favoriser la concentration des armes, la réquisition des chevaux, la poursuite des réfractaires, j’ai demandé à la Commune de développer les municipalités d’arrondissement.

« La Commune a délibéré et n’a rien résolu.

« Plus tard, le Comité central de la fédération est venu offrir presque impérieusement son concours à l’administration de la guerre. Consulté par le Comité de salut public, j’ai accepté ce concours de la manière la plus nette, et je me suis dessaisi, en faveur des membres de ce Comité, de tous les renseignements que j’avais sur l’organisation. Depuis ce temps-là, le Comité central délibère et n’a pas encore su agir. Pendant ce délai, l’ennemi enveloppait le fort d’Issy d’attaques aventureuses et imprudentes dont je le punirais si j’avais la moindre force militaire disponible.

« La garnison, mal commandée, prenait peur, et les officiers délibéraient, chassaient du fort le capitaine Dumont, homme énergique qui arrivait pour les commander, et, tout en délibérant, évacuaient leur fort, après avoir sottement parlé de le faire sauter, chose plus impossible pour eux que de le défendre.

« Ce n’est pas assez. Hier, pendant que chacun devait être au travail ou au feu, les chefs de légion délibéraient pour substituer un nouveau système d’organisation à celui que j’avais adopté, afin de suppléer à l’imprévoyance de leur autorité, toujours mobile et mal obéie. Il résulta de leur conciliabule un projet au moment où il fallait des hommes, et une déclaration de principes au moment où il fallait des actes.

« Mon indignation les ramena à d’autres pensées, et ils ne me promirent pour aujourd’hui, comme le dernier terme de leurs efforts, qu’une force organisée de 12,000 hommes, avec lesquels je m’engage à marcher à l’ennemi. Ces hommes devaient être réunis à onze heures et demie : il est une heure, et ils ne sont pas prêts ; au lieu d’être 12,000, ils sont environ 7,000. Ce n’est pas du tout la même chose.

« Ainsi, la nullité du comité d’artillerie empêchait l’organisation de l’artillerie ; les incertitudes du Comité central de la fédération arrêtent l’administration ; les préoccupations mesquines des chefs de légion paralysent la mobilisation des troupes.

« Je ne suis pas homme à reculer devant la répression, et hier, pendant que les chefs de légion discutaient, le peloton d’exécution les attendait dans la cour. Mais je ne veux pas prendre seul l’initiative d’une mesure énergique, endosser seul l’odieux des exécutions qu’il faudrait faire pour tirer de ce chaos l’organisation, l’obéissance et la victoire. Encore, si j’étais protégé par la publicité de mes actes et de mon impuissance, je pourrais conserver mon mandat !

« Mais la Commune n’a pas eu le courage d’affronter la publicité. Deux fois déjà je vous ai donné des éclaircissements nécessaires, et deux fois, malgré moi, vous avez voulu avoir le comité secret.

« Mon prédécesseur a eu le tort de se débattre au milieu de cette situation absurde.

« Éclairé par son exemple, sachant que la force d’un révolutionnaire ne consiste que dans la netteté de la situation, j’ai deux lignes à choisir : briser l’obstacle qui entrave mon action ou me retirer.

« Je ne briserai pas l’obstacle, car l’obstacle, c’est vous et votre faiblesse : je ne veux pas attenter à la souveraineté publique.

« Je me retire, et j’ai l’honneur de vous demander une cellule à Mazas.

« Rossel. »


Eh bien ! certainement, je n’aime pas la Commune de Paris telle que nous l’ont faite les hommes de l’Hôtel de Ville. Abusé au commencement, trompé par des illusions tenaces, je sens, je sais, je vois aujourd’hui qu’on ne peut plus attendre d’elle que folies et folies, qu’attentats et attentats. Je la hais à cause des journaux supprimés, des journalistes emprisonnés, des prêtres retenus à Mazas comme des assassins, des religieuses enfermées à Saint-Lazare comme des filles de joie ; je lui en veux parce qu’elle espère forcer au crime de la guerre civile des gens qui se sont ou qui se seraient battus contre les Prussiens, mais qui ne veulent pas se battre contre les Français ; je la hais à cause des pères de famille qu’elle envoie à la bataille, c’est-à-dire à la mort, à cause de nos remparts démantelés, à cause de nos forts ruinés, dont chaque pierre qui tombe blesse un vivant ou achève un blessé, à cause des enfants sans pères et des veuves à qui elle a pris leurs hommes et à qui elle ne fera pas de rentes en dépit de tous ses décrets ; je ne lui pardonne ni les caisses forcées ni les compagnies de chemins de fer pressurées, ni les titres de l’emprunt vendus à un changeur de Liége ; je la méprise à cause de Clémence qui a été mouchard et je ris d’elle à cause d’Allix qui est fou ; je suis triste quand je songe à deux ou trois intelligences d’élite fourvoyées parmi ses membres, et qu’elle entraîne dans une irrémédiable chute, et je l’abhorre surtout à cause de l’idée qu’elle a représentée un instant, à cause de l’admirable et féconde idée de l’indépendance municipale, à cause de cette juste revendication qu’elle n’a pas su formuler avec honnêteté et clarté, et qui, grâce aux excès qu’elle a commis en son nom, a perdu pour longtemps peut-être toute chance d’estime et de triomphe !

Mais si grande que soit aujourd’hui mon horreur pour la parodie de gouvernement que nous subissons depuis deux mois bientôt entiers, je n’ai pas lu sans un vif sentiment de répulsion lu lettre du citoyen Rossel. Oh ! elle est fort bien faite, cette lettre ; très-nette, très-ferme, très concluante, elle diffère essentiellement des écrits emphatiques et obscurs auxquels nous ont accoutumés les écrivains de la Commune, et elle me révèle en outre bien des détails qu’il m’est fort agréable de connaître puisqu’ils me permettent de supposer que le règne de nos tyrans touche à sa fin. Je suis heureux de savoir que la Commune, si elle a de l’artillerie, n’a pas d’artilleurs. Il m’est doux d’apprendre qu’elle ne dispose que de sept mille combattants ; je craignais qu’elle ne fût en situation d’en faire tuer bien davantage ; et quant à ce que dit le citoyen Rossel des comités et des chefs de légion qui délibèrent au lieu d’agir, j’en suis charmé, puisque me voilà convaincu que la Commune sera tout à fait impuissante à continuer longtemps la lutte où Paris enfin périrait ; et cependant je désapprouve la lettre du citoyen Rossel, parce qu’elle est de sa part une sorte de trahison et que ce n’est pas aux amis ni aux serviteurs de la Commune qu’il convient de révéler ses fautes et de découvrir sa faiblesse. Qui donc a contraint le chef d’état-major Rossel à prendre la place de son général destitué et emprisonné ? N’a-t-il pas accepté librement une mission dont il devait depuis longtemps avoir reconnu les difficultés ? « Mon prédécesseur, dit-il, a eu le tort de se débattre au milieu de cette situation absurde. » Pourquoi s’être placé volontairement là où un autre avait mal fait de vouloir demeurer ? Si le nouveau délégué à la guerre espérait, par son habileté, modifier la position, il ne doit, la position étant restée ce qu’elle était, il ne doit s’en prendre qu’à sa propre insuffisance. En somme, ce qui pourrait être conclu de ses déclarations, c’est qu’il n’a accepté le pouvoir que pour s’en démettre avec éclat, comme Caton n’assistait aux spectacles publics que pour se retirer avec bruit au moment où les spectateurs criaient : « Que les acteurs se déshabillent ! » M. Rossel ne pouvant sauver la Commune ou ne le voulant pas, a voulu se sauver lui-même en la perdant. Il y a là quelque chose qui blesse la conscience. Oh ! remarquez bien que je ne crois pas le moins du monde à M. Rossel acheté par M. Thiers ; ces histoires de sommes offertes aux membres de la Commune sont des contes à dormir debout. Vous savez ce qu’on a dit de Cluseret ? Il avait l’habitude de déjeuner au café d’Orsay et d’y jouer aux dominos. Un jour son adversaire lui dit : « Voulez-vous livrer le fort de Montrouge aux Versaillais ? je vous donnerai deux millions. » À qui fera-t-on croire de pareilles billevesées ? Donc Rossel ne s’est pas vendu, et cela par l’excellente raison que personne n’a songé à l’acheter. C’est de son propre mouvement qu’il a fait ce qu’il a fait. Pour le plaisir d’être insolent et de paraître hardi il a brûlé ce qu’il avait adoré ; de sorte que, maintenant, le plus coupable des membres de la Commune, ancien escroc et pillard récent, peut dire à M. Rossel, qui est, à ce qu’on assure, un homme d’intelligence et de cœur : « Tu vaux moins que moi, car tu m’as trahi ! »