LXXXIII.

Il est dix heures du soir ; je monte la rue Notre-Dame-de-Lorette. Ce quartier, maintenant, est désert à cette heure-là. Je lève les yeux, je vois des flammes hautes que le vent incline et qui éclairent la place Saint-Georges. Je hâte le pas, je suis devant la maison de M. Thiers Près de la grille ouverte, il y a un factionnaire ; de gardes nationaux ont allumé un grand feu dans la première cour, il ne fait pas froid, ils ont allumé du feu pour avoir le plaisir de brûler des chaises et des tableaux oubliés par les déménageurs de la Commune le côté droit de l’hôtel a déjà été entamé par les démolisseurs ; on voit une pioche dont le manche s’appuie à un dalle descellée, toute la toiture s’effondre, une poutre sort par une fenêtre, les flammes montent. Ne vaudrait-il pas mieux voir cette maison dévorée en une heure par l’incendie que de la voir ainsi se vider et s’émietter pendant de longs jours ? Il y a dans la cour des voitures à bras, pleines de livres, de coffrets et de linge. Un garde national s’approche du feu pour examiner un petit tableau qu’il a ramassé près de la porte. Je tends le cou : le tableau représente un satyre qui joue de la flûte. Tout cela est triste et cruel. Ces hommes qui rôdent sont affreux parmi les lueurs du foyer qui les rougit. Je m’en retourne. Je ne songe pas à l’homme politique. Je pense à cette maison où on a travaillé, où on a pensé, où maintenant les livres ne sont plus sur les rayons de la bibliothèque, où le fauteuil cher à la rêverie a été brûlé dans la cheminée même près de laquelle il était demeuré pendant de si long jours ; je pense aux témoins d’une longue vie, détruits, dispersés, disparus, aux parents dont on ne trouvera plus les traces dans les chambres aujourd’hui vides, demain écroulées ; je songe enfin à tout ce qui se brise dans une maison qui tombe. Moi, je n’ai pas une maison, je n’ai que quelques chambres dans un « immeuble » qui ne m’appartient pas, et pourtant je frémis à cette seule idée que l’on pourrait un jour — en ce temps, hélas ! tout est possible, — entrer brusquement dans ces pauvres chambres, remuer ces meubles médiocres qui me plaisent, déchirer ces livres, si peu nombreux, mais si connus de mes yeux et de mon esprit, éparpiller ces vers que j’aime pour le plaisir que j’ai pris à les faire, tuer enfin tout ce qui est ma vie, bien plus cruellement que si quatre fédérés me fusillaient au coin d’une rue. — Mais non, je ne suis pas un homme de parti ; qui donc pourrait songer à moi, même pour me faire du mal ? Je ne gêne personne avec mes sonnets amoureux, avec mes poëmes mystiques. — Que nous sommes égoïstes ! c’est à mon intérieur que j’ai songé devant le désastre de la place Saint-Georges. Cette grande ruine certaine m’a surtout ému parce qu’elle éveillait en moi l’idée d’une autre ruine bien improbable et d’ailleurs si chétive.