LXX.

— Il est pris !

— Il n’est pas pris.

— Mégy l’a livré.

— Eudes l’occupe de nouveau.

Depuis ce matin je ne recueille que des bruits contradictoires. Le fort d’Issy est-il, oui ou non, au pouvoir des Versaillais ? Espérant être mieux informé en me rapprochant du combat, je suis allé à la porte d’Issy. J’en reviens, et je ne sais rien.

Il y avait peu de monde de ce côté : quelques gardes nationaux, abrités sous une casemate et quelques femmes guettant le retour de leurs fils ou de leurs maris. La canonnade était furieuse ; en moins d’un quart d’heure, j’ai entendu siffler cinq obus au-dessus de ma tête.

Vers midi, le pont-levis a été abaissé, et j’ai vu s’avancer une soixantaine de soldats poussiéreux, tristes, las, que précédaient deux officiers à cheval. C’étaient des « vengeurs de la République. »

— D’où venez-vous ? leur ai-je dit.

— Des tranchées. Nous étions quatre cents, voilà ce qui reste.

Mais quand je leur ai demandé : « Le fort d’Issy est-il pris ? » ils n’ont pas répondu. À leur suite marchaient quatre hommes portant une civière chargée d’un cadavre. C’est derrière ce triste cortège que je suis revenu dans Paris. De temps en temps les porteurs déposaient le mort à terre, et s’en allaient boire chez un marchand de vins. J’ai profité d’un de ces moments 011 la civière était abandonnée pour écarter le manteau qu’or avait mis dessute : le mort était un tout jeune homme presque un enfant ; on ne voyait pas sa blessure, mais sa chemise était rouge autour du cou. Quand les porteurs revinrent pour la troisième fois, ils étaient ivres. Ils soulevèrent non sans peine le triste fardeau, et s’en allèrent en titubant. Au détour d’une rue, le cadavre tomba ; j’accourus pendant qu’ils le ramassaient. Un des ivrognes fondait en larmes et disait : « Mon pauvre frère ! »