LXXI.

Plus de Cluseret ! Cluseret est destitué, Cluseret est en prison ! pourquoi ? qu’a-t-il fait ? Est-ce qu’on lui en veut à cause du fort d’Issy ? On aurait le plus grand tort, car, enfin, si le fort d’Issy a été évacué hier par les fédérés, il a été réoccupé ce matin, et notons en passant qu’on ne s’explique pas bien pourquoi les troupes de Versailles ont abandonné, après l’avoir prise, une position à laquelle elles paraissaient attacher une certaine importance. Si ce n’est pas à propos du fort d’Issy que Cluseret a été poliment prié d’aller tenir compagnie à Mgr Darboy, pourquoi est-ce donc ? Je me souviens qu’il a couru hier et avant-hier certains bruits au sujet d’une lettre du général Fabrice dans laquelle cet excellent Prussien priait, disait-on, le général Cluseret d’intercéder auprès de la Commune en faveur des prêtres incarcérés. Est-ce que par hasard le délégué à la guerre, au risque de passer pour un calottin, aurait hasardé la démarche demandée ? Peste ! M. Cluseret, il y avait bien là de quoi se faire arrêter et même de quoi se faire fusiller. Mais non, vous n’avez fait aucune démarche de cette espèce, et cela par l’excellente raison que le général Fabrice n’a pas plus songé à vous écrire qu’à nous rendre l’Alsace et la Lorraine. Quel est donc le motif de cette soudaine décadence ? On parle d’une querelle avec Dombrowski. Il paraît que ce dernier avait conclu une trêve sans l’autorisation de Cluseret. Une trêve ? à quoi bon, une trêve ? Est-ce que Dombrowski, par hasard, trouverait que l’on tue trop de monde ? Là-dessus, Cluseret se serait fâché tout rouge, mais son rival l’aurait emporté sur lui. Dame ! si l’un est Américain, l’autre est Polonais ; entre deux étrangers le cœur de la Commune peut balancer.

Mais non, ni l’évacuation du fort d’Issy — quoi qu’en dise le Journal officiel — ni Mgr Darboy, ni la querelle avec Dombrowski, ne sont les véritables causes de la chute de Cluseret. Cluseret était destiné à tomber, Cluseret est tombé, parce qu’il n’aimait pas les galons. Telle est la cause, comme dit Shakespeare, et les autres raisons ne sont que des prétextes.

Ah ! le délégué à la guerre s’imaginait qu’il pourrait chaque matin faire afficher des proclamations où il ordonnait aux officiers placés sous ses ordres de découdre les rubans d’or ou d’argent qui ornaient fastueusement leurs manches et leurs képis ? Il croyait que son état-major allait renoncer aux aiguillettes et autres breloques militaires ? Mais c’était tout simplement de la démence. Eh ! je vous demande un peu ce qu’aurait dit Armentine ou Cora, si le soir, au café de Suède ou au café de Madrid, son amant ne s’était pas fait remarquer par ce luxe militaire qui distinguait le général des singes, dans les baraques de la fête de Neuilly, des temps, hélas ! qu’il y avait des fêtes et qu’il y avait un Neuilly. Exigez d’un militaire quelconque, fédéré ou autre, qu’il renonce à sa solde, à son grand sabre retentissant, à son grade même, il cédera peut-être, mais renoncer à des galons, jamais ! Comment voulez-vous qu’un homme sérieux consente à ne pas ressembler à un saltimbanque ?

Une autre prescription, analogue d’ailleurs, a nui considérablement au citoyen Cluseret. Un beau jour, il lui a passé par la tête de défendre aux hommes de guerre de galoper sur les boulevards et dans les rues. Et cela, sous le frivole prétexte que l’allure trop rapide des coursiers pouvait donner lieu à des accidents. Des accidents ? Eh bien, après ? Est-ce qu’un capitaine d’état-major va se priver du plaisir de caracoler sous les regards de belles promeneuses, pour ne pas s’exposer à renverser sur le macadam ou sur les pavés quelques vieilles femmes et deux ou trois petits enfants ? Le général Cluseret ne savait ce qu’il disait. — Il est certain que si ce bon général avait tant à cœur d’éviter les accidents, il aurait dû commencer par interdire les coups de fusil à Courbevoie, qui sont bien plus dangereux que le galop d’un cheval sur le boulevard Montmartre. — Donc on continua de galoper et de porter des galons, au nez et à la barbe du délégué à la guerre, qui, lui, stoïque, affectait de se promener en habit bourgeois. Mais, tout en ne lui obéissant pas, on lui en voulait des ordres qu’il avait donnés. Une opposition sourde couvait, prête à éclater. Le fort d’Issy a offert un prétexte, et Cluseret a succombé, victime de son goût pour la simplicité ; mais il emporte les regrets — douce récompense de sa sollicitude, — il emporte les regrets de tous les chevaux de charrette qui tiennent lieu de purs-sang à notre brave état-major, et qui, elles, les pauvres bêtes, ne demandaient pas mieux que de ne pas galoper.