LXIX.

La Commune, naturellement, a fait éclore un nombre infini de journaux. Essayez de compter, si vous le voulez absolument, les feuilles de la forêt, les grains de sable des rivages, les étoiles du ciel, mais ne tentez pas même en rêve d’énumérer les gazettes qui ont vu le jour depuis la bienheureuse journée du 18 mars. Félix Pyat a un journal : le Vengeur ; Vermorel a un journal : le Cri du Peuple ; Delescluze a un journal : le Réveil ; chaque membre de la Commune s’est donné le luxe d’un carré de papier dans lequel journellement il dit de tous ses collègues tout le mai qu’il en pense. Il faut avouer que ces messieurs ont une bien mauvaise opinion les uns des autres. Je défie le Gaulois de Versailles, oui, le Gaulois lui-même, de traiter Félix Pyat comme le traite Vermorel, et si l’on considère d’autre part ce que Félix Pyat dit de Vermorel, on trouvera le Gaulois singulièrement bienveillant. Il y a longtemps que Napoléon a dit : « Lavons notre linge sale en famille. » Mais on ne peut pas exiger que de bons patriotes profitent des leçons d’un tyran. Donc les journaux de la Commune sont quotidiennement consacrés à « l’éreintement » réciproque des membres de la Commune ; mais où seront-elles dans six mois, dans un mois, dans huit jours peut-être, ces gazettes éphémères ? Le vent qui emporte la feuille de rose et la feuille de laurier n’emporte pas avec moins de cruauté les feuilles politiques. Offrons à la postérité un modèle de ce qu’est aujourd’hui — on dira bientôt « de ce qu’était » — la Presse communaliste. Qu’ils soient rédigés par Marotteau, par Duchêne, par Paschal Grousset ou par n’importe quel autre émule de Paul-Louis Courier, ces bons journaux se valent, et, par un seul exemple, nous les montrerons tous.

D’abord, et généralement en énormes caractères, il y a les dernières nouvelles, les nouvelles de la PorteMaillot où combattent les amis de la Commune et de Versailles, où siègent les ennemis de la Patrie ; elles sont conçues en ces termes :


« Il se confirme de plus en plus que l’Assemblée de Versailles, cernée par les troupes revenues d’Allemagne, est prisonnière. Les généraux de l’Empire ont proclamé de nouveau Napoléon III empereur. »


« À la suite d’une vive querelle au sujet de quelques gardes nationaux que le maréchal Mac-Mahon, après les avoir fait fusiller, a omis de faire manger tout crus à ses soldats, M. Thiers a envoyé deux témoins au maréchal. Ces témoins n’étaient autres que le duc de Chambord et le comte de Paris. Mac-Mahon a choisi pour second l’ex-empereur et M. Paul de Cassagnac. La rencontre a eu lieu dans la rue des Réservoirs, au milieu d’une foule immense. Le maréchal a été tué, ce qui l’a obligé à déclarer qu’il renonçait au commandement des troupes ; mais l’Assemblée n’a pas accepté sa démission. »


« Nous sommes en mesure d’affirmer qu’une compagnie du 132e bataillon a cerné ce matin, dans le parc de Neuilly, quinze mille gendarmes et sergents de ville. Voyant que toute résistance était inutile, les suppôts de M. Thiers se sont rendus à discrétion. Il y avait parmi eux dix-sept membres de l’Assemblée nationale qui, non contents de donner des ordres pour l’égorgement de nos frères, avaient voulu assister au massacre. »


« Une personne digne de foi nous raconte le fait suivant : Une cantinière du 44e bataillon (quartier des Batignolles) était en train de verser à boire à un artilleur du fort de Vanves, lorsque celui-ci a été coupé en deux par un obus versaillais. La brave cantinière a bu le verre d’eau-de-vie et a pris la place de l’artilleur. Elle s’est si bien acquittée de son nouveau devoir, que douze secondes plus tard, il n’y avait plus un seul canon intact dans les batteries de Meudon. Quant aux servants des pièces, ils ont tous été précipités, par quelques boulets bien dirigés, à une distance de plusieurs kilomètres, et on a cru reconnaître parmi eux — mais nous donnons cette nouvelle sous toute réserve — M. Ollivier, l’ex-ministre de l’ex-empereur, et le comte de Bismark, qui avait voulu vérifier par lui-même la portée des canons qu’il a prêtés à ses bons amis de Versailles. »


Après les dernières nouvelles, le premier-Paris, le bulletin du jour, comme on dit à présent. C’est ici que se révèle le talent du rédacteur en chef, membre de la Commune. Nous espérons que le spécimen suivant n’est pas tout à fait indigne de la signature de M. Félix Pyat ou de la signature de M. Vermorel :


« Paris, 29 avril 1871.

« Ils nous guettent, ces tigres altérés de sang !

« Ils sont là, ces vandales qui ont fait le serment de ne pas laisser dans Paris un seul homme ni une seule pierre debout !

« Mais ils ne nous tiennent pas ; non, ils ne nous tiendront jamais !

« La garde nationale veille, victorieuse et sublime. Ce ne sont point des poitrines de chair qu’ils ont devant eux, ce sont des poitrines de bronze, sur lesquelles rebondissent les balles !

« Ah ! ils se disaient, ces Jules Favre larmoyants, ces Picard obèses, ces Jules Ferry infâmes, ils se disaient ; « Nous prendrons Paris, nous le raserons, et son sol sera distribué, après la victoire, aux femmes des sergents de ville !

« Ils commencent à comprendre tout ce qu’il y avait d’insensé dans leur projet. C’est Paris qui prendra Versailles, qui prendra tous ces vieux aux yeux clignotants, qui, parce qu’ils ne peuvent regarder en face M. Thiers lui-même, s’imaginent qu’il est le soleil.

« C’est en vain qu’ils gorgent de sang et de vin les soldats trompés ; le moment est proche où ceux-ci ne consentiront plus à marcher contre la ville qui combat pour eux. Hier déjà, du fort de Vanves, on distinguait la mêlée d’une bataille ; c’étaient les lignards qui en étaient venus aux mains avec les gendarmes de Valentin et’les zouaves de Charette. Courage ! Paris, encore quelques jours, et tu auras triomphé de tous les infâmes qui osent entraver la marche de la Commune triomphante !

« Mais ce n’est pas assez de vaincre les ennemis du dehors, il faut se débarrasser des ennemis du dedans.

« Plus de pitié ! Plus d’atermoiements ! La justice du peuple est lasse des formalités et veut être satisfaite. Mort aux espions ! Mort aux réactionnaires ! Mort aux prêtres ! Pourquoi la Commune nourrit-elle dans les prisons ce ramas de malfaiteurs, tandis que l’argent qu’ils nous coûtent chaque jour serait si utile aux femmes et aux enfants de ceux qui combattent pour le salut de Paris ? On nous affirme que l’ex-archevêque de Paris a mangé hier un demi-poulet à son repas du soir ; que de bons patriotes auraient été sauvés de la misère par la somme dont cette orgie a dépouillé la caisse de la République ! Il n’est plus temps d’hésiter : les Versaillais fusillent et mutilent nos prisonniers, vengeons-nous ! Il faut faire un tel exemple, qu’en apercevant de loin sur nos remparts les têtes de leurs ignobles complices, les traîtres de Versailles, confondus par la magnanimité de la Commune, déposent enfin les armes et se rendent à discrétion.

« Quant aux réfractaires parisiens, nous n’avons pas de mots pour exprimer l’étonnement que nous inspire la faiblesse avec laquelle on se conduit à leur égard.

« Quoi ! nous souffrons qu’il y ait encore des lâches à Paris ? Je pensais qu’ils étaient tous à Versailles. Nous souffrons qu’il y ait parmi nous des gens qui ne sont pas de notre avis ?

« Cet état de choses a trop longtemps duré. Qu’ils prennent leur fusil ou qu’ils meurent. Fusillez ceux qui ne voudront pas marcher. Ils ont des femmes, des enfants, ils sont pères de famille, disent-ils ; la belle raison ! La Commune avant tout ! Et d’ailleurs, il ne faut avoir aucune pitié pour les femmes des réactionnaires et pour les enfants des mouchards ! »

Les bulletins du jour sont quelquefois conçus en termes moins doux, mais nous avons choisi une moyenne honorable entre les journalistes tièdes et les journalistes exagérés.

Puis vient l’article de fond, l’article sérieux, écrit d’ordinaire par une plume bien et dûment autorisée, par la plus forte tête de l’endroit. Le sujet varie selon les circonstances, mais il s’agit le plus souvent de démontrer que Paris n’a jamais été aussi riche, aussi libre, aussi heureux que sous le gouvernement de la Commune, et cela, en vérité, n’est pas bien difficile à prouver. Pouvoir vivre sans travailler, n’est-ce pas la meilleur preuve de la richesse des gens ? Eh bien, voyez les gardes nationaux : il y a plus d’un mois qu’ils n’ont pas touché un outil, et ils ont tant d’argent, qu’ils sont obligés d’en céder aux marchands de vins contre un nombre illimité de litres et de bouteilles cachetées. Libres, qui pourrait dire que nous ne le sommes pas ? Les journaux qui se permettaient d’affirmer le contraire ont été prudemment supprimés. D’ailleurs, n’est-ce pas être libres que d’être débarrassés du joug honteux des hommes qui ont vendu la France, que de ne plus subir l’oppression des « calottins, » des réactionnaires, des traîtres ? Et quant au bonheur le plus parfait, nous en jouissons incontestablement, puisque nous sommes riches et libres.

Enfin, après les dépêches officielles rédigées dans le style que vous savez, et les récits des dernières batailles, apparaissent les faits divers. Ici se montre surtout l’ingéniosité des rédacteurs.

« Hier soir, vers dix heures, dans la rue Saint-Denis, l’attention des passants fut a’ttirée par des cris qui paraissaient venir d’une maison à quatre étages, située au coin de la rue Sainte-Apolline. Ces cris étaient des cris de désespoir. On alla prévenir le poste le plus voisin, et quatre gardes nationaux, précédés de leur caporal, pénétrèrent dans la maison. Ils arrivèrent au quatrième étage, guidés par les cris, et enfoncèrent une porte. Alors, à leurs yeux et à ceux des personnes qui les avaient suivis s’offrit un horrible spectacle. Trois enfants en bas âge rampaient sur le parquet d’une chambre où le désordre des meubles témoignait d’une lutte récente. Les pauvres petits étaient sans vêtements et leurs membres nus montraient des traces de coups ; l’un d’eux avait une blessure au front. Les gardes nationaux, avec un soin tout maternel, interrogèrent les victimes. Ces enfants n’avaient pas mangé depuis quatre jours, et ils étaient, grâce à ce jeûne prolongé, dans un tel état physique et moral qu’on ne put tirer d’eux aucun renseignement précis. Le caporal s’adressa aux voisins, et une partie de l’affreuse visite ne tarda pas à être connue.

« Dans cette chambre habitait une pauvre ouvrière, jeune et assez jolie. En rapportant de l’ouvrage à son magasin, elle remarqua un jour qu’elle était suivie par un homme bien mis, mais dont la physionomie révélait les passions les plus basses. Il s’approcha d’elle et lui fit des propositions infâmes. D’abord elle les repoussa avec énergie, mais il redoubla d’efforts et multiplia les tentations. Elle se souvint alors qu’elle était pauvre, que l’ouvrage n’allait pas, elle céda enfin ! Ne la blâmons pas, plaignons-la, et réservons toute notre colère pour le scélérat qui l’a séduite !

« Après trois années qui ne furent pour la malheureuse femme qu’une suite de remords et d’angoisses, et pendant lesquelles elle n’eut d’autre consolation que le sourire des enfants qu’elle mettait au monde avec régularité, elle commençait un peu à s’accoutumer à la tristesse de son existence, lorsque son amant cessa tout à coup de venir la voir.

« Cette disparition coïncida avec la glorieuse révolution du 18 mars, et la pauvre ouvrière, qui était bonne patriote, trouva quelque soulagement à se dire que ce jour, si malheureux pour elle, était du moins bien heureux pour la France !

« Deux semaines s’écoulèrent. La mère délaissée n’espérait plus revoir le père de ses trois enfants, lorsqu’un soir — c’était vendredi dernier — un homme, enveloppé d’un manteau noir, pénétra dans la maison et demanda au concierge — un bon patriote, commandant du 114e bataillon — si Mlle C… était chez elle. Sur la réponse affirmative de l’héroïque défenseur des droits de Paris, l’homme monta chez l’ouvrière. C’était lui, le séducteur ! Le concierge l’avait reconnu. Que se passa-t-il entre le bourreau et sa victime ? On ne le saura jamais peut-être. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une heure après, il sortit, toujours enveloppé de son manteau noir.

« Le lendemain et les trois jours suivants, le concierge fut assez étonné de ne pas voir sa locataire du quatrième qui avait coutume de s’arrêter dans la loge quand elle allait acheter de la crème pour son café au lait. Mais le sentiment de ses devoirs comme commandant du 114e bataillon occupait tellement son esprit qu’il accorda peu d’attention à cet incident. Il ne prit pas plus garde à des soupirs et à des sanglots qui descendaient des étages supérieurs. Il ne saurait être blâmé pour cette négligence : il étudiait sa théorie.

« Enfin, le quatrième jour, les cris étaient si violents qu’ils donnèrent de l’inquiétude aux passants, et nous avons raconté comment quatre hommes et un caporal furent requis pour voir ce dont il s’agissait.

« On sait ce qu’ils virent et ce qu’ils apprirent ; mais les explications des voisins n’éclaircissaient pas la partie la plus ténébreuse du mystère, et peut-être n’aurait-on jamais connu la vérité tout entière, si le caporal — montrant alors par une rare preuve d’intelligence combien il était digne du grade dont ses camarades l’avaient honoré — si le caporal n’avait eu l’idée de soulever les rideaux du lit.

« Sur ce lit, hélas ! gisait, un poignard dans le cœur, le cadavre de la malheureuse mère ! et dans la main crispée du cadavre on trouva un papier sur lequel, avant de rendre l’âme, la victime avait eu le temps d’écrire ces quelques lignes : « Je meurs assassinée par le misérable qui m’a séduite ; il allait poignarder également les trois enfants que je lui ai donnés, mais un bruit dans la chambre voisine lui a fait prendre la fuite. Il était revenu de Versailles exprès pour accomplir ce quadruple crime et pour faire disparaître par ce moyen toutes les traces des attentats auxquels, pendant trois années, il s’est livré sur ma personne. Son nom est Jules Ferry ! vous qui lirez ceci, vengez-moi ! »