LXVII.

Un ballon ! vite, un ballon ! il n’y a pas une minute à perdre. Les habitants de Brive-la-Gaillarde et les montagnards de la Savoie sont affamés de vérité ; versons sur eux la manne salutaire. Rédige, Pierre Denis ! Gonflez, émules de Godard ! et que les quatre vents du ciel emportent nos « Déclarations » aux quatre coins de la France ! Ah ! ah ! les Versaillais — tas de traîtres ! — ne s’attendaient pas à ceci. Ils réunissent des soldats, les im- béciles ! ils bombardent nos forts et nos maisons aussi, les niais ! Nous, nous proclamons et nous distribuons nos proclamations à toute la patrie par le moyen d’un nombre infini d’aérostats révolutionnaires. Puissent-ils être guidés par lèvent qui vient à travers la Montagne ! Comme ils vont être heureux, les braves cultivateurs, les bons rentiers, les ardents travailleurs des départements, lorsqu’ils recueilleront, tombées du ciel, ces pages où sont inscrits les droits et les devoirs de l’homme moderne ! Ils n’hésiteront pas un seul instant. Ils quitteront leurs champs, leurs maisons, leurs ateliers. « Mon fusil ! mon fusil ! » crieront-ils ; et, sans songer qu’ils laissent derrière eux des femmes sans maris et des enfants sans pères, ils viendront à nous, heureux de vaincre ou de mourir pour la gloire du citoyen Delescluze et du citoyen Vermorel ! Ah ! quelle ardeur ! quel patriotisme ! Ils sont déjà en route, ils approchent, les voici. Ceux qui n’avaient pas de fusils ont pris des piques et des débris de charrue. Hourra ! en avant, marche ! Aux armes ! citoyens. Salut à la France qui vient au secours de Paris !

Eh bien ! pas du tout, les habitants de Brive-la-Gaillarde et les montagnards de la Savoie, goitreux ou non, ne songent pas le moins du monde à prendre les armes. Ils n’ont jamais été plus tranquilles ni plus décidés à demeurer en paix. Quand ils voient un de vos ballons — en supposant que vos ballons dépassent les lignes versaillaises et n’aient pas pour unique but de transporter en lieu sûr des communalistes repentis — quand ils voient un de vos ballons, ils s’écrient tout simplement : « Tiens ! voilà un ballon ! d’où diable peut-il venir ? » S’il tombe du ciel quelques feuilles imprimées, ils les ramassent et se disent : « Je les ferai lire ce soir par mon fils, quand il reviendra de l’école. » Le soir, le fils épèle, le père écoute. Le fils ne comprend pas, le père s’endort. « Ah ! ces Parisiens ! » dit la mère. Que voulez-vous ! ces gens-là sont nés pour vivre et mourir sans savoir ce qu’il y a d’admirable dans les hommes de l’Hôtel de Ville. Ils sont assez sots pour tenir à leur vie et à la vie des leurs. Ils ne se tuent pas entre eux, ce sont des sauvages ! Et vous ne réussirez jamais à leur persuader que, lorsqu’ils ont acquitté leurs impôts, — travaillé, nourri leurs femmes et leurs enfants, il leur reste encore un devoir à accomplir, le plus saint et le plus impérieux des devoirs : celui de venir à la Porte-Maillot et d’y recevoir dans le ventre une balle ou un éclat d’obus.

Mais ces ballons pourraient être utiles cependant. Choisissons-en un, le plus solide, le plus vaste, le mieux gréé. Fourrons-y le citoyen Félix Pyat — qui ne sera pas le dernier à s’asseoir — et le citoyen Delescluze, sans omettre le citoyen Cluseret, ni aucun des citoyens qui, en ce moment, font la joie de Paris et la tranquillité de la France. Des gaz les plus subtils gonflons cet admirable aérostat qui emporte toutes nos espérances. Et maintenant, souffle le vent ! oh ! un vent terrible, un vent furieux ! et qu’ils partent ! qu’ils nous abandonnent ! Les ballons ont des caprices quelquefois ; vous avez lu l’histoire de Hans Pfaal ? Mon Dieu, si la brise pouvait les emporter jusque dans la lune, ou même beaucoup plus loin !