LXIII.

J’étais presque décidé à ne pas continuer ces notes. Fatigué, navré, je suis resté deux jours sans sortir, voulant ne rien voir, ne rien savoir, m’enfonçant dans des lectures, me reprenant à de chers travaux ; mais je n’ai pu y tenir plus longtemps. Il est dix heures du matin, je vais, je cours, je m’informe. Que de choses ont pu se passer en deux jours !

Une foule très-agitée stationne au coin des rues qui débouchent dans la rue de Rivoli, non loin de l’Hôtel de Ville. On attend, sans nul doute. Qu’attend-on ? Des bruits vagues, mais presque tous empreints d’un espoir de paix et de conciliation, circulent parmi les groupes, où les femmes sont nombreuses.

« — Ah ! s’ils s’en mêlent, nous sommes sauvés ! » dit une ouvrière qui tient à la main un petit garçon habillé en garde national.

« — Qu’est-ce donc ? » lui demandé-je.

« — Eh ! monsieur, ce sont les franc-maçons qui se mettent de la Commune. Depuis que le monde est monde, ils ne se sont jamais montrés, et voilà qu’ils vont traverser Paris devant nous ! Il faut bien que la Commune ait raison, puisqu’ils se dérangent pour elle. »

« — Les voilà ! les voilà ! » s’écrie le petit garçon, en tirant sa mère de toutes ses forces.

Les voitures se rangent, la foule se serre de plus en plus en avançant sur la chaussée ; des tambours lointains battent aux champs, une musique de cuivres entonne la Marseillaise, et derrière elle apparaissent d’abord cinq officiers d’état-major, puis six membres de la Commune, ceints d’écharpes rouges frangées d’or. Je crois reconnaître parmi eux les citoyens Delescluze et Protot.

« — Ils vont à l’Hôtel de Ville, » dit un garçon boucher qui soutient d’une main un panier de viande sur sa tête, tandis que de l’autre il fait des signes enthousiastes à deux camarades placés de l’autre côté de la rue. « Je les ai vus se réunir ce matin à la place du Carrousel, avec leurs bannières, c’était beau, allez ! Et puis, ce bataillon que vous voyez, avec sa musique, est venu les prendre. À présent, ils vont saluer la République ; il faut les suivre. En avant, marche ! » Et le garçon boucher, la femme au petit garçon, moi et toute la foule, nous suivons les huit à dix mille membres de la franc-maçonnerie parisienne qui remplissent la rue de Rivoli.

En avant et en arrière du cortège, je remarque une foule de gens sans armes, vêtus d’une espèce de pantalon de zouave en drap gros bleu, de guêtres blanches, de ceintures blanches et de vestes bleues. Ils sont presque tous nu-tête. On me dit que ce sont les « tirailleurs de la Commune. »

Je vois flotter, bien en avant de nous, les curieux, une grande bannière blanche, portant une inscription que je ne puis lire à cause de la distance ; mais le garçon boucher l’a vue, lui ! Il y a dessus « Aimez-vous les uns les autres, » à ce qu’il paraît. Heureux francs-maçons ! que d’illusions ils conservent ! « Tolérez-vous les uns les autres » serait à peine pratique !

Nous avançons toujours. Sur le passage du cortège, beaucoup de cris, peu de « Vive la Commune ! » mais beaucoup de « À bas les meurtriers ! mort aux assassins ! à bas Versailles ! » À l’un de ces cris, un franc-maçon répond en se découvrant ;

— « Vive la paix ! C’est elle que nous allons chercher. »

À vrai dire, je ne sais pas encore au juste ce qui se passe et ce qu’on va faire ; mais patience, à l’Hôtel de Ville tout s’expliquera. Nous voici arrivés. La garde nationale fait la haie, le cortège entre dans la cour d’honneur. Emporté par la foule, je me trouve tout près de la porte, et je puis voir ce qui se passe à l’intérieur. La Commune tout entière est sur le balcon, au faîte de l’escalier d’honneur devant la statue de la République, qui porte, comme tout le monde, une écharpe rouge. Des trophées de drapeaux rouges frémissent de toutes parts. Les bannières viennent se placer sur les marches ; sur chacune d’elles, apparaît en lettres éclatantes une maxime humanitaire. Le Grand-Orient, le Rite Ecossais et le Misraïm sont représentés au grand complet. Le doyen des francs-maçons, portant le cordon des vénérables, est venu en voiture. On l’aide à descendre, avec les marques du plus grand respect ; les francs-maçons les plus proches se découvrent. La cour est pleine. Un cri immense de : « Vive la Franc-Maçonnerie ! Vive la République universelle ! » sort de toutes les poitrines, et le citoyen Félix Pyat, membre de la Commune, s’avance sur le balcon pour parler. Enfin ! Je vais savoir de quoi il s’agit. Mais non ! On me pousse tellement qu’il me faut défendre à la fois ma eanne, mon chapeau, mon porte-monnaie, mon porte-cigares, et ma respiration. Je n’entendrai pas le citoyen Pyat ! Si, cependant ; voici quelque chose de précis : « Patrie universelle… liberté, égalité, fraternité, … manifeste du cœur… (qu’est-ce que c’est que cela ?)… drapeau, humanité, remparts… » Mon Dieu, si je pouvais entendre ! « balles homicides… boulets fratricides… paix universelle… » Comment ! c’est pour entendre cela que toutes les loges maçonniques sont venues à l’Hôtel de Ville ? « Vous allez tendre une main désarmée… » Enfin, beaucoup d’autres phrases que le vent me dérobe et une explosion de cris : « Vive la Commune ! vive la République ! » Mais pourtant, moi, je voudrais comprendre, à la fin.

« — Ils viennent tirer au sort pour savoir qui ira tuer M. Thiers, » dit un gamin roux.

« — Mais non, idiot, puisqu’ils ont des « mains désarmées, » répond un autre gamin non moins roux.

« — Écoute, et tu sauras. »

Le conseil est bon, je m’efforce de le suivre. Mais on m’étouffe de plus en plus. Tout à coup, une éclaircie ! causée par l’asphyxie probable d’un bourgeois dont le crâne chauve vient de s’éteindre subitement à mes yeux. Ah ! enfin, on respire et on entend un peu.

« La Commune avait décidé qu’elle choisirait cinq de ses membres pour avoir l’honneur de vous accompagner, et il a été proposé justement que cet honneur fût tiré au sort. »

— Tu vois bien, » crie le gamin roux d’une voix étranglée, « je savais bien qu’ils venaient tirer au sort ! »

Un vigoureux coup de poing de l’autre gavroche répond à cet aperçu judicieux.

« Le sort a désigné cinq d’entre nous pour vous suivre, pour vous accompagner dans cet acte glorieux, victorieux. »


La rime est heureuse ; mais de quoi s’agit-il donc ?


« Votre acte, citoyens, restera dans l’histoire de la France et de l’humanité. »

— Il parle d’humanité, je te dis qu’on va tuer M. Thiers ! »


Pour le coup, le second gamin empoigne le premier gamin, le foule aux pieds, lui frappe la tête contre le bord du trottoir, et finalement se fait jour avec lui à travers la foule, le rossant toujours.

Dans mon esprit, la résignation commence à remplacer l’ardente curiosité. Que la volonté de la Commune soit faite ! Je saurai quand je pourrai.

Un autre membre de la Commune, le citoyen Beslay, je crois, exprime le regret de n’avoir pas été désigné pour aider à l’accomplissement de cet « acte héroïque » dont je ne puis parvenir à concevoir la nature ; il parle aussi de tirage au sort. Ma tête commence à se troubler. S’agirait-il, en effet, de ce pauvre M. Thiers ?


« Que vous dirai-je, citoyens, après les paroles si éloquentes de Félix Pyat ? Vous allez faire un grand acte de fraternité… (Oh ! alors, ce sera horrible !) en posant votre drapeau sur les remparts de notre ville, et en vous mêlant dans nos rangs contre nos ennemis de Versailles. »


Le jour commence à se faire dans mon esprit. En même temps le citoyen Beslay embrasse le franc-maçon le plus proche, et un autre franc-maçon réclame l’honneur de planter la première bannière sur les remparts, celle de la Persévérance, qui flotte depuis l’an 1790, et la musique joue — horriblement faux — la Marseillaise, et on donne un drapeau rouge aux francs-maçons, accompagné d’un discours, et le citoyen Térifocq prend le drapeau rouge, et fait un autre discours, et le même citoyen Térifocq agite le drapeau en criant : « Maintenant, citoyens, plus de paroles ; à l’action ! »

Donc, résumons. Les francs-maçons vont planter leurs bannières sur les murs de Paris, en compagnie des’oriflammes de la Commune. Or, je ne crois pas qu’il soit aisé de persuader aux gens doués d’une cervelle bien organisée que les obus et les boulets, quelque homicides, fratricides ou infanticides qu’ils soient, sont doués, outre leurs facultés explosives, d’un tact assez sûr pour éviter dans leur chute les étendards de la franc-maçonnerie, et ne trouer que ceux de la Commune. Comme les projectiles de Versailles n’ont d’autre but que celui de mettre en miettes les Parisiens et leurs drapeaux, naturellement, si les drapeaux parisiens et les Parisiens sont troués, il est probable que les bannières maçonniques seront également détériorées, puisqu’elles se trouveront dans un voisinage dangereux. Alors, qu’arrivera-t-il ? Selon le citoyen Térifocq, « les francs-maçons de Paris appelleront à leur aide toutes les vengeances ; la maçonnerie de toutes les provinces de France suivra leur exemple ; sur chaque point du pays où les frères verront des troupes se diriger sur Paris, ils iront au-devant d’elles pour les engager à fraterniser. Ou bien, si Versailles ne tire pas sur les maçons et ne tire que sur les gardes nationaux (sic ! ) ; alors les maçons se joindront aux compagnies de guerre pour prendre part à la bataille et encourager de leur exemple les glorieux soldats, défenseurs de notre ville.

Tout cela est bien compliqué. Il me semble que si c’est de cette manière que les francs-maçons de Paris entendent la conciliation, ils feraient beaucoup mieux de prendre tout simplement leur fusil et de dire aux fédérés : « Nous en sommes ! »

Mais voici qu’on se met en marche. Il faut voir ce qui adviendra de tout ceci. Nous parvenons, suivis d’une foule toujours grossissante, à la place de la Bastille. On prononce quelques discours au pied de la colonne de Juillet. Le bruit, le mouvement, la poussière ont distrait mon attention. Je n’entends plus un mot. Du reste, cela doit être toujours la même chose, car les mêmes cris répondent aux mêmes gestes des orateurs.

Nous repartons, descendant les boulevards : l’immense cortège, bariolé de bannières et d’insignes, est salué au passage par la curiosité populaire.

Arrivé place de la Concorde, je demeure en arrière. Il y a des groupes çà et là. Je ne serais pas fâché de connaître l’opinion des clubs en plein air sur la manifestation de la franc-maçonnerie.

Mais bientôt voici des gens qui reviennent des Champs-Élysées en poussant de grands cris : « Quelle horreur ! quelle abomination ! Ils ne respectent rien ! Vengeance ! » J’interroge, on me répond qu’Un frère a été tué par un obus en face de la rue du Colisée. On ajoute que le drapeau blanc vient d’être troué, que beaucoup d’entre les francs-maçons sur lesquels Versailles a tiré directement, sont morts et blessés. En peu de temps, ces horribles nouvelles, grossies et exagérées à chaque instant, vont se répandre et remplir d’indignation tous les quartiers de Paris. Et je rentre chez moi dans une situation d’esprit assez perplexe, d’où je ne suis tiré que par l’arrivée, à cinq heures du soir, d’un de mes amis, franc-maçon, et par conséquent bien informé. Voici ce qui s’était passé :

« Au moment de son arrivée à l’avenue des Champs-Élysées, le cortège se divisa en plusieurs groupes qui choisirent chacun une avenue ou une rue adjacente. L’un suivit le faubourg Saint-Honoré et l’avenue Friedland jusqu’à l’Arc-de-l’Étoile, d’où il parvint à la Porte-Maillot ; un autre gagna la porte des Ternes par l’avenue des Ternes, un troisième la porte Dauphine par l’avenue Uhrich. Pendant ce trajet, aucun franc-maçon ne fut blessé, malgré les obus qui tombaient de temps en temps. Les VV∴ de chaque loge marchaient en avant avec les étendards maçonniques.

« Dès que le drapeau blanc flotta sur le bastion qui se trouve à droite de la Porte-Maillot, les batteries Versaillaises suspendirent leur feu. Les Frères purent donc dépasser les remparts, et marchèrent vers Neuilly. Là, ils furent reçus assez froidement par le colonel commandant le détachement. Tous les officiers, de même que leur chef, étaient fort irrités contre Paris. Mais les soldats semblaient las de la guerre.

« Après quelques pourparlers, la manifestation obtint l’autorisation d’envoyer un certain nombre de délégués à Versailles, pour faire une nouvelle tentative de conciliation auprès du gouvernement. »

Ce nouvel effort sera-t-il plus heureux que les précédents !

La franc-maçonnerie obtiendra-t-elle ce que l’Union Républicaine n’a pas pu obtenir ? Je voudrais le croire et je ne le crois pas. L’obstination de l’Assemblée de Versailles est devenue de la surdité. Avouons aussi que la conduite des francs-maçons pour arriver à la concorde est assez singulière, et qu’ils ont tout à fait l’air de mettre le chassepot sous la gorge de M. Thiers en lui criant : « La paix ou la vie ! »