LXII.

Enfin les misérables habitants de Neuilly ont pu sortir de leurs caves ! Pendant trois semaines, s’attendant à chaque minute à recevoir sur le dos le toit de leurs maisons effondrées, guettant un instant de lassitude dans l’acharnement de la canonnade pour se procurer à la hâte de quoi ne pas mourir de faim, pendant trois semaines ils ont enduré toutes les terreurs, tous les dangers de la bataille et du bombardement. Beaucoup sont morts, tous se croyaient sûrs de mourir. On raconte maintenant d’épouvantables détails. Deux vieillards, le mari et la femme, habitaient un peu au-dessus du restaurant Gilet, la maison où se trouve le bureau des omnibus Louvre-Courbevoie. Dès les premiers jours de la guerre, leur petit logement fut ravagé par trois obus qui vinrent y éclater coup sur coup. Les pauvres vieux ruinés, car ils ne possédaient guère autre chose que leur mobilier, se réfugièrent dans la cave selon la coutume. Là, le mari mourut, après quelques heures d’effroi. Comme il avait soixante-dix ans, il n’avait pas pu résister aux affres de l’épouvante. La femme, un peu plus jeune, fut plus forte. Quand la lutte s’interrompait, — bien rarement, hélas ! — elle sortait, et elle disait à ses voisins qui approchaient leurs, têtes des soupiraux de leurs caves :

— Mon mari est mort. Il faudrait l’enterrer ; que me conseillez-vous de faire ?

De porter le cadavre au cimetière, il n’en fallait pas parler. Qui aurait voulu se charger, en ce moment, de cette lugubre besogne. D’ailleurs, en route, les porteurs auraient probablement rencontré quelque boulet ou quelque balle, et il aurait fallu trouver d’autres gens pour les porter eux-mêmes. Une fois, la vieille veuve se hasarda jusqu’à la Porte-Maillot, et, réunissant toutes les forces de sa voix, elle cria :

— Mon mari est mort dans la cave. Venez le chercher, et laissez-nous rentrer dans Paris.

Le factionnaire qui était facétieux — nous espérons qu’il n’était que cela — la coucha en joue et elle s’enfuit précipitamment.

Il y avait quatre jours que son mari était un cadavre. La nuit, elle dormait auprès du mort. Le jour, à la clarté qui venait du dehors, elle regardait le corps, et sanglottait de douleur et d’horreur.

Puis la corruption commença à se révéler. Oh ! alors, elle n’y tint plus. Elle sortit, elle cria à ses voisins :

— Vous l’enterrerez ! sinon, j’irai me mettre debout, au milieu de l’avenue, pour mourir tout de suite.

Quelques-uns eurent pitié d’elle. On descendit dans sa cave, on fit un trou, et l’on y plaça le mort. Elle est restée pendant quinze jours assise sur la terre renflée. Aujourd’hui, quand on est venu la chercher, elle était comme folle. De la fosse maladroitement comblée, sortait une des jambes du cadavre.

Donc ce matin 25 avril, dès neuf heures, une foule innombrable montait les Champs-Élysées : piétons de tout âge et de toute classe, et voitures de toute espèce. La trêve, obtenue par les membres de l’Union républicaine des droits de Paris devait enfin avoir lieu, et l’on allait recueillir les pauvres habitants de Neuilly. On s’avançait pourtant avec précaution, car ni la canonnade ni la fusillade n’avaient encore cessé, et l’on craignait à chaque instant de voir tomber quelque projectile parmi la multitude compacte. Sur l’avenue de la Grande-Armée, un obus venait d’incendier la maison connue sous le nom de château de l’Étoile. Cependant, peu à peu, le duel d’artillerie diminua de violence, puis cessa tout à fait, et on se précipita vers les remparts.

La Porte-Maillot, à vrai dire, n’existe plus. Il y a longtemps, en dépit des assertions contraires de la Commune, que le pont-levis a été disloqué, que les murs sont renversés, que le fossé est comblé. De la gare, il reste un amas informe de pierres noircies, de moellons émiettés, de vitres brisées et de ferrures tordues ; la tranchée profonde où passaient les trains est remplie de débris de muraille ; pour passer, il faut faire un détour.

On juge de l’embarras produit à cet endroit par une myriade de gens, de carrioles, de voitures de déménagements, convergeant sur le même point. Tout le monde veut passer à la fois, on crie, on se bouscule, on étouffe. Les gardes nationaux essayent en vain d’établir un peu d’ordre. Ajoutez que, pour aggraver les difficultés, il y a certaines formalités de laisser-passer. Je réussis à m’accrocher à une charrette qui est sur le point de sortir de Paris, et, après mille poussées et mille temps d’arrêt, j’entre, les habits en loque, dans Neuilly.

Le spectacle est affreux. D’abord apparaît le vaste espace circulaire que l’on nomme la zone militaire. C’est un désert poussiéreux, où une seule bâtisse est debout, la chapelle de Longchamps ; on en a fait une ambulance, et j’y vois flotter le drapeau blanc orné d’une croix rouge. À vrai dire, les blessés ne doivent guère être en sûreté dans ce sépulcre qui est justement placé sur le chemin des obus. À gauche, s’étend le bois de Boulogne, ou plutôt ce qui fut le bois de Boulogne, car, du point où je me trouve, on voit très-peu d’arbres, et la forêt montre d’immenses clairières désolées.

J’ai hâte d’avancer. D’ailleurs, la foule me pousse. Voici Neuilly, enfin ; le désastre est complet. La réalité dépasse tout ce que j’avais pu supposer. Les toits effondrés sortent des maisons par les fenêtres. Quelques murs sont écroulés ; dans ceux qui sont restés debout, il y a d’énormes trous noirs. C’est par là que les obus sont entrés, puis ils ont éclaté à l’intérieur, cassant, disloquant, émiettant les meubles, les tableaux, les glaces, et brisant des hommes aussi. À chaque instant, des morceaux de vitre achèvent de se briser sous les bottes des passants ; pas une fenêtre n’a conservé un carreau. De loin en loin, une maison sur laquelle les boulets, on ne sait pourquoi, se sont acharnés, n’est plus qu’un monceau de débris d’où le vent emporte une poussière de briques et de plâtres.

Eh bien, Parisiens, que dites-vous de cela ? N’êtes-vous pas d’avis que le citoyen Cluseret, quoique Américain, est un excellent Français, et ne serait-il pas temps de rendre un décret ainsi conçu : « Considérant que si Neuilly est en cendres, la France doit surtout cet heureux résultat à la glorieuse résistance organisée par le délégué à la guerre, décrète : Article unique : Le citoyen Cluseret, destructeur de Neuilly, a bien mérité de la France et de la République. »

Cependant, de toutes les maisons, ou du moins de tout ce qui reste de toutes les maisons, se précipitent des gens chargés de tables, de matelas, de coffres. Les ressuscités sortent de leurs tombeaux. Les parents embrassent les parents ; on ne croyait plus se revoir. On va, on vient, on court. On charge les voitures à briser les essieux. On pensait que tout était perdu ; on ne veut rien oublier. Je vois partir vers Paris une grande tapissière remplie d’Enfants-Trouvées ; une sœur est assise à côté du cocher. Déjà les personnes qui ont déménagé avec le plus de promptitude, gagnent la Porte-Maillot. Qui leur donnera l’hospitalité dans le vaste Paris ? on ne paraît pas songer à cela. Cet immense remuement de gens et de choses est presque joyeux sous la belle clarté du soleil pur. Le temps passe, il faut se hâter ; dans un instant la courte trêve aura expiré. Les retardataires bourrent leurs poches, chargent leur dos. Aux portes de Paris, nouvel encombrement, plus inextricable que celui du matin, car les voitures, très-chargées, ne peuvent avancer que lentement et versent volontiers. On crie de plus belle, on se démène, on passe cependant, on est en sûreté, et bientôt dans toutes les rues se répandent les carrioles des émigrants. C’est une exode. Mais que Paris est triste pour une terre promise !

Et maintenant, départ et d’autre, recommencez, canonnade et fusillade, puisqu’il faut enfin que cette horrible querelle soit vidée par la destruction de l’un des deux partis. Tuez-vous les uns les autres, puisque vous le voulez absolument, combattants nés sous le même ciel ! il y aura du moins quelques femmes qui dormiront en paix cette nuit.