LIV.

À propos, et la Bourse ? Que fait, que dit, que devient la Bourse au milieu de tout ceci ? Je m’adresse pour la première fois cette question, parce que, d’ordinaire, entre toutes les choses sublunaires dont je m’occupe peu, la Bourse est précisément celle dont je m’occupe le moins. Je suis un de ces niais excessifs qui ignorent absolument ce que peuvent faire pendant trois heures, chaque jour, — hommes noirs allant et venant sous la colonnade du « temple de Plutus. » Je savais parfaitement qu’il existait des agents de change et des coulissiers ; mais si l’on m’avait demandé ce que c’est que des coulissiers et des agents de change, j’aurais été incapable de répondre un seul mot. Nous avons tous de ces ignorances spéciales. J’avais, il est vrai, entendu parler de la Corbeille ; mais je m’imaginais ingénument que cette fameuse corbeille, faite d’osier tressé, contenait un fouillis odorant de feuilles et de fleurs, et que les gens de bourse, galants comme il convient à des Français, passaient le temps autour d’elle à composer des bouquets emblématiques qu’ils offraient ensuite à leurs belles amies. Combien je me trompais ! Un ami m’a désabusé, et quand j’ai été éclairé, tant bien que mal, sur ce qu’on faisait autrefois à la Bourse, je suis allé voir ce qu’on y fait aujourd’hui.

Je dois reconnaître d’abord que tout à l’heure, en employant cette vieille métaphore : « le temple de Plutus, » je ne savais pas ce que je disais. La Bourse n’est pas un temple ; si elle était un temple, elle serait une église, ou à peu près, et par conséquent, il y a longtemps qu’elle aurait été fermée par ordre de notre gracieuse souveraine, la Commune de Paris.

Donc elle est ouverte ; mais à quoi bon ? les personnes qui la hantent aujourd’hui auraient bien su y entrer malgré les portes bourrues et les grilles discourtoises ; car on sait que les spectres, les fantômes et autres êtres surnaturels, n’éprouvent aucune difficulté à s’insinuer par les trous des serrures ou à glisser entre les barreaux. Pauvres fantômes ! Grâce à la faiblesse de nos gouvernants qui ont négligé de mettre les scellés sur les huis de la Bourse, ils sont dans l’obligation d’entrer et de sortir comme des gens ordinaires, et un Parisien qui n’aurait pas, dans une longue intimité avec Hoffmann et Edgar Poë, appris à distinguer les morts d’avec les vivants, pourrait prendre pour de simples boursiers ces revenants de l’agiotage. Grâce à Dieu, je ne suis pas homme à me laisser abuser sur ce point par les plus spécieuses apparences, et j’ai reconnu sur-le-champ à qui j’avais affaire.

Ils étaient, sur les grands escaliers, quatre ou cinq spectres, maigres comme des vampires qui n’auraient pas bu de sang depuis trois mois ; ils se promenaient en silence, de ce pas furtif dont les apparitions marchent entre les ifs des cimetières. Quelquefois l’un d’eux tirait d’un fantôme de gilet un spectre de carnet, et y inscrivait des apparences de notes avec une ombre de crayon. D’autres se rapprochaient en groupe et l’on entendait distinctement le cliquetis de leurs squelettes sous leurs vagues redingotes. Ils parlaient de cette voix inarticulée que comprennent seuls les confrères du mage Éliphas Lévy et ils se remémoraient les cours d’autrefois, les Autrichiens triomphants, la Rente à 70 (quantum mutata ab alla), les obligations-ville 1860 et 1869, et l’apothéose fugitive des actions de Suez. Ils soupiraient : « Vous souvenez-vous des primes ? Autrefois on faisait des reports, autrefois il y avait des fins de mois où les portefeuilles, bien remplis, étaient semblables au ventre heupeux de Charles Monselet ; mais maintenant, nous errons sur les débris de notre splendeur défunte, comme l’ombre de Diomède se promène à Pompéï sur les ruines de sa maison. Nous sommes ceux qui furent ; les cotes imaginaires des valeurs disparues sont comme de vaines épitaphes sur des tombeaux, et, spectres désespérés, nous mourrions de douleur une seconde fois, s’il ne nous était permis de nous apparaître l’un à l’autre dans ce palais désert et de nous y souvenir des hausses passées ! » Ainsi parlent les boursiers défunts, et ils ajoutent : « Ah ! Commune, Commune, rendez-nous nos fins de mois ! » Parfois un fantôme, qu’à sa mine encore hautaine, on reconnaît pour un mort de distinction, passe à côté d’eux. Du temps de Napoléon III et des Prussiens, c’était un agent de change ; il passe avec un portefeuille sous le bras. Tel le père d’Hamlet, après la tombe, conservait encore son casque et son épée. Il entre dans le palais, va vers la corbeille, pousse deux ou trois cris, auxquels répond seul l’écho des solitudes, et s’en retourne salué au passage par les autres fontômes. Et dire pourtant qu’il suffirait d’un petit bombardement suivi d’un assaut heureux, de sept ou huit cents maisons incendiées par les obus de Versailles, de sept ou huit mille gardes nationaux fusillés, de quelques femmes éventrées, de quelques enfants tués par-dessus le marché, pour rendre la vie et la joie à ces spectres désolés ! Mais, hélas ! tout espoir leur échappe ; la dernière circulaire de M. Thiers annonce que les grandes opérations militaires ne commenceront pas avant quelques jours. Il faut attendre, après avoir attendu ! Les gens qui passent sur la place de la Bourse s’écartent avec une religieuse terreur de la nécropole où dorment le trois pour cent et les obligations du Crédit foncier, et plus d’un, si les églises — ces lieux de débauche — n’étaient pas fermées, irait faire brûler un cierge pour apaiser les mânes des coulissiers désespérés.