LIII.

Qui s’en douterait ? on vote. Lorsque je dis : on vote, je veux dire : « on pourrait voter, » car d’aller au scrutin, Paris n’a pas l’air de s’en soucier. La Commune était bien embarrassée. Vous vous rappelez la chanson des aventuriers de la mer :

En partant du golfe d’Otrente
Nous étions trente.
Mais en arrivant à Cadix
Nous étions dix.

Les personnages de l’Hôtel de Ville auraient pu chanter ce refrain en y introduisant quelques légères modifications. Ce n’est pas du golfe d’Otrante qu’ils sont partis, c’est de Montmartre ; mais, en revanche, ils étaient quatre-vingts. En arrivant à… non, je me trompe, au décret sur la colonne Vendôme, ils étaient un peu plus de dix, mais pas beaucoup plus. Quelles charmantes strophes parodiées des strophes de Victor Hugo, ferait Théodore de Banville ou Albert Glatigny avec les désertions successives des membres de la Commune ! D’abord se sont éloignés les maires de Paris, tout effrayés d’être envoyés par le suffrage de leurs concitoyens dans une compagnie qui n’était point, à ce qu’il paraît, leur idéal en fait de conseil municipal. Et, à ce propos, MM. Desmarest, Tirard et adjoints veulent-ils me permettre de leur adresser une question sans importance ? De quel droit nous ont-ils conseillé à nous, leurs administrés, d’élire la Commune de Paris, s’ils étaient résolus, lorsque les suffrages des amis de l’ordre se seraient réunis sur eux, à décliner toute responsabilité ? Leur présence à l’Hôtel de Ville n’aurait-elle pas été — comme nous espérions qu’elle le serait en effet — un modérateur puissant au milieu des excès que l’on pouvait déjà prévoir ? Quand on dit aux gens : « Soyez électeurs ! » a-t-on le droit de ne pas se considérer comme éligible ? En un mot, pourquoi nous engageaient-ils à élire la Commune de Paris, si la Commune de Paris devait être une chose mauvaise ; et si c’était une bonne chose, pourquoi n’ont-ils pas consenti à en faire partie ? Quoi qu’il en soit, aussitôt élus, aussitôt démissionnaires. Puis ont disparu l’un après l’autre les hésitants, les timides qui n’ont pas eu le courage d’être absurdes jusqu’au bout. Ajoutez les arrestations opérées dans son propre sein par l’assemblée de l’Hôtel de Ville, et vous vous expliquerez son embarras. Encore quelques jours, et la Commune cessait, faute de communeux. Donc, au scrutin, citoyens de Paris ! Et les affiches blanches d’annoncer, de remettre et de fixer enfin les élections complémentaires au dimanche 16 avril.

Mais, voilà bien le diable ; s’il y a des élections, il n’y a pas plus d’électeurs que sur la main. Des candidats, on en a trouvé — on trouve toujours des candidats — des bulletins où les noms des candidats sont inscrits, des urnes — non, des boîtes — pour recevoir les bulletins, on a trouvé tout cela, mais des électeurs pour mettre les bulletins dans les boîtes et pour élire les candidats, on en a vainement cherché. Il y a quelque chose de comparable au Sahara, vu au moment où aucune caravane ne passe à l’horizon, c’est l’un des locaux destinés à recevoir la foule empressée des votants, mais dans lesquels triomphe une parfaite solitude. Sommes-nous donc si loin du jour où la Commune de Paris — en dépit de nombreuses abstentions — a été formée grâce à un concours relativement considérable d’électeurs ? Ah ! c’est qu’en ce temps nous conservions quelques illusions encore, tandis que maintenant Avez-vous jamais assisté à la seconde représentation d’une comédie, lorsque la première n’a eu aucun succès ? Hier il y avait foule, aujourd’hui il n’y a plus que la claque. Que voulez-vous ? on sait ce que vaut la pièce. Mais dans la salle, que peuplent le silence et la solitude, la claque n’en continue pas moins à faire son devoir — elle reçoit une solde, elle aussi — et c’est pourquoi on rencontre çà et là quelques bataillons qui vont voter en commun du pas dont ils iraient à la porte Maillot, et qui, au retour, s’écrient : « Ah ! citoyens, comme on vote ! on ne vit jamais pareil enthousiasme. » Mais, dans la coulisse, je veux dire à l’Hôtel de Ville, auteurs et comédiens se disent à voix basse : « Décidément, c’est un four. »