LII.

Il est défendu de traverser la place Vendôme ; il est plus forte raison défendu de s’y promener. Depuis trois jours, je vais rôder chaque après-midi autour des sentinelles, au commencement de la rue de la Paix, espérant qu’un heureux hasard me permettra de braver la consigne ; j’en suis quitte pour quelques : « Marchez au large ! » vigoureusement accentués, mais je ne passe pas.

Aujourd’hui, pendant que je guettais un moment favorable, une petite dame qui relevait sa jupe pour montrer des bas rouges comme le drapeau de l’Hôtel de Ville — communeuse, va ! — s’approcha de la sentinelle et lui adressa le plus gracieux sourire. Voyez-vous, ces fédérés ! Quoi qu’il en soit, le factionnaire, oubliant son devoir, engagea avec la promeneuse une conversation qui me parut assez intime pour que la discrétion m’ordonnât de faire un demi-tour à gauche, et, cinq minutes plus tard, j’arpentais la place interdite.

La place, non, c’est le camp qu’il faut dire. Une foule de petites tentes qui seraient blanches si elles avaient été blanchies, se montrent çà et là, et laissent échapper de la paille éparpillée. Sous les tentes, quelques gardes nationaux ; on ne les voit pas, mais on les entend : ils ronflent. Vous souvenez-vous du syllogisme absurde que l’on répète assez fréquemment dans les classes de philosophie ? on pourrait le modifier ainsi : Celui qui a une bonne conscience dort bien ; or, les fédérés dorment bien ; donc, les fédérés ont une bonne conscience. D’autres gardes vont et viennent, la pipe à la bouche. Si je vous affirmais que ces honorables communalistes révèlent, par leur irréprochable tenue, leur mine distinguée et leurs entretiens bienséants, qu’ils font partie de la fine fleur de la société parisienne, vous seriez peut-être assez impertinents pour ne pas en croire un traître mot ; je juge donc préférable à tous égards de vous affirmer tout le contraire. Quelques-uns jouent leur solde au bouchon, sur les trottoirs de la place. La solde et le bouchon ! Celui qui voudrait écrire l’histoire de la garde nationale depuis le commencement du siège jusqu’à nos jours, pourrait l’intituler ainsi, et si, au bouchon, il ajoutait la bouteille, il pourrait se vanter d’avoir un titre vraiment complet. Les choses se passent ainsi : la femme a faim, les petits enfants ont faim, mais le père de famille a soif. Il touche trente sous ; que fait-il ? il va boire ; charité bien ordonnée commence par soi-même. Quand il a bu, que reste-t-il ? quelques sous, la bouteille vide et le bouchon. Très-bien : il joue les quelques sous au bouchon, et le soir, quand il rentre, il rapporte à la maison, quoi ? la bouteille vide.

Sur la place, deux barricades, l’une du côté de la rue de la Paix, l’autre du côté de la rue Gastiglione. « Deux formidables barricades, » disent les journaux. Lisez : « un millier de pavés à gauche et un millier de pavés à droite. » Je me dis à part moi que deux petites pièces de campagne, l’une sur la place du Nouvel-Opéra, l’autre rue de Rivoli, ne tarderaient pas à avoir raison de ces deux barrières, en dépit de quelques canons qui allongent çà et là leurs cous de cuivre — neuf.

Décidément, les fédérés sont galants. Une vingtaine de jeunes femmes, j’ai dit : jeunes femmes et non pas jolies femmes, débitent du café aux gardes nationaux, et ajoutent des grimaces engageantes à la monnaie qu’elles rendent.

Quant à la Colonne, elle n’a pas le moins du monde l’air d’avoir été effrayée par le décret de la Commune qui la menace d’un renversement prématuré. Elle se dresse toujours, pareille à un grand I de bronze ; l’empereur, c’est le point sur l’I Elle a encore ses quatre aigles, cravattés de couronnes d’immortelles, aux quatre coins de son piédestal, et le double drapeau rouge qui flotte là-haut à son balcon, ne semble pas l’inquiéter outre mesure. La Colonne fait songer à l’antique honneur de la France, qui ne se laisse point intimider par les décrets ni par les baïonnettes, et conserve, au milieu des troubles et des menaces, sa hautaine sérénité.