LI.

Que fait M. Courbet parmi ces gens-là ? C’est un peintre, non un homme politique. Quelques harangues, humectées de bière, à la brasserie Hautefeuille, ne constituent pas un passé révolutionnaire. Un ruban refusé par la simple raison qu’il est beaucoup plus piquant de montrer une boutonnière sans ornement qu’une bouton- oière ornée d’un liseré ronge, lorsqu’il est bien établi qu’on a méprisé ce que d’autres envient — un ruban rouge refusé n’est qu’un titre médiocre. À votre échoppe, Napoléon Gaillard ; à votre vielle, Billioray ; à vos pinceaux, Gustave Courbet ! Et si je dis cela, ce n’est pas seulement par crainte que les lumières économiques du maître d’Ornans ne soient insuffisantes et n’entraînent la Commune à des actes regrettables — quelle folie, hélas ! la Commune peut-elle faire encore ? — c’est surtout parce que M. Gustave Courbet est un bon peintre en somme, et que je crains pour le peintre les suites de la ridicule échaufiburée du faux homme politique. Oui, quelle que soit mon horreur pour les femmes nues et autres monstruosités grivoises dont M. Courbet a honoré les Salons d’autrefois, je me souviens avec charme de plusieurs paysages si profondément vrais, avec leurs arbres si bien remplis de soleil et de brise, avec leurs sources qui murmurent si fraîchement Sur les cailloux, avec leurs rochers où s’implante si grassement la ténacité des racines grimpantes ; je me rappelle çà et là, outre les paysages, quelques bons tableaux faits, sinon de main d’artiste — car ce mot, à mon sens, a une valeur plus haute — du moins de main d’ouvrier ; et je maudis la présence à l’Hôtel de Ville de ce peintre qui, au moment où le printemps réveille la plaine et la forêt, ferait beaucoup mieux de s’en aller dans les bois, à Meudon ou à Fontainebleau, étudier le frémissement des branches et l’énormité bossue des troncs de chêne, que de donner la réplique à M. Lefrançais — iconoclaste encore platonique — et à M. Jules Vallès, qui a lu Homère dans la traduction de Mme Darcier, ou qui ne l’a pas lu du tout. Qu’on fasse un peu de tout, et même de politique, quand on n’est capable de rien, cela est sinon excusable, du moins compréhensible ; mais que, lorsqu’on peut faire d’excellentes bottes comme Napoléon Gaillard, ou de bonnes peintures comme Gustave Courbet, on se croie obligé de se vouer délibérément à un ridicule et peut-être à une exécration éternels, c’est ce que je ne puis admettre. M. Gustave Courbet répliquera : « Ce sont les artistes que je représente ; ce sont les revendications de l’art moderne que je formule ! Il faut qu’il y ait un 93 en peinture ; fédérons-nous, je le veux ; coupons la tête à Titien et à Paul Véronèse, ces aristocrates Rétablissons, au lieu de jury, un tribunal révolutionnaire destiné à condamner à une mort immédiate tout homme qui se soucie encore de l’idéal, ce roi déchu, un tribunal où je serai à la fois l’accusateur, les avocats et les juges. Oui, peintres, mes frères, rangez-vous autour de moi et mourons pour la Commune artistique ! Quant à ceux qui ne sont pas de mon avis, je m’en souci autant que d’un… au coin d’une borne ». À ce dernier trait, les amis de M. Gustave Courbet reconnaîtront que je ne suis pas sans quelque expérience de sa conversation. Eh bien ! maître d’Ornans, vous ne savez pas ce que vous dites, et les véritables artistes vous enverront au diable, vous et votre fédération. Une association artistique, telle que vous la comprenez, savez-vous à quoi elle aboutirait ? À servir l’ambition mesquine d’un seul — du chef, car il y aurait un chef, n’est-ce pas, monsieur Courbet ? — et les mesquines rancunes d’un tas de rapins sans valeur et sans nom. Oh ! je n’ai pas l’honneur d’être peintre, et quand j’essaye, en marge de mes vers, de dessiner une mosquée, je confesse que ma mosquée a l’air d’un dromadaire, et que Polonius lui seul serait eapable de la prendre pour une baleine. Mais je suis artiste à ma manière, et je vous assure que si n’importe quel poëte, eût-il composé des œuvres supérieures dans leur espèce au Combat de cerfs ou à la Femme au perroquet, venait me dire à moi, poëte : « Fédérons-nous, » je lui répondrais net : « Laissez-moi en paix, monsieur de la fédération ! Je suis un rêveur, un travailleur ; lorsque j’ai fait un poëme, je le publie, s’il se rencontre un éditeur qui croie pouvoir le tirer à quelques milliers d’exemplaires sans se réduire à la plus irréparable mendicité. Cela fait, je ne m’inquiète pas de ce qu’il adviendra de mon œuvre ; l’indulgence de quelques lecteurs, l’assentiment de quelques amis, la colère de quelques sots, c’est tout ce que j’espère, c’est tout ce que je demande. Me fédérer ? Pourquoi ? Avec qui ? Est-ce que ma besogne, si elle est mauvaise, deviendra bonne par suite de mes attaches avec n’importe quelle société ? Est-ce que la besogne des autres gagnera quelque chose à cette association ? Rentrons chez nous, messieurs les artistes, fermons les portes, disons à notre domestique — si nous avons un domestique — que nous n’y sommes pour personne, et, après avoir taillé notre meilleure plume ou saisi notre meilleur pinceau, travaillons dans la solitude, sans relâche, sans autre souci que de faire le mieux que nous pourrons, sans autre sommation que celle de notre conscience artistique, et, l’œuvre achevée, serrons franchement la main à ceux de nos camarades qui nous aiment ; aidons-les, qu’ils nous aident, mais librement, sans obliion, sans cotisation, sans statuts. Nous n’avons que faire de ces franc-maçonneries, absurdes dans le domaine de l’intelligence, et dans lesquelles on se met à cent, à deux cents pour ne pas faire ce que, du premier coup, sans s’être associé avec n’importe qui, n’importe quel nouveau venu, ignoré hier, illustre demain, accomplira brusquement, au nez de toutes les associations du monde ! » Voilà ce que, naïvement, je répondrais à M. Courbet s’il était poëte et s’il s’avisait de m’offlïir n’importe quel pacte.

Les artistes ont fait mieux encore que je ne ferais : ils n’ont pas répondu du tout ; car on ne peut dire que ce fût réellement une réunion d’artistes français, que cette « assemblée générale de tous les artistes du dessin, » présidée par M. Gustave Courbet, le 13 avril 1871, dans le grand amphithéâtre de l’École de médecine. Je connais quelques peintres illustres, je n’en ai vu aucun. Les citoyens Potier et Boulaix avaient été nommés assesseurs. Je les en félicite ; cette haute distinction pourra servir à fonder leur renommée, qui avait bon besoin d’une base quelconque. Y avait-il des sculpteurs du moins ? J’ai vu de grandes barbes, des barbes qui m’étaient absolument inconnues. C’étaient peut-être des barbes de sculpteurs. Mais, à défaut d’artistes, que de bavards ! Avez-vous remarqué une chose ? il n’y a pas de plus infatigables orateurs que les gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent dire. Et les interruptions, les clameurs, les apostrophes, souvent imagées, plus rarement courtoises ! C’était un incroyable tohu-bohu.

— Plus de jury !

— Si, si, un jury !

— Réactionnaire !

— À bas Cabanel !

— Et les femmes ? Est-ce que les femmes seront du jury ?

— Ni les femmes, ni les invalides !

Et M. Gustave Courbet d’agiter désespérément la sonnette présidentielle, et de lancer de temps en temps quelque exclamation dominatrice. Mais tous les quos ego du monde n’auraient pas eu raison de cette effroyable tempête. Et de tout ceci, qu’est-il résulté ? rien du tout. Ah ! si fait, on a proposé quelques statuts — dame ! des sculpteurs ! — et on s’est énormément amusé.

— Eh bien ! tant mieux, dit quelqu’un ; on a ri et cela n’a fait de tort à personne.

— Je vous demande pardon, cela a fait beaucoup de tort à… M. Gustave Courbet.