L.

Pendant ce temps les murs éclatent de rire. Paris-gavroche, Paris-voyou, Paris-catin, se tordent d’aise devant les caricatures que des marchands ingénieux fixent avec des épingles aux devantures des boutiques ou aux portes des maisons. Quia dessiné ces étranges images, coloriées à la diable, grossières, rarement plaisantes, souvent obscènes ? Elles sont signées de noms inconnus, des pseudonymes sans doute ; leurs auteurs probables — parmi lesquels il est triste que l’on soit obligé de compter des artistes de talent — font songer à des femmes libertines et d’un haut rang qui se mêleraient à quelque orgie, nues, mais masquées, ou à des satyres qui porteraient une feuille de vigne sur le visage seulement.

Ces images ont tort. Ces caricatures, quelquefois sanglantes, doivent entretenir, ou même faire naître chez quelques esprits peu cultivés, de condamnables pensées de mépris et de haine. Le rire n’est pas toujours innocent. Mais les gens qui passent ne songent point a cela, et ils sont tout à fait contents quand ils ont vu la tête de Jules Favre, figurée par un radis, ou le ventre de M. Ernest Picard, représenté par une citrouille. Où seront, dans quelques jours, ces grotesqueries malsaines ? Envolées, dispersées. Bien des collectionneurs s’arracheront les cheveux en songeant à l’impossibilité de retrouver ces témoins frivoles de nos malheurs. Je prends quelques notes, afin de diminuer, autant qu’il est en moi, leur désespoir.

Un sol vert, un ciel rose. Dans un cercueil noirâtre, dont elle s’efforce de soulever le couvercle, une femme demi-nue, coiffée d’un bonnet phrygien. Maigre, petit, en habit noir, la tête énorme, la langue épaisse et pendante, les cheveux hérissés comme ceux d’un saule pendant l’orage, un clou dans la main gauche, un marteau dans la droite, Jules Favre appuie le genou sur le couvercle de la boîte, et voudrait la refermer malgré les protestations bien naturelles de la femme demi-nue. Au loin, accourt une grosse face à lunettes et un bras armé d’un marteau : c’est M. Thiers. Au-dessous on lit : Si on les écoutait, ces satanées républiques, ça ne serait jamais mort ! Le tout est signé Faustin.

Même auteur. La même femme. Mais, cette fois, elle est couchée dans un lit aux rideaux couleur du drapeau rouge. Bien décolletée pour une République ; mais ne faut-il pas rendre la République attrayante à ses bons amis les fédérés ? Derrière le lit, le portrait de Rochefort ; il paraît que Rochefort est le mignon de cette dame. À sa place je lui conseillerais de se vêtir un peu plus décemment. Et voici que trois hommes noirs, aux chapeaux de bandit, disloqués, grimaçants, s’approchent du lit en chantant, comme dans les opéras comiques : « Avan…çons a…vec… pru…dence… ». Le premier, M. Thiers, tient un solide gourdin et une lanterne sourde ; Jules Favre, le second, brandit un poignard ; le troisième ne porte rien du tout, mais il a une plume de paon au chapeau et une autre plume de paon… ailleurs. Je n’ai jamais vu Ernest Picard ; on me dit que c’est lui.

Toujours décolletée, la jeune République — une tête de petite dame de la rue Neuve-Bossuet — vient prier M. Thiers, étameur, restaurateur, qui, d’après l’enseigne, « place les prétendants sans ouvrage, change leurs vieilles bottes contre des neuves au plus juste prix, » vient prier M. Thiers, dis-je, de lui raccommoder ses souliers, « Attends, attends, dit le savetier, je vais lui arranger cela qu’elle ne puisse plus marcher. »

Perché sur le sommet exigu d’une tribune microscopique, voici un singe vert. Au bout de la queue il porte une couronne ; il a sur la tête un bonnet phrygien. C’est M. Thiers, naturellement. « Mes bons messieurs, dit-il, je vous assure que je suis républicain et que j’adore votre vile multitude. » Mais, au-dessous, on lit : « Va-t-il être plumé, ce pauvre coq gaulois ! » Cette image est encore de M. Faustin. À ce que j’ai déjà dit du caractère blâmable de ces niaiseries en ces jours lugubres, j’ajouterai ici un reproche spécial : je n’aime pas la façon caricaturale dont l’auteur exprime la tête de M. Thiers ; il oublie à tort l’antique et célèbre ressemblance du chef du pouvoir exécutif avec Joseph Prudhomme, ou, ce qui est la même chose, avec Henry Monnier. Un jour Gil Perez rencontre Henrv Monnier sur le boulevard Montmartre. « Eh bien ! ma vieille, te voilà donc revenu ? Allons-nous en faire, hein, de ces mauvaises farces ? » Henry Monnier fut étonné : c’était M. Thiers.

Celle-ci est signée Pilotel ! oui, Pilotel, le farouche commissaire, celui qui a arrêté M. Chaudey, et qui a gardé les 815 francs saisis dans le tiroir de M. Chaudey. Ah ! Pilotel, si, par suite de quelque mésaventure, vous succombiez un jour derrière une barricade, vous pourriez vous écrier comme Néron : « Qualis artifex pereo ! » Mais oublions l’auteur, pour apprécier l’œuvre. C’est Gavroche, non pas le Gavroche des Misérables, mais le gamin de Belleville, chiquant comme un marin, ivre comme un fédéré ; blouse violette, pantalon vert ; les mains dans les poches, la casquette vers la nuque ; trapu, violent, bestial. Il lève la tête et dit : « J’en veux pas de roi, moi ! » Elle n’est pas tout à fait sans mérite, cette grossière ébauche.

Voilez-vous la face ! « Conseil de révision des amazones de la Seine, » dit la légende. Ô monstruosités formidables ! Oh ! si elles sont ainsi, en effet, nos braves amazones, il suffira de les placer dans la bataille au premier rang, sans costume, et j’affirme quepasunlignard, pas un gardien de la paix, non, pas même un gendarme, n’hésistera à cet aspect ; mais, sur-le-champ, tous, sans exception, s’enfuiront avec une hâte si épouvantée qu’ils ne songeront même pas à lever la crosse en l’air ! L’une — pourquoi faut-il que par suite de ma sympathie pour les collectionneurs je me sois engagé à décrire ces laideurs sans voiles ! — l’une… eh bien ! non, et j’aime mieux vous laisser le soin d’imaginer ce tas d’himalayas de chair et de pyramides d’os, qui sont les Penthésilées de la Commune de Paris !

Ah ! il est b… en colère, le père Duchène. Les jambes courtes, les bras nus, la face rubiconde, le chef enorgueilli d’un immense bonnet rouge, il tient en sa droite puissante un tout petit M. Thiers, et l’étouffé comme on ferait d’une mauviette. Ici le dessin ne se contente pas d’être vil, il est bête.

Cette fois, elle est toute nue. Il est vrai que ce n’est plus la République, c’est la France. Quand la République est décolletée, la France peut bien ôter sa chemise ; pour unique vêtement, elle a une colombe qu’elle presse sur sa poitrine. À gauche, le portrait de M. Rochefort. Encore ! Ah ! çà, mais c’est donc Lovelace lui-même, ce journaliste grêlé ? Et là-bas, par la tabatière de la mansarde, on aperçoit deux chats aux griffes acérées, M. Jules Favre et M. Thiers. « Pauvre colombe ! » soupire la légende.

Sainte Famille, d’après Murillo. Jules Favre-saint Joseph conduit l’âne par la bride, et une nourrice qui porte dans ses bras le comte de Paris au lieu de l’Enfant Jésus est assise entre les deux paniers, essayant de ressembler à la fois à M. Thiers et à la Sainte-Vierge. Cela s’appelle : « La fuite… à Versailles. » Ah ! pouah ! messieurs les caricaturistes, ne sauriez-vous être absurdes sans être immondes ?

Et en voici d’autres encore ; quelques-unes datent des jours où Paris s’est débarrassé de l’Empire, et sont ignobles à tel point que, par une réaction naturelle, elles inspirent une manière d’estime pour ceux qu’elles veulent faire mépriser ; d’autres, que tout le monde a vues pendant le siège, sont moins viles, à cause de la haine patriotique qui les a fait naître et qui les excuse ; elles sont odieuses pourtant ! Ma foi, tant pis pour les collectionneurs qui ont négligé d’acheter une à une ces feuilles volantes, le dégoût me prend tandis que je les décris, et mes lecteurs — si jamais ces pages remplies au joui’ le jour, plutôt pour fixer mes idées que pour les communiquer à d’autres, deviennent un livre — mes lecteurs me sauront gré de ne pas poursuivre jusqu’au bout cette écœurante énumération.