Les 73 Journées de la Commune/049
XLIX.
Les délégués de la Ligue d’union républicaine des droits de Paris sont revenus de Versailles aujourd’hui 14 avril et ont fait publier le rapport que voici :
« Les soussignés, chargés par vous d’aller présenter au gouvernement de Versailles votre programme et d’offrir les bons offices de la Ligue pour arriver à la conclusion d’un armistice, ont l’honneur de vous rendre le compte suivant de leur mission.
« Les délégués, ayant donné connaissance à M. Thiers du programme de la Ligue, celui-ci a répondu que, comme chef du seul gouvernement légal existant en France, il n’avait pas à discuter les bases d’un traité, mais que cependant il était tout disposé à s’entretenir avec des personnes qu’il considérait comme représentant le principe républicain et à leur faire connaître les intentions du chef du pouvoir exécutif.
« C’est sous le bénéfice de ces observations, qui constataient d’ailleurs le véritable caractère de notre mission, que M. Thiers a fait sur les différents points de notre programme les déclarations suivantes :
« En ce qui touche la reconnaissance de la République, M. Thiers en garantit l’existence tant qu’il demeurera au pouvoir. Il a reçu un état républicain, il met son honneur à conserver cet état. »
Eh ! voilà justement ce qui ne suffit point à Paris, au Paris qui veut la paix et la liberté. Nous avons tous la plus entière confiance dans l’honneur de M. Thiers. Nous sommes convaincus que, tant qu’il restera au pouvoir, on lira : « République française » en tête des blanches affiches gouvernementales. Mais, M. Thiers une fois descendu ou renversé du pouvoir — les assemblées nationales ont leurs caprices parfois — qui nous assure que nous ne serons pas la proie d’une restauration monarchique, ou même impériale ? Il y a des revenants dans l’histoire de France aussi bien que dans les romans d’Anne Radcliff. Considérer comme des républicains sincères les élus qui siègent à Versailles est un effort situé au delà de notre crédulité. Voyez, M. Thiers lui-même n’ose pas dire ce qu’il pense sur ce qui pourrait arriver, s’il quittait le pouvoir. Nous voilà donc dans le provisoire comme devant, et le provisoire, c’est justement ce qui nous fait peur. Nous nous adressons à l’Assemblée et nous lui demandons : « Nous sommes républicains, es-tu républicaine ? » L’Assemblée fait la sourde oreille et les députés se contentent de chantonner à mi-voix, les uns : « Nous la voulons cette cocarde blanche, » et les autres : a Partant pour la Syrie… » Nous ne sommes pas satisfaits naturellement. M. Thiers dit, il est vrai, qu’il maintiendra tant qu’il le pourra la forme du gouvernement établi à Paris ; mais il n’engage que lui-même, et il résulte clairement de tout cela que nous ne garderons pas longtemps la République, puisque son établissement définitif dépend en somme de la majorité de l’Assemblée, qui est royaliste et, par ci par là, impérialiste. — Mais continuons la lecture du rapport :
« En ce qui touche les franchises municipales de Paris, M. Thiers expose que Paris jouira de ses franchises dans les conditions où en jouissent toutes les villes, d’après la loi commune, telle qu’elle sera élaborée par l’Assemblée des représentants de toute la France. Paris aura le droit commun, rien de moins, rien de plus. »
Voilà encore qui est peu satisfaisant. Que sera ce droit commun ? Que vaudra la loi élaborée par les représentants de toute la France ? Encore une fois, nous avons en M. Thiers la confiance la plus entière. Mais sommes-nous en droit d’attendre une loi conforme à nos vœux, d’une réunion d’hommes qui, sur le point en somme le plus important de la question, sur la forme du gouvernement, a des opinions radicalement opposées à la nôtre ?
« En ce qui touche la garde de Paris, exclusivement confiée à la garde nationale, M. Thiers déclare qu’il sera procédé à une organisation de la garde nationale, mais qu’il ne saurait admettre le principe de l’exclusion absolue de l’armée. »
Et, à mon sens personnel, M. Thiers a grandement raison. Mais, au point de vue où avaient mission de se placer les délégués de l’Union républicaine, cette troisième déclaration n’est-elle pas aussi évasive que les deux premières ?
a En ce qui concerne la situation actuelle et les moyens de mettre fin à l’effusion du sang, M. Thiers déclare que, ne reconnaissant point la qualité de belligérants aux personnes engagées dans la lutte contre l’Assemblée nationale, il ne peut ni ne veut traiter d’un armistice ; mais il dit que si les gardes nationaux de Paris ne tirent ni un coup de fusil ni un coup de canon, les troupes de Versailles ne tireront ni un coup de fusil ni un coup de canon, jusqu’au moment indéterminé où le pouvoir exécutif se résoudra à une action et commencera la guerre. »
Ah ! les mots ! les mots ! Nous savons bien que, légalement, M. Thiers a le droit de parler ainsi, et que tous les combattants ne sont point des belligérants. Mais quoi ! est-il aussi juste que légal d’y regarder de si près lorsqu’il y va de la vie de tant d’hommes, et une petite concession grammaticale est-elle chose si grave qu’il faille, plutôt que de la faire, s’exposer sinon aux remords, du moins aux douloureux sentiments que doit inspirer la vue d’un champ de bataille au plus légitime vainqueur ?
« M. Thiers ajoute : « Quiconque renoncera à la lutte armée, c’est-à-dire quiconque rentrera dans ses foyers en quittant toute attitude hostile, sera à l’abri de toute recherche. »
M. Thiers est-il bien certain qu’il ne serait pas abandonné par l’Assemblée au moment où il s’engagerait dans cette voie de clémence et d’oubli ?
« M. Thiers excepte seulement les assassins des généraux Lecomte et Clément Thomas qui seront jugés, si on les trouve. »
Et il a cent fois raison. Nous étions donc bien aveugles le jour où ce double crime ne nous a point ouvert les yeux sur les hommes qui, s’ils ne l’ont ni commis ni fait commettre, ont du moins tout à fait négligé d’en rechercher les auteurs ?
« M. Thiers, reconnaissant l’impossibilité pour une partie de la population actuellement privée de travail de vivre sans la solde allouée, continuera le service de cette solde pendant quelques semaines.
« Tel est, citoyens, etc. » Ce rapport est signé de A. Dessonnaz, A. Adam et Bonvallet.
Hélas ! nous avions bien prévu quel serait le résultat de l’honorable démarche tentée par les délégués de l’Union républicaine. Que prouve-t-il, sinon qu’il n’y a pas seulement bataille enlre les gardes nationaux de la Commune et les troupes régulières, mais qu’il y a opposition persistante entre la portion munie la plus sainfl du peuple parisien et l’Assemblée nationale de Versailles ? Et pourtant l’Assemblée représente, en effet, la France ; elle parle et agit selon qu’elle a eu mission de parler et d’agir. Voici donc la vérité : Paris est républicain, la France n’est pas républicaine ; il y a divorce entre la capitale et le pays. Le choc actuel, occasionné par un groupe d’écervelés, a cette divergence de sentiments pour cause efficiente. Qu’arrivera-t-il ? Paris, vaincu une fois de plus par le suffrage universel, courbera-t-il la tête et recevra-t-il le joug des provinciaux et des ruraux ? Le droit de ceux-ci est incontestable, mais primera-t-il — par suite de la supériorité du nombre — notre droit à nous, non moins incontestable ? Questions obscures, qui tiennent les esprits en suspens, et font que, malgré notre désir d’amener à nous l’Assemblée nationale dont la plupart des membres ne sauraient nous suivre sans trahir leur mandat, et malgré le dégoût que nous inspirent les sinistres fredaines des hommes de l’Hôtel de Ville, nous supportons encore leur insupportable tyrannie.