XLVIII.

Hein ? Comment ? Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas encore perdu à ce point la tête — au figuré, en attendant que vous la perdiez pour de bon — et c’est quelque mauvais plaisant qui a rédigé, imprimé et affiché cet inimaginable décret ? Mais non, voilà bien le format, les caractères accoutumés. Ah ! parbleu ! messieurs de la Commune, ceci dépasse les limites de l’absurde, et peut-être, cette fois, comptez-vous un peu trop sur la complicité des uns et sur la patience des autres. Donc, voici le décret :

« La Commune de Paris,

« Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la Fraternité,


« Décrète :


« Article unique. — La colonne de la place Vendôme sera démolie. » Eh bien, vous êtes odieux et grotesques ! Cette sinistre farce va au delà de ce qu’on pouvait craindre, et tout ce que les journaux de Versailles racontent, vous devez l’avoir fait vraiment, car vous faites pis qu’ils n’auraient osé imaginer. Quoi ! ce n’était pas assez des temples violés, de toutes les libertés supprimées : liberté d’écrire, liberté de parler, liberté de sortir, liberté de ne pas se faire tuer ; ce n’était pas assez du sang follement versé, des femmes veuves, des enfants orphelins, des industries mortes, du commerce agonisant ; ce n’était pas assez de la dignité même de notre défaite — la seule gloire qui nous restât ! — évanouie dans le honteux désastre de la guerre civile ; il ne vous suffisait pas, en un mot, d’avoir détruit le présent et compromis l’avenir, vous voulez encore anéantir le passé ! Gaminerie funèbre ! Mais la colonne Vendôme, c’est la France, oui, la France d’autrefois, la France que nous ne sommes plus, hélas ! Il s’agit bien de Napoléon, ici, il s’agit de nos pères victorieux, superbes, allant à travers le monde planter le drapeau tricolore dont la lance est faite d’une branche de l’arbre de la liberté ! Il s’agit de cette suite interminable de triomphes qui ont fait le pays si radieux et Paris lui-même si flamboyant, qu’après bien des années d’obscurité, leur rayonnement était encore assez incontesté, assez énorme, pour que l’an dernier, pendant le siège, quand apparut au ciel l’aurore boréale, le peuple de Berlin, groupé sur les hauteurs afin d’admirer le phénomène céleste, s’écriât avec une terreur naïve : « Oh ! c’est Paris qui brûle ! » Démolir la colonne Vendôme, ne croyez pas que ce soit seulement renverser une colonne de bronze que surmonte une statue d’empereur ; c’est déterrer vos pères, pour souffleter les joues sans chair de leurs squelettes et pour leur dire : « Vous avez eu tort d’être braves, d’être fiers, d’être grands ! vous avez eu tort de conquérir des villes, de gagner des batailles, vous avez eu tort d’émerveiller le monde par la vision de la France éblouissante. » C’est jeter aux quatre vents les cendres des héros. C’est dire à ces vieillards qu’on voyait naguère par la ville — où sont-ils maintenant ? on ne les rencontre plus ; les avez-vous tués, ou bien, leur gloire évite-t-elle de coudoyer votre infamie ? — c’est dire aux vieux soldats des Invalides : « Vous n’êtes que des ganaches et des brigands ! Il te manque, à toi un bras, à toi une jambe ? Tant pis pour vous, canailles ! Voyez-vous, ces scélérats qui se sont fait estropier pour l’honneur de leur pays ! » C’est leur arracher leur vieille croix d’honneur, et les livrer par les rues aux gamins obscènes qui les suivront en criant « Au héros ! » comme on crie : « À la chienlit ! » Ah ! certes, je l’accorde, il est des grandeurs plus pures, moins coûteuses que celles qui résultent de la guerre et des conquêtes. Libre à vous de rêver pour votre patrie une gloire différente de sa gloire ancienne ; mais cet héroïque passé, ne le renversez pas, ne le supprimez pas, alors surtout que vous n’avez encore pour en tenir lieu que les hontes du présent !

Ou bien, allez, continuez, suivez votre chemin. Démolir la colonne Vendôme, ce n’est qu’un commencement ; il faut être logique. Je vous propose le décret suivant :

« La Commune de Paris,

« Considérant que l’église de Notre-Dame de Paris est un monument de superstition, un symbole de tyrannie divine, une affirmation du fanatisme, une négation du droit humain, une insulte permanente des croyants aux athées, un attentat perpétuel à l’un des grands principes de la Commune : le bon plaisir de ses membres,

« Décrète :

« L’église de Notre-Dame sera démolie. »

Que pensez-vous de ma proposition ? N’est-elle pas conforme à vos plus chers désirs ? Mais faisons mieux encore ; — de plus en plus fort, comme chez Nicollet : — il faut avoir le courage de ses opinions, je pense.

« La Commune de Paris,

« Considérant que le musée du Louvre contient un grand nombre de tableaux, de statues et autres objets d’art, qui, par les sujets qu’ils représentent, rappellent incessamment au peuple les actions des dieux, des rois et des prêtres ; que ces actions, figurées par un pinceau ou par un burin courtisan, sont souvent présentées de façon à diminuer la haine que les prêtres, les rois et les dieux doivent inspirer à tout bon citoyen ; que, d’ailleurs, l’admiration des œuvres du génie humain est un attentat perpétuel à l’un des grands principes de la Commune : l’imbécillité,

« Décrète :

« Article unique. Le musée du Louvre sera incendié. »

Et n’essayez pas de répliquer que, en dépit des souvenirs de religion et de despotisme, qui s’attachent à ces deux monuments, vous voulez conserver intacts Notre-Dame et le musée du Louvre, à cause de leur importance artistique. Ne vous avisez pas d’insinuer que vous auriez respecté la colonne Vendôme, si elle avait eu quelque mérite au point de vue de l’art. Vous, respecter les chefs-d’œuvre du génie humain ? Et pourquoi ? Et depuis quand ? Et de quel droit ? Allez, si peu que vous fussiez connus avant d’être les maîtres, nous vous connaissons assez pour savoir que l’un de vous — je le nomme : M. Lefrançais — a voulu, en 1848, mettre le feu au Salon carré ; pour savoir que l’un de vous encore — je le nomme aussi : M. Jules Vallès — affirme qu’Homère était une vieille bête. Il est vrai que M. Jules Vallès est ministre de l’instruction publique. Si vous avez jusqu’à cette heure épargné Notre-Dame et le musée du Louvre, c’est que vous n’avez pas osé y toucher, voilà tout, et c’est une preuve, non pas de respect, mais de poltronnerie.

Ah ! nous ouvrons les yeux enfin. Nous ne nous laissons plus éblouir par l’espoir chimérique — que nous avons eu un instant — d’obtenir, grâce à vous, nos libertés communales. Vous n’aviez endossé nos opinions que pour nous tromper, — comme des escrocs revêtent la livrée d’une maison pour entrer dans la chambre du maître et lui voler son argent. Nous vous voyons tels que vous êtes. Nous avons espéré que vous étiez des révolutionnaires, trop ardents, trop hasardeux peut-être, mais agités enfin d’un noble souci ; vous n’êtes que des émeutiers, et des émcutiers dont le but principal est de piller et de saccager à la faveur du trouble et de la nuit. S’il y avait parmi vous quelques honnêtes gens, ils se sont éloignés, épouvantés. Comptez-vous, vous n’êtes même plus une poignée. Si vous avez encore deux ou trois collègues qui ne sont pas tout à fait dénués du sentiment du juste et de l’injuste, ils regardent la porte et voudraient s’enfuir. Et pourtant cette trentaine d’imbéciles furieux nous gouverne encore ! Il en est parmi nous qu’elle envoie à la mort et qui y vont ! Ceci va-t-il durer ? Est-ce que nous avons rendu nos fusils ? Ne nous sommes-nous pas réunis, il y a un mois, dans le quartier de la Banque ? Ne pouvons-nous pas nous réunir encore, et, sans attendre l’armée de Versailles, nous faire justice à nous-mêmes ? — Ah ! il faut bien le reconnaître maintenant, les députés de la Seine et les maires de Paris, trompés comme nous, ont eu tort de pactiser avec l’émeute. Ils voulaient éviter la guerre des rues. Eh ! la lutte à laquelle nous assistons n’est-elle pas plus horrible que celle que nous avons évitée ? Un jour de combat, et tout eût été dit. Oui, nous avons eu tort de déposer les armes, mais qui donc aurait pu croire — les excès des premiers jours pouvant passer plutôt pour de tristes résultats de l’effervescence populaire que pour des crimes prémédités — qui aurait pu croire que les chefs de l’insurrection mentaient avec une impudence aujourd’hui si évidente, et que bientôt la Commune serait la première à nous ravir les libertés qu’elle devait protéger et développer ? Donc, hélas ! les ruraux avaient raison, eux qui avaient eu si évidemment tort en ne prêtant point l’oreille aux équitables prières du peuple avide de liberté ; ils avaient eu raison en nous avertissant de la nullité et de la méchanceté de ces hommes. Ah ! si l’Assemblée nationale voulait, il serait temps encore de sauver Paris. Si elle voulait vraiment établir une république définitive et accorder à la capitale de la France le droit d’élire, entièrement et librement, une municipalité indépendante, comme nous nous rangerions avec ardeur autour du gouvernement légitime, et comme l’Hôtel de Ville serait bientôt délivré des grotesques niais qui s’y carrent ! Mais l’Assemblée nationale nous comprendra-t-elle ? Consentira-t-elle à donner, par des concessions honorables, la liberté à Paris et le repos à la France ?