LV.

Le tour est fait, la Commune est au complet. Premier arrondissement : inscrits 21,260, votants 9 ; Vesinier a eu 2 voix, Vesinier est élu. Lacord, plus rusé, n’a pas eu de voix du tout. Vaincue par cette unanimité des suffrages, la Commune de Paris sera dorénavant présidée par Lacord. Cela est logique. Pour tout esprit sérieux, il est évident que les législateurs de l’Hôtel de Ville ont promulgué in petto une loi qu’ils n’ont pas jugé à propos de nous faire connaître, mais qui n’en existe pas moins, et qui doit être conçue à peu près en ces termes : « Article premier. Les élections ne seront réputées valables que si le nombre des votants ne dépasse pas le millième des électeurs inscrits. — Article deuxième. Tout candidat qui aura obtenu moins de 15 voix sera élu ; s’il en obtenait 16, il y aurait matière à discussion. » C’est ce qu’on pourrait appeler le scrutin à qui perd gagne. On voit d’ici les bienfaits probables d’une pareille loi. Raisonnons un peu. Par qui la France a-t-elle été conduite à deux doigts de sa perte ? par Napoléon III. Combien de suffrages avait obtenu Napoléon III ? sept millions et plus. Par qui Paris a-t-il été livré aux Prussiens ? par les dictateurs du Quatre Septembre. Combien les dictateurs du Quatre Septembre ont-ils réuni ie suffrages à Paris ? plus de trois cent mille. Ergo — ou Cluseret n’est pas un grand homme de guerre — ergo les candidats qui obtiennent le plus grand nombre de suffrages sont des fripons ou des niais. La Commune de Paris ne veut pas laisser subsister un tel abus ; elle conserve le suffrage universel — base auguste des institutions républicaines — mais elle le renverse. Michon n’a eu que la moitié d’une voix, obéissons à Michon !

Ah ! tenez, vous ne faites pas seulement trembler et pleurer, vous faites rire aussi ! Qu’est-ce que c’est que cette parodie du suffrage universel ? qu’est-ce que la volonté de tous exprimée par une demi-douzaine d’électeurs ? est-ce que vous allez réellement valider ces élections grotesques dont j’ai à peine exagéré l’insufisance ? Il sera membre de la Commune, cet inconnu, qui doit son triomphe à la bienveillance de son concierge et de son porteur d’eau ? Je serai gouverné par Vésinier, aidé de Briosne et de Viard ? Ne voyez-vous pas que les quelques hommes doués d’un reste de raison, qui vous soutiennent encore, ont refusé de se présenter comme candidats, et que parmi ceux même qui ont été assez fous pour se déclarer éligibles, quelques-uns contestent aujourd’hui la validité des élections ? Non, vous ne voyez pas, ou plutôt il vous plaît d’être aveugles. Que vous importent le droit et la justice ! « Régnons, gouvernons, décrétons, triomphons, tout est là. Rogeard nous plaît, prenons Rogeard. Si le peuple ne veut pas de Rogeard, tant pis pour le peuple ! » À merveille ! Mais pourquoi ne pas dire franchement sa pensée ? Il y avait, dans les États du pape, d’honnêtes brigands (par pari refertur), qui ne valaient peut-être pas mieux que vous, mais qui au moins n’avaient pas la prétention d’être légaux, et qui faisaient, sans hypocrisie, leur métier de brigands. Quand, par suite de diverses aventures, la troupe n’était plus au complet, ils ne collaient pas des affiches blanches sur les murs pour inviter leurs… administrés à élire des remplaçants ; ils choisissaient tout simplement, parmi les vagabonds et autres gens de bien, ceux qui leur semblaient le plus capables de donner un coup de stylet ou de détrousser un voyageur, et la troupe, convenablement renforcée, reprenait ses occupations antérieures. Que diable, messieurs, il faut dire ce qui est et nommer les choses par leurs noms. Appelons un chat un chat et Pilotel un voleur. Le temps des illusions est passé ; ne vous obstinez pas à garder les masques ; nous avons vu les visages. Après le mardi-gras de la Commune, voici le mercredi des cendres. Vous vous étiez habilement déguisés, messieurs ! vous aviez été chercher dans le vestiaire de l’histoire les vieilles défroques révolutionnaires des hommes de 93, vous y aviez ajouté quelques ornements à la mode actuelle — gilets dits de la Commune, chapeaux dits de la Fédération — et ainsi parés, vous vous carriez. À vrai dire, on croyait s’apercevoir que ces habits, faits pour des géants, étaient trop larges pour vous, pygmées ; ils flottaient autour de vos petites tailles comme des ballons dégonflés ; mais, rusés, vous disiez : « Ce sont les persécutions qui nous ont maigris ! » On remarqua aussi, dès les premiers jours, quelques taches rouges comme du sang, toutes fraîches, sur vos vêtements anciens. « Ne faites pas attention, avez-vous dit, c’est le drapeau rouge que nous avons dans la poche et qui sort ! » Et il arriva que quelques-uns vous crurent. Nous-mêmes, quoique soupçonneux, nous nous laissâmes prendre aux grands gestes de vos manches plus longues que vos bras. Et puis vous parliez de toutes ces belles choses : la liberté, l’émancipation des travailleurs, l’association des forces ouvrières ; on s’est dit : « Voyons-les à l’œuvre, avant de les condamner définitivement. » Nous vous avons vus à l’œuvre, et maintenant que nous savons comment vous travaillez, nous ne voulons plus vous donner d’ouvrage. À bas les masques ! vous dis-je, allons, faux Danton, redeviens Rigault ; masque de Saint-Just, redeviens le visage de Serailler ! Toi, Napoléon Gaillard, quoique cordonnier, tu n’es pas même Simon. Sors de Robespierre, Rogeard ! Au diable vos défroques empruntées à des jours grands et sinistres ! Apparaissez chétifs et petits, burlesques ; soyez vous-mêmes, nous serons tous plus à l’aise, vous pour être méprisables, et nous pour vous mépriser.

Et ce que je vous dis ici, Paris vous l’a dit hier. Qu’est-ce que cette abstention presque générale des votants, comparée à l’empressement de naguère, sinon l’aveu de l’erreur à laquelle vos travestissements avaient donné lieu ; et que prouve-t-elle, sinon la résolution de ne plus se mêler à votre carnaval ? Nous y voyons clair, vous dis-je, et la saturnale touche à salin. C’est vainement que l’orchestre des mitrailleuses et des canons, sous la direction du maître de chapelle Cluseret, continue à faire rage et à nous inviter à la fête ; c’en est fait, on ne veut plus danser.

Mais quoi ! Paris s’en tiendra-t-il là ? ce serait funeste. Mépriser ne suffit pas, il faut haïr aussi, et agir contre ceux que l’on hait. Il ne suffit pas de déserter les urnes ; c’est dans le doute qu’on s’abstient, nous ne doutons plus, agissons. Se croiser les bras pendant que d’autres font la mauvaise besogne, c’est une façon d’être complice. Songez que depuis plus de deux semaines la fusillade n’a pas cessé, que Neuilly est un cimetière, qu’Asnières est un cimetière, que les maris tombent, que les femmes pleurent, que les enfants souffrent songeons qu’on a dû, hier 18 avril, transformer la chapelle de Longchamps en succursale de l’amphithéâtre des ambulances de la Presse, tant les morts de la journée avaient été nombreux ; songeons à la loi sur les otages, à la loi sur les réfractaires, aux perquisitions, au vol, aux prisons pleines, aux ateliers vides, aux massacres possibles et au pillage certain ; songeons enfin à notre propre honneur compromis, et faisons en sorte que ceux qui sont restés à Paris pendant ces lugubres heures, n’y soient pas demeurés uniquement pour le voir tomber et mourir