XLV.

Ce qu’il y a de véritablement stupéfiant au milieu de tout cela, c’est l’aspect souriant des rues, des boulevards, des promenades. L’émigration toujours croissante ne se fait remarquer que par un moins grand nombre de filles et de gandins ; il en reste assez pour remplir les cafés et réjouir les boulevards. On dirait que Paris est d son état normal. Chaque matin, des Champs-Élysées, des Ternes, de Vaugirard, se répandent çà et là dans la ville des familles qui se dérobent au bombardement, comme à l’époque où M. Jules Favre anathématisait la barbarie des Prussiens ; les unes sont en voiture, d’autres marchent à pied, précédant tristement une carriole chargée de matelas et d’objets de ménage ; toutes, quand on les interroge, vous racontent les obus versaillais effondrant les maisons, tuant des femmes et des enfants. N’importe ! on va, comme de coutume, à ses affaires ou à ses plaisirs. La Commune supprime les journaux, incarcère les journalistes — hier M. Richardet, du National, a été conduit au Dépôt, par la seule raison qu’il était allé demander un passe-port au farouche M. Rigault — la Commune met des prêtres au secret, fait évacuer des couvents de filles, arrête M. O’yan, l’un des directeurs du séminaire de Saint-Sulpice, lance un mandat d’arrêt contre M. Tresca ; qui s’échappe, veut arrêter M. Henri Vrignault, qui réussit à se mettre en sûreté ; la Commune fait faire des perquisitions armées dans les maisons de banque, et s’empare des titres et de l’argent ; elle fait ouvrir les caisses par des serruriers complaisants, et quand les serruriers sont fatigués, elle achève la besogne à coups de crosse ; la Commune fait pis encore, elle fait tout ce que la certitude de la toute-puissance peut conseiller à des despotes sans expérience, enfin elle envoie journellement à la mort de braves pères de famille qui croient se faire tuer pour une idée et meurent pour le bon plaisir de M. Avrial ou de M. Billioray. Eh bien, que fait Paris ? Paris lit son journal, flâne, fait la chasse aux nouvelles et dit : « Ah ! ah ! on a arrêté Amouroux ? L’archevêque de Paris vient d’être transporté de la Conciergerie à Mazas ? On a volé des mille francs chez M. Denouille ? Diable ! diable ! » Et Paris recommence à lire son journal, à flâner, à faire la chasse aux nouvelles. Rien n’a l’air d’être interrompu, ni d’être changé. La proclamation même du redoutable Cluseret, qui nous menace tous du service actif dans les compagnies de marche, n’a pas réussi à troubler la quiétude indifférente du plus grand nombre des Parisiens. Ils assistent à ce qui se passe comme à un spectacle auquel on ne prend intérêt que juste assez pour se divertir. Le soir, la canonnade redouble, et, en prêtant l’oreille avec quelque persistance, on peut distinctement entendre des feux de peloton ; Paris prend son bock au café de Madrid ou au café Riche. Quelquefois, vers minuit, lorsque le ciel est clair, il va aux Champs-Élysées, pour voir les choses de plus près ; il se promène sous les arbres, il fume un cigare, il dit : « Ah ! voilà les mitrailleuses ! » Il compare le bruit de la bataille d’aujourd’hui au bruit de la bataille d’hier. En se promenant ainsi non loin des obus, Paris s’expose volontairement à de graves dangers, mais, s’il est indifférent, Paris n’est pas lâche. Puis il va se coucher, il lit les journaux du soir. Il se demande en bâillant : « Comment diable cela va-t-il finir ? Par la conciliation ? Par les Prussiens peut-être ? » et il s’endort ; et, le lendemain il se lèvera, frais et gaillard, et s’en ira à ses affaires ou à ses plaisirs, absolument comme si Napoléon III était encore empereur des Français par la grâce de Dieu et par la volonté nationale.