XLIV.

Je viens de voir une chose horrible. Hélas ! que d’épouvantables spectacles nous ont déjà été offerts et nous seront offerts encore ! J’ai accompagné au cimetière de l’Est une pauvre vieille femme dont le fils n’est pas rentré à la maison depuis cinq jours. Il fait partie d’un bataillon fédéré. Il se pouvait qu’il eût été tué. Quelqu’un a dit à la mère : « Allez au cimetière de l’Est ; on y a porté beaucoup de cadavres. »

Imaginez, dans une tranchée profonde, une trentaine de cercueils placés à une petite distance les uns des autres. Bien des gens viennent là dans le but de reconnaître les cadavres. Pour éviter l’encombrement, des gardes nationaux font faire la queue. Tout autour, des croix et des tombes.

La vieille femme et moi nous suivons le monde. De temps en temps, j’entends de brusques sanglots. C’est quelqu’un qui a reconnu un parent.

Cependant nous marchons lentement, à très petits pas, comme lorsque l’on va prendre une place au bureau d’un théâtre. Nous arrivons enfin au premier cercueil. La pauvre mère que j’accompagne est bien triste, bien faible. C’est moi qui soulève le mince couvercle de la boîte funèbre. Il y a là un mort à barbe grise ; son ventre n’est qu’un amas de lambeaux, chairs, étoffes, sang coagulé. Nous marchons encore. Le second cercueil contient un vieillard aussi ; on ne voit pas ses blessures : il a dû être tué par une balle. Nous avançons toujours. Je remarque que les hommes âgés sont en beaucoup plus grand nombre que les jeunes gens. Les plaies en général sont affreuses ; il y a des visages entièrement mutilés. Quand j’eus laissé retomber le couvercle du dernier cercueil, la mère poussa un soupir de soulagement : son fils n’était pas là ! Pour moi, j’étais hébété d’horreur. Je ne revins à moi qu’en me sentant poussé par des hommes qui étaient derrière et qui voulaient voir à leur tour. L’un d’eux me dit : « Eh bien, quand aura-t-il fini, celui-là ? on dirait qu’il n’y en a que pour lui. »