XL.

Qui remplace Bergeret ? Dombrowski. Qui a voulu qu’il en fût ainsi ? Cluseret. Il y a eu le Comité central, il y a eu la Commune, maintenant il y a Cluseret. Il est évident que Cluseret avale la Commune qui a avalé — et assez mal digéré, ce nous semble — le Comité central. Cluseret est grand, Cluseret est fort, Cluseret sauvera Paris. Cluseret fait des décrets, Cluseret les fait exécuter. La Commune dit : Nous voulons, mais Cluseret dit : Je veux. C’est lui qui a conçu et promulgué cette admirable loi. « Considérant les patriotiques réclamations d’un grand nombre de gardes nationaux qui tiennent, quoique mariés, à l’honneur de défendre leur indépendance municipale, même au prix de leur vie… » Comme je voudrais les connaître, ces gardes nationaux qui attachent si peu d’importance à leur peau ! Si on m’en montre deux je consens à être le troisième. Mais n’interrompons point le dictateur Cluseret. « … Le décret du 5 avril est ainsi modifié : (Remarquez que le décret du 5 avril avait été rendu par la Commune ; mais Cluseret se soucie bien de la Commune en vérité !) « … ainsi modifié : de dix-sept à dix-neuf ans, le service dans les compagnies de guerre sera volontaire, et de dix-neuf à quarante obligatoire pour les gardes nationaux, mariés ou non. »

« J’engage les bons patriotes à faire eux-mêmes la police dans leur arrondissement et à forcer les réfractaires à servir. »

Ingénieux arrêté ! Remarquez-vous comme il découle logiquement du considérant qui le précède ? Qu’aurait fait tout autre que Cluseret après avoir constaté les patriotiques réclamations d’un grand nombre de gardes nationaux mariés, résolus à quitter leurs femmes, fût-ce aux prix de la vie ? Il aurait agréé leurs services, avec bien des remercîments. Cluseret a fait plus et mieux. Quelques-uns veulent se faire tuer, s’est-il dit : donc il faut qu’ils se fassent tous tuer ! Quelle justesse dans le raisonnement ! Mon voisin a la fièvre chaude et veut se jeter par la fenêtre. Que fait le médecin ? Il m’intime l’ordre de me précipiter instantanément, la tête la première, de mon quatrième étage sur le pavé de la rue.

— Mais, docteur, je n’ai pas la fièvre chaude.

N’importe ! n’importe ! Votre voisin en est atteint, cela est plus que suffisant, et d’ailleurs, si vous dites un mot de plus, je vous fais empoigner par quatre matassins.

Quant au dernier paragraphe de l’arrêté Cluseret, il est impossible d’en rire, tant il est odieux. Cette exhortation à faire le métier de recruteur, ce couseil de se faire mouchard (le mot y est : « faire eux-mêmes la police de leur arrondissement »), nous remplit de colère et de dégoût. Qu’est-ce à dire ? Je passerai dans la rue, allant à mes affaires, et voici qu’un fédéré, le premier venu, n’importe qui, aux mains sales, — un scélérat à coup sûr, car quel honnête homme obéira au conseil de Cluseret ? — un chenapan quelconque me mettra la main au collet et me dira : « Toi, tu vas venir te faire tuer pour mon indépendance municipale. » Ou bien, le soir, je serai dans mon lit, bien tranquille, endormi, comme c’est mon droit, je suppose, et quatre ou cinq gaillards, ayant l’ivresse patriotique, enfonceront ma porte si je tarde à accourir, domestique obéissant, au premier coup de sonnette, et, bon gré mal gré, m’emporteront aux avant-postes, en pantoufles, en bonnet de nuit, en chemise même, comme il convient à un brave sans-culotte ? Parbleu ! monsieur le délégué à la guerre, pour supporter ceci, il faudrait, je vous le jure, que la famine, dans les derniers jours du siège, m’eût contraint à vendre à quelque brocanteur, votre collègue aujourd’hui à la Commune, le revolver dont j’espérais — naïf que j’étais ! — me servir contre les Prussiens ! Un revolver à six coups, ne vous déplaise, et que je n’ai pas déchargé, hélas !

Mais il faut espérer encore que dans Paris — même à cette heure où l’émeute a fait sortir de l’ombre et des bas-fonds tant de fripons et de lâches, comme la lie monte à la surface dans le vin remué — il faut espérer qu’il ne se trouvera personne pour faire ce métier de racoleur et de policier, et que l’arrêté de M. Cluseret restera lettre morte comme tant d’autres décrets de la Commune. Je ne veux pas croire ce qu’on raconte ; je ne veux pas croire que dès la nuit dernière, des hommes, sans ordres précis, sans aucun caractère légal, de simples gardes, se soient introduits dans des familles, réveillant les enfants, secouant la femme endormie, et se soient emparés du mari comme on empoigne un voleur ou un forçat en rupture de ban. On me dit, on m’affirme que le fait, que dis-je ? que cinquante faits semblables se sont produits à Montmartre, aux Batignolles, à Belleville. N’importe ! je dis que non. J’aime mieux croire que ces récits sont des « inventions de Versailles, » que d’admettre seulement la possibilité d’une telle infamie !

Or çà, voyons, ce M. Cluseret, délégué à la guerre, dictateur, tout ce qu’on voudra, qu’est-il ? D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait ? et dans quels services rendus prend-il le droit de nous imposer sa volonté souveraine ?

Français ? il ne l’est plus : Américain ? il ne l’est guère. Mais, pour l’honneur de mon pays, je l’aime mieux Américain que Français. Son histoire ? elle est plus courte que glorieuse. Il servait dans l’armée française, il l’a quittée ; pourquoi ? on ne sait. Il a été se battre là-bas, en Amérique, pendant la guerre de sécession. Ses ennemis affirment qu’il s’est battu pour les esclavagistes, ses amis disent le contraire. On ne sait pas bien de quel parti était le général Cluseret ; — de tous les deux peut-être. Ah ! pourquoi l’Amérique, qui l’avait pris, ne l’a-t-elle pas gardé ? Cluseret nous est revenu de là-bas avec cette gloire d’avoir renié la France. Aussitôt les révolutionnaires l’ont accueilli à bras ouverts. Un Américain, pensez donc ! Aimez-vous l’Amérique ? on veut en mettre partout. La République moderne a deux ennemis redoutables : l’Amérique et 93. Parodistes que nous sommes ! Ne pouvons-nous être libres à notre façon, et, pour le devenir, sommes-nous obligés d’imiter ceux qui l’ont été ou ceux qui le sont ? Ce qui convient à un temps et à un pays convient-il à un autre pays et à un autre temps ? Je reviendrai sur ce sujet. D’ailleurs, cette Amérique qu’on nous vante et que j’admirerais tant que l’on voudrait si on ne songeait pas à refaire la France à son image, il faudrait vraiment être aveugle pour ne point voir ce qu’elle a de chétif au milieu de réelles grandeurs. Quelqu’un me disait : « L’esprit américain peut être comparé à une liqueur composite, formée de la levure de la bière anglo-saxonne, de l’écume du vin d’Espagne et de la lie du petit bleu français ; tout cela bout violemment, chauffé à soixante degrés par les congratulations et les admirations (éloignées, il est vrai) qu’envoient à leurs détritus le véritable pale aie, le vrai Xérès et le château-margaux authentique. De temps en temps la chaudière bout avec trop de violence, et la boisson frelatée se répand dans notre bon vieux monde, rapportant aux sources pures, aux crus originels leurs produits détériorés. Ah ! combien d’altérations a subies de cette lamentable façon notre cher vin de France ! » Médisance, exagération sans doute, mais j’en veux à l’Amérique d’avoir rendu Cluseret à la France ; comme j’en veux à la Commune de l’avoir imposé à Paris. Cette dernière a pourtant une excuse admissible : elle n’a peut-être pas trouvé parmi les vrais Français d’homme assez criminellement ambitieux pour diriger selon ses vœux la destruction de Paris par Paris, de la France par la France.