XLI.

Ce n’était pas assez des hommes troués par les balles ou déchiquetés par la mitraille. Un étrange enthousiasme saisit les femmes à leur tour, et voici qu’elles tombent aussi sur le champ de bataille, victimes d’un exécrable héroïsme. Quels sont ces êtres extraordinaires, qui abandonnent pour le chassepot le balai de la ménagère et l’aiguille de l’ouvrière ; qui quittent leurs enfants pour se faire tuer à côté de leurs amants ou de leurs maris ? Amazones-voyous, magnifiques et abjectes, elles tiennent de Penthésilée et de Théroigne de Méricourt. On les voit passer, cantinières, parmi ceux qui vont au combat ; les hommes sont furieux, elles sont féroces, rien ne les émeut, rien ne les décourage. À Neuilly, une vivandière, blessée à la tête, va faire panser sa blessure et revient prendre son poste de combat. Une autre, du 61e bataillon, se vante d’avoir tué plusieurs gendarmes et trois gardiens de la paix. Au plateau de Châtillon, une femme, restée avec un groupe de gardes nationaux, charge son fusil, tire et recharge sans jamais s’interrompre ; elle se retire la dernière, se retournant à chaque instant pour faire le coup de feu. La cantinière du 68e bataillon tombe tu par un éclat d’obus qui lui brise son bidon et lui en fait entrer les morceaux dans le ventre. Après l’engagement du 3 avril, on apporte neuf cadavres à la mairie de Vau- girard. Les ménagères du quartier sont là, gémissant et bavardant, cherchant qui un frère, qui un mari, qui un fils ; elles s’arrachent une lanterne blafarde qu’elles approchent des pâles visages, et parmi les cadavres, elles découvrent le corps d’une jeune femme littéralement criblé de balles. Quelle est donc la fureur qui emporte ces furies ? Savent-elles ce qu’elles font, comprennent-elles pourquoi elles meurent ? Hier, dans une boutique de la rue de Montreuil, entre une femme, le fusil sur l’épaule et du sang à la baïonnette. — Est-ce que vous ne feriez pas mieux de rester chez vous et de débarbouiller vos moutards ? lui dit une pacifique bourgeoise. De là une altercation furieuse ; la virago s’emporte à un tel point qu’elle saute sur son adversaire, la mord violemment au cou, puis, reculant de quelques pas, elle saisit son fusil et va faire feu, lorsque tout à coup, elle pâlit horriblement, laisse tomber son arme, et s’affaisse : elle était morte, la colère avait causé une rupture d’anévrisme. Telles sont à cette heure bien des femmes du peuple. 71 a les cantinières comme 93 a eu les tricoteuses ; mais les cantinières valent mieux, elles ont dans l’horrible une sorte de grandeur sauvage. Affreuses parce qu’elles combattent des Français, ces femmes, contre l’étranger, auraient été sublimes.

Les enfants eux-mêmes ne demeurent pas neutres dans cette épouvantable guerre. Les enfants ! dites-vous. Ne souriez pas. Un de mes amis vient de voir un pauvre petit garçon dont l’œil a été crevé par la pointe d’un clou. Voici ce qui s’est passé. C’était vendredi soir, dans la grande rue de Reuilly : deux cents gamins — les plus vieux avaient douze ans à peine — s’étaient réunis là ; ils portaient sur l’épaule des bâtons terminés par des lames de couteaux ou par des clous. Ils se comptèrent et se numérotèrent ; les chefs — ils avaient des chefs — leur commandèrent de se former en demi-section, puis on se mit en marche, dans la direction de la barrière de Charenton ; un baby marchait devant eux, soufflant dans un clairon acheté à un marchand de joujoux ; ils avaient une cantinière aussi, petite fille de six ans. Bientôt ils rencontrèrent une autre troupe d’enfants à peu près égale en nombre. Cette rencontre était-elle prévue ? avait-il été décidé qu’il y aurait bataille ? On ne sait. Le fait est que le combat ne tarda pas à s’engager entre les deux partis, dont l’un figurait l’armée versaillaise et l’autre l’armée fédérée. Oui, combat, un véritable combat, que les habitants du quartier n’interrompirent qu’avec la plus grande difficulté ; et il y a eu des morts et des blessés, comme disent les dépêches officielles de la Commune : Alexis Mercier, âgé de douze ans, que ses camarades venaient d’élever au grade de capitaine, a été tué d’un coup de couteau dans le bas-ventre.

Ah ! croyez-le, ces femmes ivres de haine, ces enfants qui jouent au meurtre, ce sont de terribles symptômes. Encore quelques jours et le vertige de la tuerie va s’emparer de Paris.