XXXVII.

Ne touchez pas à la reine. La reine, en ce temps, c’est la presse. Reine bien déchue, bien encanaillée, mais reine toujours. C’est en vain que la presse s’est parfois abaissée dans l’opinion des honnêtes gens en consentant à des excès, en approuvant des fautes, en applaudissant à des crimes ; vainement quelques journalistes ont déconsidéré le journal, la presse, fille auguste du la pensée humaine, n’a perdu ni sa puissance ni son prestige. Mal comprise, mal employée, elle a pu nuire, mais personne ne méconnaît la grandeur des services qu’elle peut rendre, ni la noblesse de sa mission. Si elle a été quelquefois la voix qui trompe, elle a été aussi et sera encore la voix qui instruit et qui encourage.

Quand vous êtes allé, hier, à l’improviste, nuitamment, comme on fait un mauvais coup — et vous en faisiez un — quand vous êtes allé saisir les presses du Journal des Débats, du Paris-Journal, du Constitutionnel, savez-vous ce que vous avez fait ? Vous croyez peut-être que cette action n’a eu pour résultat que de supprimer violemment une propriété privée — ce qui est un vol — que de réduire à la misère — ce qui est un crime — tous ceux qui vivent du journal, journalistes, typographes, plieuses et porteurs ?

Vous avez fait pis encore, vous avez barré autant qu’il était en votre pouvoir le courant du progrès humain. Le plus noble droit de l’homme, celui de dire hautement ce qu’il pense, vous l’avez supprimé comme un pic-pocket « filoute » un mouchoir de poche, et vous avez pris au collet cette sainte chose, l’indépendance de la pensée, et vous lui avez dit : « Tu me gênes, je t’étrangle. »

Et pourquoi avez-vous fait cela ? Fermer la bouche à ceux qui vous contredisent, c’est convenir que vous n’êtes pas bien sûrs d’avoir raison. Supprimer les journaux, c’est avouer que vous les craignez. Redoutez que votre appréhension de la lumière n’inspire d’étranges soupçons sur ce que vous perpétrez dans l’ombre. On ferme les fenêtres lorsqu’on ne veut pas être vu. Les portes trop bien closes n’inspirent que peu de confiance. Vos séances à l’Hôtel de Ville ont lieu à huis clos, comme ces procès lugubres dont les détails seraient dangereux pour la morale publique. À quoi bon ce mystère ? Avez-vous donc de si étranges projets ? formulez-vous entre vous des propositions si blâmables, que la pudeur vous contraigne à tenir vos délibérations secrètes ? Cette crainte de la publicité, de la discussion, vous venez de la prouver encore par ces escouades de gardes nationaux qui sont entrés dans des imprimeries comme on s’introduirait, les pinces à la main, dans une maison solitaire. En serons-nous réduits, pour juger vos actes, pour savoir la vérité sur les phases sanglantes de la guerre civile, à vos seules affirmations ou à celles des journaux complices ? Vous êtes donc bien décidés à être coupables, et bien sûrs d’être obligés à mentir, puisque vous vous débarrassez d’abord de ceux qui pourraient vous juger et de ceux qui pourraient vous démentir ! Donc vous avez fait non-seulement un crime, mais une maladresse. On ne touche pas impunément à la liberté de la pensée écrite. La presse, persécutée, exerce un jour de terribles représailles. Regardez derrière vous. Observez les longues années du gouvernement impérial, les quelques mois du gouvernement du 4 septembre. De tous les crimes commis par le premier, de toutes les fautes commises par le second, le crime et la faute qui ont certainement le plus hâté le dénoûment, sont ceux dont la presse a été victime. Une des excuses les plus valables de l’émeute du 18 mars n’était-elle pas la suppression de plusieurs journaux par le général Vinoy, avec le consentement de M. Thiers ? Comment êtes-vous assez imprudents pour commettre la maladresse qui a perdu les gouvernements précédents et assez peu soucieux de votre honneur pour commettre le crime que vous reprochez à vos ennemis ?

Ah ! vraiment, ceux qui vous observent avec patience et impartialité, ceux qui, d’abord, vous étaient peut-être intimement favorables, parce qu’il leur semblait que vous représentiez quelques-unes des aspirations légitimes de Paris, ceux-là, vous voyant agir en tyrans étourdis, seront bientôt dans l’impossibilité de garder aucune illusion sur votre compte, et, après avoir essayé de vous estimer par amour de la liberté, seront, par amour de la liberté, obligés de vous mépriser enfin !