XXXVI.

Plus de lettres ! Comme au temps du siége, si vous tenez absolument à obtenir des nouvelles de votre mère ou de votre femme, il faudra, s’il vous plaît, vous adresser à des somnambules ou à des tireuses de cartes. La chose n’est pas si compliquée que l’on croit : vous n’êtes pas sans posséder un ruban, une boucle de cheveux, un rien ayant appartenu à la personne absente ? Cela suffit. Vous pourrez être informé, heure par heure, de ce qu’elle dit, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle pense. Vous objectez que vous préféreriez vous en tenir à l’ancienne méthode, et qu’il vous serait plus agréable de recevoir une lettre que de consulter un charlatan. Ah ! vraiment ? Eh bien, je ne vous conseille pas de dire cela tout haut. On vous prendrait pour ce que vous êtes en effet, pour un réactionnaire, et il pourrait vous en cuire. Dans la journée d’hier, un jeune homme se promenait aux Champs-Élysées. Un garde national s’approche et lui demande du feu.

— Je suis vraiment désolé, dit le promeneur, mais mon cigare est éteint.

— Ah ! ton cigare est éteint ? Ah ! tu rougirais de rendre un service à un patriote ? Réactionnaire, va !

Et les injures de pleuvoir, et un groupe de se former, et une femme — une bien aimable personne — de s’écrier : « C’est un ancien sergent de ville ! »

— Oui, oui, c’est un gendarme déguisé.

— Il ressemble à Ernest Picard !

— Il faut le jeter à l’eau !

— À l’eau ! à la Seine ! à la Seine, le mouchard !

Le pauvre garçon fut entouré, entraîné, enlevé ; le groupe était devenu une foule, gardes, femmes, enfants, et répétait sans savoir pourquoi : « À l’eau ! qu’on le fusille ! qu’on le pende ! » Les personnes superstitieuses insistaient pour la pendaison, à cause de la corde. D’ailleurs, d’où était venu le démêlé, personne ne le savait plus. Un monsieur me dit :

— Il paraît qu’on l’a arrêté au moment où il allait mettre le feu à l’ambulance du Palais de l’Industrie,

L’a-t-on pendu, fusillé, noyé ? J’espère que non. Quoi qu’il en soit, vous ferez sagement d’éviter une aventure analogue, et, quelles que soient vos inquiétudes à l’égard de votre famille ou de vos affaires, je vous engage à les dissimuler soigneusement. " Faites mieux : affectez un air des plus souriants. Supposons que vous rencontriez un de vos meilleurs camarades.

— Ah ! mon cher ami, vous dit-il, vous devez être bien inquiet ?

— Inquiet, moi ? Pas du tout. Je ne me suis jamais trouvé au contraire dans une disposition d’esprit plus paisible

— Je croyais que votre tante était malade ? Et comme, en ce moment, vous ne recevez pas de lettre…

— Je ne reçois pas de lettres ! Qui vous a conté cela, bon Dieu ! J’en reçois plus que jamais, plus que je n’en veux. Pas de lettres, quelle idée !

— Il faut que vous soyez bien favorisé, car, enfin, depuis que le citoyen Theiz s’est installé à l’hôtel des Postes, les communications sont interrompues.

— Mais pas du tout, pas du tout ! C’est un bruit que les réactionnaires font courir. Oh ! ces réactionnaires ! N’ont-ils pas été jusqu’à imaginer que la Commune a emprisonné des prêtres, arrêté des journalistes, et supprimé des journaux ?

— Vous avez beau dire, une proclamation du citoyen Theiz lui-même annonce que les communications avec les départements ne seront pas rétablies avant plusieurs jours.

— Pure modestie de sa part ! Il lui a suffi d’apparaître pour réorganiser le service compromis par ces gueux de réactionnaires.

— De sorte que vous avez journellement des nouvelles de votre tante ?

— Journellement.

— Eh bien, j’en suis ravi. Car un de nos amis qui arrive de Marseille m’avait annoncé que votre pauvre parente était morte.

— Morte ! Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous là ? Attendez donc, maintenant j’y songe, ce matin je n’ai pas reçu de lettres.

— Là, vous voyez !

Mais ne vous laissez pas emporter par le chagrin au point de hasarder votre sûreté personnelle et répondez :

— Je vois, monsieur, je vois que si, par extraordinaire, je n’ai pas eu de nouvelles aujourd’hui, c’est que le citoyen Theiz, qui est un excellent homme, a voulu m’épargner un chagrin !