XXXIII.

Décidément, la fraternité communale s’affirme de plus en plus ; elle met en pratique cet admirable précepte : « Arrêtez-vous les uns les autres. » On a parlé de M. Delescluze envoyé à la Conciergerie. Hier, on arrêtait Lhuillier, aujourd’hui, on arrête Assy. Ce n’était pas assez de changer de Commission exécutive comme on change, si j’ose m’exprimer ainsi, de bonnet de nuit ; la Commune se conduit, à l’égard de ceux de ses membres qui lui déplaisent, absolument comme s’ils étaient de simples archevêques.

Quoi ! Assy, Assy du Creusot, Assy qui signait en tête de tous ses collègues les proclamations du Comité central, non moins par droit de célébrité que par droit d’ordre alphabétique, ne siége plus à l’Hôtel de Ville ! Il ne propose plus de décrets ? Il ne dialogue plus avec F. Cournet ? Il ne riposte plus à G. Tridon ? Pourquoi cela ? D’où vient cette chute après cette gloire ? On murmure tout bas qu’Assy, prudent, a jugé à propos de mettre de côté quelques billets de banque trouvés dans les tiroirs du gouvernement de Versailles. Eh ! qu’est-ce que cela, je vous le demande ? Depuis quand la politique, comme les affaires, n’est-elle plus l’argent des autres ? Pure peccadille, messieurs de la Commune ! Ah ! si le citoyen Assy était convaincu d’avoir entretenu en 1843 des relations suivies avec une dame dont le fils, aujourd’hui, serait le cousin du valet de chambre de M. Thiers, s’il avait été vu dans une église et qu’il fût nettement prouvé qu’il n’y était pas entré dans le seul but de « faire le mouchoir » aux fidèles, je comprendrais votre indignation. Mais arrêter un homme parce qu’il a mis en sûreté le fruit des rapines des traîtres ! cela est vif, et, si vous continuez ainsi, prenez garde, on croira que vous avez des préjugés.

Quant au citoyen Lhuillier, qui a été une des premières victimes de la « fraternité, » on l’a incarcéré parce qu’il n’a pas réussi à se faire livrer le Mont-Valérien. Je songe avec terreur que si j’avais été à la place du citoyen Lhuillier, j’aurais certainement encouru les rigueurs qu’il a subies, car du diable si je sais comment je m’y serais pris pour apporter à l’Hôtel de Ville, sur la table des délibérations, la grande forteresse. Vous êtes en Suisse, vous voyez le Mont-Blanc, vous dites à un enfant qui passe : « Va me chercher le Mont-Blanc. » L’enfant, naturellement, va jouer aux houlettes sur le plus prochain trottoir, et, quand il revient, il n’a pas le plus petit Mont-Blanc sous le bras. Alors, vous, que vous ? Vous fouettez jusqu’au sang le maladroit commissionnaire. Mais il paraît que M. Lhuillier n’a pas voulu continuer à être fouetté, je me trompe, à être emprisonné, et, non moins rusé qu’il s’était montré valeureux, il a quitté, sans tambour ni trompettes, sa cellule imméritée. « Mon cher Rochefort, écrit-il au rédacteur en chef du Mot d’ordre, vous savez de quelle infâme machination j’ai été victime. » Cela, M. Rochefort le sait peut-être, mais je suis contraint d’avouer que je l’ignore entièrement, à moins que M. Lhuillier ne qualifie de « machination » l’ordre qui lui a été donné de mettre le Mont-Valérien dans la poche de son gilet. « Arrêté, sans motifs, par ordre du Comité central, je me suis vu jeté… » (Jeté ? Ah ! on a eu tort de jeter M. Lhuillier) « … au Dépôt de la préfecture de police » (de l’ex-préfecture, s’il vous plaît) « … et mis au secret au moment même où Paris a besoin d’hommes d’action et de praticiens militaires. » Fi ! messieurs du Comité, vous aviez sous la main un homme d’action, — qui ne connaît les nobles actions du citoyen Lhuillier ? — vous aviez sous la main un praticien militaire — tout le monde ne sait-il pas quelle profonde expérience des choses de la guerre M. Lhuillier a acquise dans ses nombreuses campagnes ? — et vous l’avez mis, que disje, jeté au Dépôt de la préfecture ? C’est mal, c’est très-mal. « Le Dépôt est transformé en prison d’État, et les précautions les plus rigoureuses sont prises contre les détenus. » Ceci est bon à noter. Il paraît que les prisonniers de la Commune ne mènent pas précisément une vie de cocagne. « Néanmoins, suivi de mon secrétaire, j’ai trouvé l’occasion de franchir tranquillement… » — Tranquillement est adorable ; la tranquillité n’abandonne jamais les grandes âmes. — « … le seuil de ma cellule, où j’étais gardé à vue, de passer deux préaux gardés par une douzaine de gardiens, de me faire ouvrir trois portes fermées et de me faire présenter les armes par tous les factionnaires de la préfecture. » Évasion sublime ! Pends-toi, Latude ! Quel chapitre aurait écrit le regretté et ingénieux Alexandre Dumas sur cette admirable donnée ! Le seuil de la cellule franchi sous le nez du geôlier, endormi sans doute par une boisson assoupissante que M. Lhuillier, grâce à ses longs voyages dans les Indes orientales, a seul le secret de composer, les douze gardiens du préau saisis l’un après l’autre à la gorge, renversés, liés de cordes et mis hors d’état de donner l’alarme par douze poires d’angoisse fourrées dans leurs douze bouches, les trois portes ouvertes par trois énormes fausses clefs qu’avaient fabriquées un membre de la Commune, serrurier de son état et resté fidèle à la cause de M. Lhuillier, et, enfin, les factionnaires, plongés dans l’extase à la seule vue du glorieux évadé et lui présentant les armes, quel drame ! Mais ce qu’il y a de plus beau, sans conteste, c’est le secrétaire ! Je l’aime, ce secrétaire, qui n’a pas un seul instant abandonné son maître, et je le vois, pendant que M. Lhuillier accomplissait des miracles, je le vois au milieu du danger écrire sans trouble, d’un crayon sûr, ces nobles aventures, qui ne périront pas ! « À cette heure, continue l’ex-prisonnier de l’ex-préfecture, j’ai deux cents hommes déterminés qui me servent d’escorte et trois bons revolvers chargés dans mes poches. J’ai eu trop longtemps la simplicité de voyager sans armes et sans amis ; aujourd’hui, je suis bien décidé à casser la tête au premier venu qui viendra m’arrêter. » Ah ! mon Dieu, s’est écrié un brave bourgeois — les bourgeois sont féroces — à la lecture de cette lettre, si tous les membres de la Commune pouvaient venir l’arrêter l’un après l’autre ! « Je ne me cache pas, je circule librement et ouvertement sur les boulevards. » Quelle fierté ! quelle grandeur d’âme ! Ah ! fantoches, pantins, marionnettes ! Tenez, je crains tant d’être injuste que je veux croire, oui, je veux croire encore — malgré les perquisitions armées, malgré les arrestations, malgré les vols, car il y a eu des vols, malgré tant de décrets, dont quelques-uns sont inutiles et grotesques — je veux croire que vous ne vous êtes pas uniquement emparés du pouvoir pour transporter le théâtre Guignol à l’Hôtel de Ville et pour y jouer de sinistres farces ; je veux espérer que vous aviez, que vous avez encore un but honorable, avouable, que votre inexpérience naturelle, jointe aux difficultés du moment, est la seule cause de vos excès et de vos folies ; je me plais à penser que parmi vous, en dépit des démissions successives de vos confrères les plus estimés, il y a encore des honnêtes gens, des gens sérieux qui gémissent du mal qui a été fait, qui voudront le réparer et qui s’efforceront de faire oublier le crime et l’horreur de la guerre civile par les bienfaits qu’apportent quelquefois les révolutions ; oui, moi qui de tout temps me suis nourri d’illusions, je veux penser tout cela ; mais, de bonne foi, quelle confiance vous imaginez-vous pouvoir inspirer à des gens qui, moins prévenus que moi en faveur des novateurs, vous voient vous arrêter les uns les autres et sont obligés de reconnaître que vous avez parmi vous des généraux comme Bergeret, des honnêtes gens comme Assy, des échappés de Bicêtre comme Lhuillier ?