XXVIII.

Les heures s’écoulent toujours plus sinistres. On se bat à Clamart, on se bat à Meudon, comme à Neuilly, comme à Courbevoie. Mitraillades, canonnades, fusillades ; les victoires des communalistes, mensonges. Le jour se fait sur ces prétendus triomphes ; et d’ailleurs, la victoire ne serait-elle pas aussi détestable que la défaite ?

Le général Duval a été fait prisonnier et mis à mort.

— Si vous m’aviez pris, lui a demandé le général Vinoy, m’auriez-vous fait fusiller ? »

— Sans hésiter, a répondu Duval.

Et Vinoy a commandé :

— Feu !

Mais cette anecdote, quoique très répandue, doit être fausse. Il est peu probable que le commandant en chef des troupes versaillaises ait consenti à un tel dialogue avec un « insurgé. »

Quant à Flourens, il est mort aussi. Où ? Comment ? C’est ce qu’on ne sait pas encore d’une façon certaine. Il y a plusieurs versions : On parle d’une balle dans la poitrine, ou dans le cou, ou dans la tête ; le bruit court aussi d’un coup de sabre qui lui aurait fendu le crâne en deux.

On s’occupe beaucoup de Flourens dans les groupes les plus réactionnaires. Cet homme singulier n’inspire pas d’antipathie, même à ceux qui devraient le détester le plus violemment. J’essayerai un jour de me rendre compte de cette partialité de l’opinion en faveur cle ce romanesque émeutier.

Duvaltué, Flourens tué, Bergeret agonisant, l’enthousiasme des fédérés devrait être singulièrement refroidi. Eh bien ! pas du tout. Les bataillons qui défilent sur le boulevard ont l’air très-résolu, ils chantent et ils prient : « Vive la Commune ! » Sont-ils dupes de leurs chefs au point de croire aux pompeuses affiches annonçant d’heure en heure des lignards faits prisonniers, des attaques repoussées, des redoutes emportées ? C’est invraisemblable. D’ailleurs, dans leurs quartiers respectifs, les gardes doivent voir revenir ceux qui ont été au combat et qu’attendent sur le pas de la porte des femmes inquiètes ; ils doivent apprendre d’eux que les marches en avant ont été en réalité des déroutes, et qu’il y a bien des morts et bien des blessés lorsque les bulletins de la Commune n’enregistrent que des « pertes relativement peu importantes. » D’où leur vient donc cette ardeur, qui survit au premier élan ? Est-elle entretenue par les récits faux ou vrais qu’on répand à foison des cruautés versaillaises ? « L’assassinat » de Duval, « l’assassinat » de Flourens, les prisonniers fusillés, les vivandières violées, toutes ces inventions coupables — sont-ce des inventions ? hélas ! la guerre civile nous rend si barbares ! — sont bien de nature à surexciter l’enthousiasme de la haine, et ils marchent à une défaite probable de l’air dont on irait à une victoire certaine. Ah ! égarés ou non, coupables même, et quel que soit le motif qui les pousse, ils sont braves ! et, quand ils passent ainsi, ils sont beaux. Oui, malgré les haillons qui servent d’uniformes au plus grand nombre d’entre eux, malgré la démarche avinée de quelques-uns, ils sont, dans l’ensemble, superbes ! et la raison des plus froids partisans de l’ordre à tout prix essaye en vain de résister à l’admiration qu’inspirent ces hommes qui vont mourir !

Il faut reconnaître aussi qu’il y a, dans les commandements, moins de désordre qu’il ne pourrait y en avoir. Tous ces bataillons ont l’air de savoir à qui ils obéissent. Ils vont, les uns à l’Hôtel de Ville, les autres à la place Vendôme, plusieurs dans les forts, quelques-uns aux avant-postes ; les marches, les conlre-inarches se combinent sans confusion ; les munitions, en général, ne manquent pas aux combattants. Ils reçoivent des vivres. Si éloigné que l’on soit d’estimer les chefs des fédérés, il faut convenir qu’il y a quelque chose de très-remarquable dans cette rapide organisation de toute une armée, au milieu du plus complet des bouleversements politiques. Qui donc commande ? qui donc organise ? Les membres de la Commune, divisés d’opinion, ne paraissent pas en état, à cause de leur nombre et de leur incontestable inexpérience, d’imprimer une direction unique aux choses militaires. Parmi eux, ou derrière eux, y a-t-il donc quelqu’un qui sait penser et agir ? Est-ce Bergeret ? est-ce Cluseret ? l’avenir nous l’apprendra peut-être. En attendant, et en dépit des échecs subis ces jours derniers par les fédérés, Paris entier corde pour s’étonner de la régularité avec laquelle semblent fonctionner les rouages administratifs de la Guerre, et il s’étonne d’autant plus que, pendant le siège, nos chefs « légitimes, » disposant de moyens plus puissants, ayant sous leurs ordres des soldats mieux disciplinés, n’avaient pas réussi à obtenir des résultats aussi frappants.

Mais ne vaudrait-il pas cent fois mieux que cet ordre n’eût pas été établi ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils ne fussent pas dirigés par des commandements précis, ceux que ces commandements vouent à une mort sans gloire ? Neuilly, depuis quelques jours, Neuilly, si joyeux autrefois avec ses boutiques industrieuses, ses cabarets populaires et ses parcs princiers, Neuilly, dominé d’un côté par les batteries versaillaises, de l’autre par les canons parisiens, et surplombé incessamment par les obus et les boîtes à mitraille du Valérien, Neuilly avec son pont pris et repris, avec ses barricades abandonnées et reconquises, est, depuis plusieurs jours, comme un vaste trou où s’abîment l’un après l’autre, pris de vertige, les bataillons fédérés, comme une région d’enfer où se complaisent, dans la folie du sang et de la mort, les damnés de la Commune. Chaque maison est une forteresse. Les gendarmes étaient parvenus hier à s’avancer jusqu’au marché de Sablonville ; on les a repoussés ce matin au delà de l’église. Sur cette église, un enfant, M. Leullier fils, a planté le drapeau rouge sous une averse de projectiles. « Cet enfant sera un homme, » dit Cluseret, délégué à la guerre. Oui, à moins qu’il ne soit un cadavre. Les fenêtres fusillent les fenêtres. On fait l’assaut d’une maison ; on se rencontre sur l’escalier ; ce sont des luttes sans pitié, nuit et jour, à toute heure. La rage de part et d’autre est prodigieuse. Ces hommes, amis il y a huit jours encore, n’ont plus qu’un désir : s’assassiner. Un habitant de Neuilly, qui a réussi à s’échapper, me raconte ceci : Deux ennemis, un lignard et un fédéré, s’étaient rencontrés dans l’établissement de bains qui se trouve sur l’avenue de Neuilly, un peu au-dessus de la rue des Huissiers. Les baïonnettes au bout des fusils, tantôt fuyant, tantôt poursuivant, ils arrivèrent sur le toit de la maison, et là, forcenés, ayant jeté leurs armes, ils se saisirent à bras le corps, et luttèrent. Sur le toit penchant, dont les briques se brisent, à cent pieds du sol, ils luttèrent sans merci, sans repos, tant qu’enfin l’un des deux, le lignard, se sentit faiblir et voulut échapper à l’étreinte de son adversaire. Alors le fédéré — la personne de qui je tiens ce récit était à une fenêtre en face d’eux et ne perdait pas un seul de leurs mouvements — alors le fédéré tira un couteau de sa poche, et s’apprêta à frapper le lignard à demi renversé ; celui-ci vit qu’il était perdu, se jeta à plat ventre sur la toiture, saisit son ennemi par une jambe, et d’un geste brusque l’enraîna, et tous deux ils roulèrent et s’abattirent sur le trottoir. Ni l’un ni l’autre ne s’était tué, mais le lignard avait la lace rougeâtre de sang et de poussière, et le Parisien qui était tombé comme à cheval sur son ennemi, l’acheva d’un coup de couteau dans le crâne ! — Telle est cette lutte infâme, telle est cette lutte impitoyable ! Ne cessera-t-elle donc que lorsqu’il n’y aura plus de sang à verser ?

Cependant le Paris des boulevards élégants, le Paris viveur se promène et sourit. En dépit des nombreux départs, il y a encore çà et là assez de dandys désœuvrés et de belles filles joyeuses pour que l’honnête homme qui passe ait souvent l’occasion de rougir de colère. Les théâtres sont ouverts. On joue le Canard à trois becs. Connaissez-vous le Canard à trois becs ? C’est une pièce tout à fait propre à distraire les gens des soucis de la guerre civile. Vous comprenez, il faut bien rire un peu. On meurt là-bas, rions ici. Dans les baignoires on chuchotte, dans les avant-scènes on croque des violettes pralinées ; tout est pour le mieux. Mlle Nénuphar, ainsi nommée par antiphrase, a les plus beaux yeux du monde. Gageons que le joli monsieur qui se dissimule à demi derrière elle, les a déjà comparés, vu les ravages qu’ils exercent, à des boîtes à mitraille ? On n’est pas plus galant. C’est à la fois spirituel et actuel. Ah ! tenez, ceux qui se battent à cette heure, ceux qui, par leurs canons et leurs chassepots, exposent aujourd’hui Paris à d’épouvantables représailles, ces hommes sont bien coupables, mais je les préfère encore à ceux-ci qui viennent pouffer de rire pendant que la cité tout entière se désespère, qui n’ont pas même la pudeur de cacher leurs joies à nos détresses, et qui caressent devant tous des filles, pendant que les mères pleurent leurs enfants !

Sur les boulevards, c’est encore pis : la prostitution tenace s’y étale et triomphe. Cela est donc vrai ce que me disait tout-à-l’heure un pauvre garçon, un rapin, philosophe amer : « Quand Paiis tout entier sera détruit, quand ses maisons, ses palais, ses monuments, renversés, émiettés, joncheront son sol maudit, et ne seront plus, sous le ciel, qu’une ruine démesurée, alors, de ce monceau informe, on verra, comme d’un immense sépulcre, sortir un fantôme de femme, squelette vêtu d’une robe éclatante, décolleté jusqu’aux côtes, et le crâne coiffé d’une toque ; et ce fantôme, courant de débris en débris, tournant parfois la tête pour voir si quelque libertin ressussité comme elle la suit dans la solitude, ce fantôme, ce sera l’âme affreuse de Paris ! »

Quand minuit approché, les cafés se ferment. Le délégué à l’ex-préfecture a pris l’habitude d’envoyer des compagnies de gardes nationaux qui hâtent et surveillent la fermeture des établissements publics. Mais cette précaution, comme tant d’autres, est inutile. Il y a des portes secrètes qui échappent aux plus minutieuses investigations. Quand les devantures sont closes, on voit filtrer de la clarté par les interstices des planches. Approchez-vous, collez votre œil à ces fentes lumineuses, écoutez le canon qui tonne, les mitrailleuses qui toussent horriblement, la fusillade qui crépite, et regardez à l’intérieur des établissements fermés. On cause, on mange, on fume, des garçons vont et viennent. Il y a des femmes qui vont d’une table à l’autre, s’offrant ici, se vendant là. Les hommes sont bêtes et gais. On débouche des bouteilles de Champagne : « Ah ! ah ! c’est la fusillade. » Ces hommes sont les amants de toutes, ces femmes sont les maîtresses de tous ! Je vous dis que cette orgie est du meilleur effet au milieu de la ville chargée de malédictions, à quelques pas du champ de bataille où la baïonnette perce, où la mitraille éventre ! Et plus tard, quand on a bien ri, bien chanté, bien bu, comme la nuit est très-belle, on prend une voiture découverte, on va aux Champs-Élysées, et là on se hisse sur le siège, à côté du cocher, pour tâcher d’apercevoir le combat, pour voir si « ces gens-là » savent aussi bien mourir que les autres savent s’amuser. Plus discrets, d’autres viveurs se réfugient aux premiers étages de quelques maisons, dans les cercles. Ils sont trahis cependant par la splendeur des lustres qui perce les rideaux épais. Longez les murs, vous entendrez les conversations des joueurs et le cliquetis joyeux des pièces d’or.

Ah ! lâchetés des heureux ! colères excusables des meurt-de-faim !