XXVII.

Qui écouter ? que croire ? Il ne faudrait pas moins de cent pages pour relater les différents bruits qui ont circulé aujourd’hui mardi 4 avril, deuxième journée de l’horrible lutte. Notons à la hâte les affirmations les plus persistantes ; plus tard je mettrai de l’ordre dans ce pêle-mêle de nouvelles.

Toute la nuit, dans tous les quartiers, le rappel, la générale. Les compagnies se formaient précipitamment et se dirigeaient, qui vers la place Vendôme, qui vers la porte Maillot, en criant : À Versailles !

Dès cinq heures du matin, le général Bergeret occupe le rond-point de Courbevoie. Cette position a été évacuée par les troupes de l’Assemblée. Pourquoi ? les fédérés n’ont-ils pas été battus dans la journée d’hier ?

Une chose nuit gravement au général dans l’esprit de ses troupes : c’est qu’il va au combat en voiture.

Cependant il forme ses troupes en colonnes. Il n’a pas moins de soixante mille hommes sous ses ordres ; deux batteries de sept soutiennent l’infanterie ; des omnibus suivent, remplis de munitions. On marche sur le Mont-Valérien ; après avoir pris le fort, on se dirigera sur Versailles par Rueil et Nanterre.

Prendre le Mont-Valérien ? On ne doute pas un instant du succès de cette entreprise. « On nous affirmait, m’a dit un garde fédéré, que le fort, rien qu’en nous voyant, ouvrirait ses portes. » Mais on a compté sans le colonel Cholleton, qui défend la iortcresse. L’avant-garde des fédérés est accueillie par une volée formidable de boulets il d’obus. Panique, cris de rage, déroute, sauve-qui-peut. « Nous sommes trahis ! » L’armée de la Commune est partagée par la mitraille en deux tronçons : l’un, — trois bataillons à peine, — fuit dans la direction de Versailles, l’autre regagne Paris avec une précipitation louable. Faut-il, à cause de cette débandade, accuser de poltronnerie les combattants parisiens ? Non, ils ont été surpris ; ils ne s’attendaient pas à la réception que le Mont-Valérien leur a faite ; avertis, ils auraient mieux tenu. D’ailleurs, dans cette affaire, plus de peur que de mal ; la colossale forteresse aurait pu anéantir les communalistes ; elle s’est bornée à les disperser.

Mais que deviennent les trois bataillons qui ont dépassé le Mont-Valérien ? Ils vont bravement en avant.

Pendant ce temps, un autre mouvement sur Versailles s’opère par Meudon et Clamart. Un assez petit nombre de bataillons, sortis pendant la nuit, s’est massé à l’abri des forts d’Issy et de Vanves. Ils sont parvenus à mettre en batterie quelques pièces au bas des glacis du fort d’Issy, au sommet d’un mamelon boisé ; elles attaquent les batteries versaillaises de Meudon, qui répondent avec fureur. C’est un duel d’artillerie comme au temps, comme au bon temps, hélas ! des Prussiens.

Jusqu’à ce moment, les nouvelles sont assez précises, assez probables même, et l’on peut se faire une idée de la situation respective des deux belligérants. Mais vers deux heures de l’après-midi, tous les rapporta se contredisent et se brouillent.

Une estafelte, qui vient de la porte Maillot, crie à un groupe formé sur la place du Nouvel-Opéra :

— Nous sommes vainqueurs ! Flourens est entré à Versailles à la tête de quarante mille hommes ! On a pris cent députés. M. Thiers est prisonnier.

D’autre part, on dit que, ce matin, dans la débandade autour du Mont-Valérien, Flourens a disparu. Où aurait-il pu trouver quarante mille hommes pour les conduire à Versailles ?

En même temps, un bruit se répand d’après lequel le général Bergeret aurait été grièvement blessé par un éclat d’obus.

— Pure exagération ! dit quelqu’un. Le général a eu seulement deux chevaux tués sous lui.

Devant lui, plutôt, puisqu’il était en voiture.

Ce qui paraît plus certain, c’est qu’on se bat avec fureur entre Sèvres et Meudon. J’entends dire que le 113e régiment de ligne a levé la crosse en l’air, et que les Parisiens ont pris douze mitrailleuses aux Versaillais.

À Châtillon, on se bat aussi. Les communalistes ont remporté de grands avantages. Pourtant un curieux, qui s’est dirigé de ce côté, annonce qu’il a vu rentrer trois bataillons à l’air peu triomphant, et que d’autres bataillons, formant la réserve, ont refusé de marcher.

Tohu-bohu de contradictions, où la plupart des nouvelles n’ont d’autres sources que l’opinion et l’espérance de celui qui les colporte. Le résultat seul permettra d’apprécier ce qui s’est passé. Un instant je renonce à m’informer ; mais, malgré moi, j’interroge ; le désir de savoir l’emporte sur la certitude de ne rien apprendre.

Je vais aux Champs-Élysées. Le canon tonne ; des voitures d’ambulance descendent l’avenue et s’arrêtent devant le palais de l’Industrie ; en face, le théâtre Guignol lait pouffer de rire son public ordinaire. Ah ! misérable temps ! affreuse lutte fratricide ! Maudits soient à jamais ceux qui en sont la cause !

Cependant, tandis que l’on tue et que l’on meurt, les membres de la Commune rendent des décrets ; les murs sont blancs d’affiches officielles. « MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Pothuau sont mis en accusation ; leurs biens seront confisqués et mis sous séquestre, jusqu’à ce qu’ils aient comparu devant la justice du peuple. » Cette mise en accusation, cette mise sous séquestre rendront-elles aux veuves leurs maris, aux orphelins leurs pères ? « La Commune de Paris adopte les familles des citoyens qui ont succombé ou succomberont en repoussant l’agression criminelle des royalistes conjurés contre Paris et contre la République française. » N’envoyez pas les pères à la mort, cela vaudra mieux que d’adopter les enfants. Ah ! décrets dérisoires ! Vous séparez l’Église de l’État ? vous supprimez le budget des cultes ? vous confisquez les biens du clergé ? Il s’agit bien de ces choses à cette heure ! Ce qui est nécessaire, ce qui est indispensable, c’est l’apaisement, ce sont les massacres évités, ce sont les haines éteintes. Cela, vous ne le décréterez pas ! Non, non, ce qui se passe, vous l’avez voulu, vous le voulez encore ; vous avez profité des provocations, — que je ne conteste pas, — pour amener le plus épouvantable conflit dont se souviendra l’histoire de notre malheureux pays, et vous persévérez, et pour rallumer le courage chancelant de ceux que vous dévouez à une défaite et à un trépas inévitables, vous mettez en usage toutes les hypocrisies que vous reprochez à vos ennemis ! « Bergeret et Flourens ont fait leur jonction : ils marchent sur Versailles. Succès certain. » Vous faites afficher cette dépêche, — une fausse nouvelle, n’est-ce pas ? Mais ne faut-il pas tromper les hommes pour les perdre ? — et vous ajoutez : « Le feu de l’armée de Versailles ne nous a occasionné aucune perte appréciable. » Ah ! sur ce point, demandez leur avis aux femmes qui guettent aux portes de la ville le retour de vos soldats, et dont la plupart escortent, en sanglotant, des brancards ensanglantés !