XXVI.

Lundi, 3 avril. Journée affreuse ! J’ai couru çà et là, regardant, interrogeant, lisant. Il est dix heures du soir. Que sais-je ? Rien de précis, rien, sinon ceci, qui est horrible : on se bat.

Oui, aux portes de Paris, Français contre Français, sous les longues-vues des Prussiens qui surveillent le champ de bataille comme des corbeaux, on se bat ! J’ai vu passer des voitures d’ambulances pleines de gardes nationaux. Qui vous a blessés ? Des zouaves. Cette chose est-elle croyable, est-elle possible ? Ah ! ces fusils, ces canons, ces mitrailleuses, pourquoi l’étranger ne les a-t-il pas exigés, tous, ceux des soldats comme ceux des Parisiens ? Mais cela n’aurait pas servi à grand’chose. Il avait été décidé — par quelle volonté monstrueuse ? — que nous roulerions jusqu’au fond du précipice. Ces Français qui veulent tuer des Français ne seraient pas arrêtés par l’absence d’armes. S’ils ne pouvaient se fusiller, ils s’étrangleraient.

Ceci, vraiment, est imprévu. On craignait une émeute, oui ; on pensait aux journées de juin. Le soir où les bataillons dévoués à l’Assemblée nationale campèrent dans le quartier de la Banque, ils entrevoyaient comme une possibilité horrible les fusils braqués entre les pavés des barricades, le sang coulant dans les rues, les hommes tués, les femmes en pleurs. Mais qui aurait pu seulement soupçonner qu’une nouvelle espèce de guerre civile se préparait ? que Paris, séparé de la France, serait bloqué par des Français ? qu’il serait, une seconde fois, privé de correspondre avec les départements, une seconde fois affamé peut-être ? qu’il y aurait, non pas quelques milliers d’hommes luttant jusqu’à la mort dans un des quartiers de la ville, mais des armées en présence, ayant toutes deux des chefs, des fortifications, des canons ; que Paris, enfin, serait assiégé de nouveau ? Surprise abominable du hasard !

Dès le matin, on a entendu le canon. Ah ! ce bruit qui, pendant le siège, nous faisait battre le cœur d’espérance, — oui, d’espérance, car il faisait croire à la délivrance possible — ce bruit, qu’il a été affreux, ce matin ! Je me suis dirigé vers les Champs-Élysées. Paris, véritablement, était désert. Comprenait-il, enfin, que dans cette révolution, il y va de son honneur, de son existence même, ou simplement n’était-il pas levé encore ? Des bataillons défilaient sur le boulevard, musiques en tête. Ils allaient vers la place Vendôme, ils chantaient. Les cantinières avaient des fusils. Quelqu’un me dit qu’on a travaillé toute la nuit aux abords de l’Hôtel de Ville et que toutes les rues avoisinantes sont traversées de barricades. D’ailleurs, personne ne sait rien, sinon qu’on se bat à Neuilly, que les « royalistes » ont attaqué et qu’on « égorge nos frères. » Place de la Concorde, quelques groupes. Je m’approche ; on parle de la question des loyers, oui, des loyers ! Ah ! certes, ceux qu’on tue en ce moment ne payeront pas leurs propriétaires. À la hauteur du Rond-Point j’aperçois distinctement une foule assez compacte autour de l’Arc-de-Triomphe, et je rencontre quelques gardes nationaux fatigués qui reviennent de la bataille. Ils sont mornes, en loques, poudreux.

— Que se passe-t-il ?

— Nous sommes trahis ! dit l’un.

— Mort aux traîtres ! dit un autre.

Du champ de bataille, aucune nouvelle certaine. Un fuyard, attablé devant un café entre quelques curieux, raconte que la barricade du pont de Neuilly a été attaquée par des sergents de ville déguisés en gendarmes, et par des zouaves pontificaux précédés d’un drapeau blanc.

— Un drapeau de parlementaire ? demande quelqu’un.

— Non, un drapeau de royaliste, répond le garde.

— Et la barricade a été prise ?

— Nous n’avions pas de cartouches ; on n’avait pas mangé depuis seize heures ; il a fallu décamper.

Plus loin, un lignard m’affirme que la barricade a été reprise ; le canon tonne toujours : c’est, dit-on, le Mont-Valérien qui tire sur la caserne de Gourbevoie, où il y avait hier un bataillon de gardes nationaux fédérés.

— Mais ils sont partis avant le jour, ajoute le lignard.

Je continue mon chemin ; les groupes deviennent de plus en plus nombreux ; je lève la tête, je vois éclater une boîte à mitraille au-dessus de l’avenue de la Grande-Armée. Une fumée blanche subsiste pendant quelques secondes ; on dirait d’un lambeau de nuage détaché par le vent.

Je vais toujours en avant. La hauteur sur laquelle pose l’Arc-de-Triomphe est couverte de curieux : beaucoup de femmes et d’enfants. On grimpe sur les bornes, on s’accroche aux saillies du monument, on se retient aux sculptures des bas-reliefs. Un homme a imaginé de poser une planche sur trois chaises, et les badauds de se hisser sur la planche, moyennant une légère rétribution. De cet observatoire, on aperçoit une longue foule immobile et attentive, qui garnit entièrement l’avenue de la Grande-Armée ; plus loin, la Porte-Maillot, d’où s’élève de minute en minute une vaste fumée blanche, précédée d’une épouvantable détonation, — c’est le canon du rempart qui tire sur le rond-point de Courbevoie, — et au delà, l’avenue de Neuilly, longue, déserte, poudreuse sous le soleil, que traverse quelquefois, à la hâte, une forme humaine, et enfin, après la Seine, après l’avenue de l’Empereur, déserte aussi, la hauteur de Courbevoie, où est établie une batterie versaillaise. Mais j’ai beau écarquiiler les yeux, je ne distingue pas les canons ; on aperçoit quelques hommes, des sentinelles sans doute. Ce sont des sergents de ville, dit-on à ma droite ; mais, à ma gauche, on dit : ce sont des zouaves pontificaux. Ceux qui, à cette distance, reconnaissent les uniformes, ont certainement une bonne vue. Quant à la barricade du pont, les bruits les plus contradictoires circulent ; il m’est impossible de savoir si elle est restée au pouvoir des soldats ou des fédérés. D’ailleurs, depuis que je suis arrivé, on se bat peu. Bientôt la fusillade cesse entièrement ; il est midi. Mais la batterie du rempart continue d’attaquer le rond-point de Courbevoie, et le Mont-Valérien lance, de moment en moment, des projectilles sur Neuilly. Tout à coup une épouvantable poussée, venant de la Porte-Maillot, refoule l’épaisseur de la multitude, redouble d’efforts, se prolonge, s’exaspère, et tout le monde s’effare, crie, s’enfuit, avec des gestes d’épouvante. Un obus, dit-on, vient de tomber sur l’avenue de la Grande-Armée. Autour de l’Arc-de-Triomphe, plus personne » Les rues voisines regorgent de gens qui cherchent un abri. Puis, peu à peu, on se rassure ; la déroute s’interrompt ; on rit d’un moment de panique, on revient sur ses pas. Un quart d’heure plus tard, la foule, de toutes parts, est aussi compacte qu’auparavant.

Cependant, ce spectacle — combattants et badauds — me désole. Je désespère de rien apprendre. Je reviens vers la ville.

À quelque distance du théâtre des événements, on est mieux informé ; on est, du moins, très informé. L’imagination, plus loin du fait, a plus beau jeu. Je recueille cent nouvelles absurdes. Ce qui paraît certain, c’est que les fédérés ont subi un échec, médiocrement important en soi, puisque les troupes de Versailles ont peu avancé, mais enfin un échec qui pourra avoir quelque influence sur les résolutions de la garde nationale. On lui avait dit : « L’armée ne se battra pas ; les lignards lèveront la crosse en l’air à Neuilly, comme ils ont fait à Montmartre. » Elle commence à croire que l’armée se battra, et les gens qui vont répétant le plus haut que les sergents de ville et les zouaves de Charette ont seuls attaqué, ont l’air de parler ainsi pour se rendre courage et se faire illusion à eux-mêmes.

Mais de quel côté est parti le premier coup de fusil ? Sur ce point, chacun dit son mot, et personne ne sait à quoi s’en tenir. On attend avec impatience des nouvelles officielles. Les murs, ordinairement si bavards, sont muets jusqu’à cette heure. La moins invraisemblable des versions qui circulent est celle-ci : au point du jour, il aurait eu quelques coups de feu échangés entre les avant-postes des gardes nationaux et des patrouilles de gendarmes. Ni morts ni blessés ; de la poudre perdue, heureusement. Un peu plus tard, et quelques instants après l’arrivée du général Vinoy au Mont-Valérien, un parlementaire, précédé d’un trompette et accompagné de deux sergents de ville (toujours !) se serait présenté au pont de Courbevoie. On va jusqu’à donner le nom du parlementaire : M. Pasquier, chirurgien-major du régiment de gendarmerie à cheval. Deux gardes nationaux seraient allés au-devant de lui ; après quelques paroles échangées, l’un des gardes nationaux aurait brûlé la cervelle à M. Pasquier, d’un coup de revolver, à bout portant ; et, dix minutes plus tard, ajoutent les nouvellistes, le Mont-Valérien a commencé le feu avec une fureur qui, quatre heures durant, ne s’est pas ralentie.

Cependant, de tous côtés, on bat la générale. Sur le boulevard Montmartre, défile un nombre considérable de bataillons : plus de vingt mille hommes, disent des gens qui prétendent avoir compté. Ils passent en chantant, en criant : « Vive la Commune ! vive la République ! » Quelques acclamations leurs répondent ; ce ne sont pas seulement des fédérés de Montmartre ou de Belleville ; on reconnaît sous les képis des figures paisibles de bourgeois et de négociants ; beaucoup de mains sont blanches et ne sont pas des mains d’ouvriers. Ils marchent en bon ordre ; ils sont calmes et résolus ; on sent que ces hommes sont prêts à mourir pour une cause qu’ils croient juste ; je tire mon chapeau : il faut saluer, même coupables, même funestes, ceux qui poussent jusqu’à s’exposer à la mort le dévouement à leurs convictions.

Mais quelles convictions ? Qu’est-ce que la Commune ? les hommes qui siègent à l’Hôtel de Ville, n’ont publié aucun programme ; pourtant on va tuer et se faire tuer pour la Commune. Ah ! les mots, les mots ! quelle puissance ils ont sur toi, peuple héroïque et niais !

Enfin, le soir, une proclamation ! Il y avait une telle foule devant les affiches que je n’ai pas eu le loisir de la copier. Elle était conçue à peu près en ces termes :

« Citoyens,

« Ce matin, les royalistes ont attaqué.

« Impatients devant notre modération, ils ont attaqué.

« Ne pouvant nous opposer des baïonnettes françaises, ils ont employé contre nous la garde impériale et les zouaves pontificaux.

« Ils ont bombardé Neuilly, un village inoffensif. Les chouans de Charette, les Vendéens de Cathelineau, les Bretons de Trochu, les gendarmes de Valentin se sont rués sur nous.

« Il y a eu des morts et des blessés.

« Contre cette agression renouvelée des Prussiens, Paris tout entier doit être debout.

« Grâce au concours de la garde nationale, la victoire nous restera ! »

La victoire ! quelle victoire ? douleurs profondes ! Paris versant le sang de la France, la France versant le sang de Paris. De quel côté le triomphe ne sera-t-il pas abominable ?