XIV.

Vendredi 24 mars, à neuf heures du matin, nous sommes encore dans le quartier de la Bourse ; il y a des hommes qui n’ont pas dormi depuis quarante-huit heures. On est fatigué, mais toujours résolu. Notre nombre s’accroît de moment en moment. Je viens de voir arriver successivement trois bataillons, presque complets, clairons entête. On va pouvoir accorder quelques heures de repos aux gardes nationaux qui ont fait le plus long service. Cependant que se passe-t-il ? Nous ne savons rien de précis. Les fédérés se fortifient de plus en plus place de l’Hôtel-de-Ville et place Vendôme. Ils ont beaucoup d’artillerie et sont très-nombreux. Pourquoi n’attaquent-ils pas ? N’ont-ils, comme nous, qu’un projet, celui de se tenir sur la défensive ? Certes, ce ne seront pas nos mains qui, les premières, feront couler le sang français. Pendant cette hésitation commune, les heures s’écoulent, apaisant les esprits. Les députés et les maires de Paris intercèdent auprès de l’Assemblée nationale pour obtenir la reconnaissance de nos franchises municipales. Si le Gouvernement a le bon esprit de faire des concessions, aussi légitimes d’ailleurs qu’elles sont urgentes, s’il ne s’immobilise pas dans la résistance par suite de la conviction qu’il est dans son droit ; en un mot, s’il se souvient de cet axiome : « Summum jus, summa injustitia, » la guerre civile pourra être évitée. On dit, et je crois en effet, que les gardes nationaux fédérés ne considèrent pas sans quelque effroi les suites de l’aventure où ils se sont précipités. Les chefs aussi doivent être inquiets. Ceux mêmes qui se sont affirmés irréconciliables dans l’enivrement du triomphe, ne seraient peut-être pas fâchés qu’un peu de condescendance de la part de l’Assemblée leur offrît un prétexte de ne pas s’engager plus avant dans la rébellion. Tout à l’heure, des gardes du 117e bataillon, dont une partie est affiliée au Comité central, sont venus, en passant comme par hasard, causer avec nos avant-postes. La guerre civile à outrance ne paraît pas leur plus ardent désir. Quelques-uns disaient :

— On a battu la générale, je suis venu. On me donne la solde, j’obéis.

Étaient-ils sincères ? Venaient-ils pour se rallier ou pour nous épier ? D’autres, plus résolus ou moins sournois, disaient franchement :

— Nous voulons la Commune : nous l’aurons à tout prix.

Mais ceux-là étaient peu nombreux. Si la majorité des insurgés pense comme le petit nombre qui est venu lier conversation avec nous, on peut croire, sans se faire trop d’illusions, qu’une entente est devenue possible. On vient de me raconter un incident qui confirme cette espérance :

Le Comptoir d’escompte était occupé par un poste de fédérés. Une compagnie du IXe arrondissement, restée fidèle au Gouvernement, vint pour les relever de garde.

— Vous êtes là depuis deux jours ; allez vous reposer.

Ils refusèrent de céder la place.

— Nous sommes du quartier ; vous êtes de Belleville ; c’est à nous de garder le Comptoir d’escompte.

Ils ne voulurent rien entendre.

— Allez vous-en : on vous donnera 100 francs.

Ils ne se le firent pas répéter deux fois, acceptèrent l’argent et partirent. Des gens dont on peut acheter la conscience à raison de 2 francs par tête, — car ils étaient cinquante, — n’ont pas des convictions politiques bien formidables. J’oubliais de noter que ce poste de fédérés était commandé par l’Italien Tibaldi, le même qui a été arrêté dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, pendant l’échauffourée du 31 octobre.