XIII.

Jamais je n’ai vu avec plus de joie le jour se lever. Tous les hommes, à la suite d’un grand malheur, ont eu de ces nuits lugubres, où il semble que les ténèbres seront éternelles, et où le désir de la clarté devient un désespoir. Mais jamais aurore ne m’a été plus douce que celle qui a suivi cette horrible nuit. Tout danger de collision disparaissait-il avec l’ombre ? Non certes. Il se pouvait que les fédérés, pour nous attaquer, eussent attendu le matin, c’est-à-dire l’heure où la fatigue est la plus grande, la somnolence presque invincible, et la surveillance, par conséquent, moins active. Cependant le jour nous rassurait ; il nous semblait que le crime de la guerre civile n’oserait pas se produire en pleine clarté. Nous avions eu peur de la nuit ; la nuit était passée ; nous nous sentions plus légers, presque heureux.

Pourtant, tout le monde ne partageait pas cette confiance. Je me souviens d’un incident qui m’a fait sourire.

Un peu avant le jour, un de nos compagnons, couché à côté de moi, s’était levé. Il fit longtemps les cent pas dans la rue, comme pour secouer le froid du matin. Par distraction, je le suivais des yeux ; il marchait sur le trottoir des maisons qui s’adossent au passage des Panoramas. De temps en temps, il jetait un coup-d’œil au delà des portes ouvertes. Je le vis entrer dans une maison et ressortir d’un air mécontent ; il renouvela trois ou quatre fois la même manœuvre. Enfin, après avoir séjourné pendant quelques secondes dans un corridor, à côté du restaurant Gatelain, il reparut dans la rue en se frottant les mains d’un air satisfait, et se dirigea de mon côté.

— Monsieur, me dit-il à voix basse, de façon à ne pas être entendu de nos voisins, est-ce que vous approuvez ce plan de bataille qui consisterait, en cas d’attaque, à tirer des fenêtres sur les assaillants ?

— C’est la guerre des rues, répondis-je ; espérons que nous n’aurons pas à la faire.

— Oh ! oui, espérons-le, fit-il avec un soupir. Moi, j’aurais préféré qu’on prît d’autres dispositions.

— Et pourquoi cela ?

— Dame, vous comprenez ; quand nous serons enfermés dans les maisons, les insurgés essayeront d’y pénétrer.

— C’est probable.

— Et s’ils y pénètrent ?

— Il nous arrivera du renfort de la place de la Bourse avant qu’ils puissent forcer les portes.

— Sans doute, sans doute ; mais quelquefois le renfort arrive trop tard, et si les fédérés avaient le temps d’entrer, ils nous fusilleraient comme des chiens dans les chambres sans issues.

— Ce serait fort désagréable. Mais que voulez-vous ? Il faut avoir du cœur ; quand on se bat, on risque d’être tué.

— Vous croyez donc, monsieur, qu’on agirait comme un poltron en essayant de se ménager une porte de sortie, comme on dit, pour le cas où les insurgés s’empareraient des maisons ?

— Comme un poltron, non, mais comme un homme très-prudent.

— Eh bien ! monsieur, je suis prudent, moi ! s’écria mon camarade avec un air de triomphe ; et je crois que j’ai trouvé…

— La porte de sortie ?

— Justement. Vous voyez ce corridor en face de nous ? Au bout de ce corridor, il y a une porte qui donne… devinez où ?

— Dans le passage des Panoramas, je pense.

— Oui, monsieur, dans le passage. Vous comprenez le reste ?

— Médiocrement.

— Je m’explique. Les insurgés arrivent ; nous nous précipitons dans ce corridor, nous fermons la porte de la rue, nous gagnons notre poste aux fenêtres du premier étage, et, ma foi, nous faisons feu sur les fédérés jusqu’à la dernière cartouche. Mais ces diables, pendant ce temps, ont essayé d’enfoncer la porte à coups de crosse. Elle n’est pas très-forte, la porte ; ils sont beaucoup plus nombreux que nous, ils vont entrer, ils entrent. Alors, que faisons-nous ?

— Nous nous plaçons au sommet de l’escalier, et si nous n’avons plus de cartouches, nous les recevons à la baïonnette.

— Ah ! vous croyez que nous faisons cela ?

— Il le faut bien.

— Eh bien ! moi, je croyais, continua-t-il un peu honteux, qu’on aurait pu, par la porte qui ouvre sur le passage…

— S’enfuir ?

— Oh ! non, se mettre en sûreté.

— Si nous en venons là, répondis-je, vous agirez à votre fantaisie. Mais laissez-moi vous dire que votre plan ne vaut rien ; le passage est occupé par une centaine des nôtres, et toutes les issues en sont fermées.

— Pas toutes.

— Pas toutes ?

— Non, et c’est justement pour cela que je suis venu vous parler. Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

— Oh ! si peu.

— Mais enfin, vous l’êtes ?

— Si cela peut vous être agréable.

— Et vous connaissez des acteurs, vous allez leur rendre visite quelquefois, le soir, dans les chambres où ils se costument, pendant qu’on joue la comédie ?

Je regardais mon brave camarade avec une stupéfaction réelle.

— Vous devez donc connaître les dispositions intérieures des théâtres, les couloirs, les trappes ?

— Quand même je connaîtrais tout cela, en quoi ma science pourrait-elle vous être utile ?

— Elle me sauverait, monsieur ! Nous traversons le passage, nous gagnons la galerie où se trouve l’entrée des artistes du théâtre des Variétés ; vous sonnez, le concierge vous connaît, nous entrons, vous me guidez dans les escaliers, dans les coulisses ; nous trouvons quelque machine de théâtre, un coffre, n’importe quoi, nous nous fourrons dedans, nous attendons la fin de la bagarre, et enfin, quand tout est bien fini…

— Nous sortons par la grande porte du boulevard, et nous allons tranquillement déjeûner pendant que, sur les escaliers de la maison que nous devions défendre, on ramasse les cadavres de nos camarades !

Le pauvre homme me considéra, consterné, puis il s’en alla, et pendant un instant je ne le vis plus. Je compris que je lui avais fait de la peine. J’avais peut-être eu tort de lui faire sentir si nettement ce qu’il y avait de coupable dans son projet. Je le connaissais depuis plusieurs mois ; il loge dans la rue où j’habite ; il a femme et enfants. N’avait-il pas un peu le droit de songer à protéger sa vie ? Je songeai un instant à cela, puis je n’y songeai plus.

Vers quatre heures du matin, il y eut une alarme encore ; en un clin d’œil tout le monde fut sur pied ; on enjamba les escaliers, on se précipita aux fenêtres. La maison qui avait été assignée à mon escouade était celle justement qui avait inspiré à mon camarade son projet d’évasion. Je le trouvai arrivé avant moi dans la chambre d’où nous devions faire feu.

— Ah ! vous ne savez pas ce que j’ai fait ? me dit-il.

— Non.

— Eh bien ! la porte dont je vous ai parlé, la porte qui ouvre sur le passage, vous vous rappelez ?

— Parfaitement.

— Il y avait une clé à cette porte ; je lui ai fait faire deux tours dans la serrure, et je suis allé la jeter dans le trou de l’égout. Ah ! ah ! celui qui voudrait s’échapper par là serait bien attrapé.

Je serrai la main de ce brave homme ; il était tout joyeux, et j’étais fort content aussi. Si profond que soit l’abaissement momentané de la France, il serait absurde de désespérer d’un pays où les poltrons même sont braves !