III.

Il est dix heures du soir. Si je n’étais point si las, je me dirigerais vers l’Hôtel de Ville. On dit que la garde nationale s’en est emparée ; le 18 mars continue le 31 octobre. Mais cette journée m’a horriblement fatigué, j’ai à peine la force d’écrire ce que je viens de voir et d’entendre çà et là.

Sur les boulevards extérieurs, les débits de liqueurs regorgent d’ivrognes. Il y a des badauds pour regarder boire ces hommes qui se vantent d’avoir fait une révolution. Quand « le coup » a réussi, il se trouve toujours un tas de chenapans pour dire : « C’est moi qui ai fait le coup ». On cause, on rit, on chante. À chaque pas des fusils en faisceaux. Au coin du passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts s’amoncelait, quand je suis passé, un tas grouillant d’hommes couchés. Plus loin, j’ai vu tout un bataillon, l’arme au pied, prêt à se mettre en marche. À l’entrée de la rue Blanche et de la rue Fontaine, quelques pavés posés les uns sur les autres voudraient avoir l’air d’une barricade. Rue des Abbesses, j’ai compté trois canons ; une mitrailleuse menace la rue des Martyrs. Rue des Acacias, un homme a été arrêté et conduit au poste par une patrouille de gardes nationaux ; j’ai entendu dire qu’il avait volé. Arrêter un ou deux voleurs, c’est une des traditions de l’émeute parisienne. D’ailleurs, le désordre n’est pas excessif. Si tous les hommes ne portaient pas l’uniforme, on pourrait croire que c’est un soir de fête populaire ; les vainqueurs s’amusent.

Il y avait peu de soldats, ce soir, parmi les fédérés : ils sont peut-être rentrés dans les casernes, par habitude, pour manger la soupe.

Sur les grands boulevards, des groupes tumultueux commentent les événements de la journée. Au coin de la rue Drouot, un officier du 117e bataillon lit à haute voix, ou plutôt récite (car il a l’air de la savoir par cœur !) la proclamation de M. Picard, affichée dans l’après midi :

« Le gouvernement vous appelle à défendre votre cité, vos foyers, vos familles, vos propriétés.

« Quelques hommes égarés, se mettant au-dessus des lois, n’obéissant qu’à des chefs occultes, dirigent contre Paris les canons qui avaient été soustraits aux Prussiens.

« Ils résistent par la force à la garde nationale et à l’armée.

« Voulez-vous le souffrir ?

« Voulez-vous, sous les yeux de l’étranger prêt à profiter de vos discordes, abandonner Paris à la sédition ?

« Si vous ne l’étouffez pas dans son germe, c’en est fait de la République et peut-être de la France !

« Vous avez leur sort entre vos mains.

« Le gouvernement a voulu que vos armes vous fussent laissées.

« Saisissez-les avec résolution pour rétablir le régime des lois, sauver la République de l’anarchie qui sera sa perte ; groupez-vous autour de vos chefs. C’est le seul moyen d’échapper à la ruine et à la domination de l’étranger,

« Le ministre de l’intérieur,
« Ernest PICARD. »


Le groupe écoute avec attention, crie deux ou trois fois : « Aux armes ! » et se dissipe. Un instant je crois qu’il va s’armer en effet. Il va tout simplement renforcer un autre groupe formé sur l’autre trottoir.

Cette inaction des amis de l’ordre a été, il faut bien le reconnaître, générale aujourd’hui. Paris est divisé depuis le matin en deux portions : l’une qui agit et l’autre qui laisse faire.

À vrai dire, quand même elle l’aurait voulu, je ne sais trop comment la partie paisible de la population parisienne aurait pu s’y prendre pour résister à l’émeute. « Groupez-vous autour de vos chefs ! » conseille la proclamation. Fort bien ! cela est facile à dire, c’est moins aisé à faire. Pour se grouper autour des chefs, il faut savoir où ils sont. Où étaient-ils aujourd’hui ? La scission produite dans la garde nationale par le coup d’État du Comité central a eu pour conséquence première de désorganiser les commandements. Comment distinguer, à quoi reconnaître, où trouver les capitaines, les commandants, les colonels qui sont restés fidèles à la cause de l’ordre ? On sonne, il est vrai, le rappel et l’on Lat la générale dans tous les quartiers de Paris. Mais qui fait battre la générale et qui fait sonner le rappel ? Le Gouvernement régulier ou le Comité révolutionnaire ? Plus d’un bon bourgeois, prêt à faire son devoir — car, à Paris, nul n’est lâche — et qui avait déjà endossé sa vareuse et bouclé son ceinturon, ne s’est pas décidé à obéir au clairon ou au tambour, de peur que, par suite d’une confusion probable, il n’allât grossir les forces de l’émeute au lieu de se joindre aux défenseurs de la loi. Il est naturel de rester chez soi quand on ne sait pas où l’on irait. D’ailleurs, l’armée a lâché pied. Les mauvais exemples sont contagieux. Est-il équitable de demander à des pères de famille, à des négociants, à des bourgeois enfin, soldats par occasion, un effort devant lequel de vrais soldats ont reculé ? Ajoutons à ces considérations que le Gouvernement est en fuite. Il reste peut-être quelques ministres à Paris, mais, depuis plusieurs heures déjà, le bruit s’est répandu que la plupart de nos gouvernants sont allés rejoindre l’Assemblée à Versailles. Je ne blâme pas ce départ un peu précipité ; il était peut-être indispensable, mais que voulez-vous ? on aime à avoir auprès de soi les gens dont on défend la cause et on se bat mal pour des absents.

Cependant, de la Madeleine au Gymnase, les cafés regorgent de filles et de gandins. Tandis qu’on se saoule sur les boulevards extérieurs, on se grise ou à peu près sur ce qu’on nomme les grands boulevards. Toute la différence gît dans les qualités différentes des boissons. Quel peuple sommes-nous, bon Dieu !