IV.

C’est aujourd’hui le lendemain. J’avais hâte de savoir ce qui s’était passé cette nuit et quelle attitude avait prise Paris revenu de sa première surprise. Qui sait ? La nuit avait peut-être porté conseil. Le Gouvernement et le Comité central avaient peut-être réglé leurs différends ; il se pouvait que tout fût fini.

Dans la rue matinale, tout était paisible. Les boutiques étaient ouvertes comme à l’ordinaire. Cuisinières et ménagères allaient et venaient. J’ai rencontré un brave homme avec lequel je causais parfois, les nuits de garde, du temps où l’on allait aux remparts.

— Eh bien ! lui ai-je demandé, qu’y a-t-il de nouveau ?

— De nouveau ? je ne sais pas. Ah ! oui, il paraît qu’il y a eu quelque chose hier à Montmartre.

Ceci me fut répondu au centre même de la ville, dans la rue de la Grange-Batelière. Il y a à Paris de ces prodigieux indifférents. Je parie qu’en cherchant un peu on finirait par découvrir dans quelque quartier reculé un homme qui se croit encore gouverné par Napoléon III et qui n’a entendu parler de la guerre avec la Prusse que comme d’une éventualité improbable.

Sur les boulevards, peu d’agitation. Des enfants crient des journaux. Je n’aime pas à être renseigné par les feuilles publiques. Si impartial, si sincère que soit un reporter, il ne peut présenter les faits que d’après la façon dont il en a été impressionné. Or, il m’est presque impossible d’évaluer l’importance d’un fait d’après des impressions étrangères.

Je me suis dirigé vers la rue Drouot, prévoyant des affiches. Que d’affiches, en effet ! et des affiches blanches, s’il vous plaît ! Ceci indiquait que Paris avait un gouvernement, le blanc étant la couleur officielle, même sous la République rouge.

J’ai pris un crayon et j’ai copié à la hâte les proclamations de nos nouveaux maîtres. Je crois que j’ai agi prudemment. Tout est si vite oublié, les proclamations et les hommes ! Où sont les affiches d’antan ?

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.
Au Peuple.
« Citoyens,

« Le peuple de Paris a secoué le joug qu’on essayait de lui imposer. »


Quel joug, messieurs du Comité, pardon, citoyens ? Je vous assure que moi, qui, pourtant, fais parlie du peuple, je ne me suis pas le moins du monde aperçu qu’on essayât de m’imposer un joug. Il s’agissait, si j’ai bonne mémoire, de quelques canons, et il n’y avait pas le moindre joug dans toute cette affaire. Et puis, cette expression : « le peuple de Paris » est singulièrement exagérée. Certainement les habitants de Montmartre et leurs frères des quartiers excentriques font partie du peuple, et n’en sont pas, je suis tout disposé à le reconnaître, la portion la moins saine ni la moins digne d’intérêt (j’ai toujours préféré un charbonnier de la chaussée Clignancourt à un gandin de la rue Tailbout), mais enfin, ils ne sont pas le peuple tout entier. Donc, votre phrase ne signifie pas grand’chose ; et en outre, avec sa métaphore démodée, elle est d’une rhétorique un peu vieillotte. Je crois qu’il eût mieux valu dire tout simplement :

« Citoyens, les habitants de Montmartre et de Belleville ont gardé les canons qu’on voulait leur prendre. »

Mais cela n’aurait pas eu l’air d’une proclamation. Chose extraordinaire ! on a beau bouleverser le pays tout entier, le style officiel demeure inébranlable. On triomphe des gouvernements, on ne peut pas triompher des lieux communs. Continuons à lire :

« Calme, impassible dans sa force, il a attendu, sans crainte comme sans provocation, les fous éhontés qui voulaient toucher à la République. »

La République ? encore une expression impropre : c’est aux canons qu’on voulait toucher.

« Cette fois, nos frères de l’armée… »

Ah ! vos frères de l’armée ! Ce sont vos frères parce qu’ils ont levé la crosse en l’air. Dans ces familles-là, on n’est parent que lorsqu’on est du même avis.

« Cette fois, nos frères de l’armée n’ont pas voulu porter la main sur l’arche sainte de nos libertés. »

Allons, bon ! les canons sont « l’arche sainte » à présent ! Métaphore bien biblique d’ailleurs pour des gens qui ne doivent pas aimer les calotins.

« Merci à tous, et que Paris et la France jettent ensemble les bases d’une République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles.

« L’état de siège est levé.

« Le peuple de Paris est convoqué dans ses sections pour faire ses élections communales. La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale.

« Hôtel de ville de Paris, le 19 mars 1871.

« Le Comité central de la garde nationale :
« Assy, Billioray, Ferrat, Labitte, Ed. Moreau, Ch. Dupont, Varlin, Boursier, Mortier, Gouhier, Lavallette, Fr. Jourde, Rousseau, Ch. Lullier, Blanchet, G. Grillard, Barroud, H. Geresme, Fabre, Pougeret. »


Par exemple, il y a un reproche qu’on ne pourra pas adresser à la nouvelle émeute parisienne : c’est celui d’avoir mis à sa tête des gens d’une incapacité démontrée. Celui qui oserait affirmer que chacun des personnages nommés ci-dessus n’a pas plus de génie qu’il n’en faut pour sauver deux ou trois nations, m’étonnerait considérablement. Il est dit dans un drame d’Hugo qu’un enfant sans parents prouvés, doit être supposé gentilhomme ; un inconnu peut, au même titre, passer pour un homme de génie.

Mais il y avait sur les murs de la rue Drouot bien des proclamations encore :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.
Aux gardes nationaux de Paris
« Citoyens,

« Vous nous aviez chargés d’organiser la défense de Paris et de vos droits. »

Ah ! pour cela, non, mille fois non ! Je vous ai accordé — parce que vous paraissiez y tenir — que des canons étaient une arche sainte, mais, sous aucun prétexte, je n’avouerai que je vous aie chargé d’organiser n’importe quoi ! Je ne vous connais pas, je n’ai jamais entendu parler de vous, il n’est personne que j’ignore au monde autant que Ferrat et Labitte, si ce n’est Grillard et Pougeret (cependant j’étais garde national et je ne me suis pas plus mal enrhumé qu’un autre, sur les remparts, pour le roi de Prusse), je ne sais ni ce que vous voulez, ni où vous conduisez ceux qui vous suivent, et je puis vous affirmer qu’il y a bien à Paris une centaine de mille hommes qui, eux aussi, se sont parfaitement enrhumés, et qui, àl’heure qu’il est, sont absolument, à votre endroit, dans le même cas que votre serviteur.

« Nous avons conscience d’avoir rempli cette mission. »

Vous êtes bien bons d’avoir pris cette peine, mais du diable si je me souviens de vous avoir donné aucune mission d’aucune espèce !

« Aidés par votre courage et votre sang-froid !… »

Ah ! messieurs ! vous me flattez.

« Nous avons chassé ce gouvernement qui vous trahissait. »

« À ce moment, notre mandat est expiré… »

Le mandat que je vous avais donné, toujours ?

« Et nous vous le rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

« Préparez’donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous pour récompense, la seule que nous ayons jamais espérée : celle de vous voir établir la véritable République.

« En attendant, nous conservons, au nom du peuple, l’Hôtel de Ville.

« Hôtel de Ville, Paris, 19 mars 1871.


« Le Comité central de la garde nationale,
« Assy, Billioray, etc… etc… etc… »


À côté de cette affiche, il y en a eu une autre non moins signée des citoyens Assy, Billioray et autres, et annonçant que les élections communales auront lieu mercredi prochain 22 mars, c’est-à-dire dans trois jours.

Voilà donc le résultat de ce qui s’est passé hier, et la révolution du 18 mars peut être racontée en quelques paroles :

Il y avait des canons à Montmartre ; le Gouvernement a voulu les prendre et n’a pas pu, grâce à la fraternité couarde des lignards. Une société secrète, composée de quelques délégués de quelques bataillons, a profité de cette occasion pour affirmer hautement quelle représentait la population tout entière, et pour lui ordonner d’élire — qu’elle l’ait désiré ou non — la Commune de Paris.

Que va faire Paris, entre ces dictateurs sortis l’on ne sait d’où, et le gouvernement réfugié à Versailles ?