II.

À trois heures, il y avait un groupe assez considérable — soldats, gardes, femmes, enfants — dans une des rues avoisinant l’Élysée-Montmartre. La personne qui m’a raconté ceci ne se rappelle pas le nom de la rue. On pérorait vivement, avec de grands gestes. Il était surtout question du général Lecomte, accusé d’avoir par trois fois ordonné à ses troupes de faire feu sur la milice citoyenne.

— Il a bien fait, dit un vieillard qui était là, écoutant.

Il y eut à ces mots une tempête de jurons et d’imprécations.

— Il avait reçu de ses chefs l’ordre de s’emparer des canons et de disperser les attroupements, reprit le vieillard avec calme ; il devait obéir.

Les hurlements redoublèrent. Une femme, une cantinière, s’approcha de l’homme qui s’exposait ainsi à la fureur de la foule, le regarda sous le nez et dit :

— C’est Clément Thomas !

C’était, en effet, le général Clément Thomas ; il n’était pas en uniforme. Les injures les plus grossières lui furent adressées par cent bouches à la fois, et, selon toute apparence, la colère du groupe ne se serait pas bornée à des paroles si un homme ne s’était écrié :

— Ah ! tu défends ce scélérat de Lecomte ? eh bien, nous allons te mettre avec lui. Ça fera une jolie paire de…

Ce projet fut approuvé, et M. Clément Thomas fut conduit, non sans avoir à subir plus d’un outrage, au Château-Rouge, où le général Lecomte était enfermé depuis le matin.

À partir de ce moment, le récit que j’ai recueilli diffère peu des différentes versions qui circulent dans la ville.

Vers quatre heures les deux généraux furent tirés de leur prison par une centaine de gardes nationaux. On avait attaché les mains du général Lecomte. M. Clément Thomas n’avait pas de liens. On les conduisit sur le sommet de la butte Montmartre. On s’arrêta devant le no 6 de la rue des Rosiers. C’est une petite maison que j’ai été voir depuis ; il y a un jardin devant ; elle a l’air bourgeois et paisible. Ce qui se passa dans cette maison ne sera peut-être jamais su. Était-ce là que siégeait alors le Comité central de la garde nationale ? Le Comité s’y trouvait-il tout entier, ou n’y était-il représenté que par quelques-uns de ses membres ? Plusieurs personnes supposent que la maison n’était pas occupée, et que les gardes y firent entrer les prisonniers pour faire croire à la foule qu’on allait procéder à un jugement, et pour donner ainsi une apparence de légalité à l’exécution qu’ils préméditaient.

Il faut ajouter que, d’après certains témoignages, il y avait des lignards parmi les gardes qui entouraient les généraux.

Le procès — en supposant qu’il y ait eu procès — ne fut pas long.

À l’un des bouts de la rue, il y a un mur de clôture ; c’est là que furent conduits les condamnés.

Dès qu’on eut fait halte, un officier de la garde nationale saisit violemment M. Clément Thomas par le collet de son habit, le secoua à plusieurs reprises, et enfin lui plaça un revolver sur la gorge.

— Avoue, dit-il, que tu as trahi la République.

M. Clément Thomas ne répondit que par un mouvement d’épaules. Alors l’officier se retira.

Le général se trouvait seul et debout devant la muraille.

Qui donna le signal ? On ne sait. Une vingtaine de détonations éclatèrent à la fois. M. Clément Thomas tourna sur lui-même et tomba, la face en avant.

— À ton tour ! dit un des assistants au général Lecomte.

Celui-ci, de lui-même, sortit des rangs, enjamba le cadavre de Clément Thomas, s’adossa au mur, et attendit.

— Feu ! cria un officier.

Il y a une heure, j’ai rencontré rue des Acacias une vieille femme qui offrait pour 3 francs une balle qu’elle avait retirée du plâtre de la muraille, au bout de la rue des Rosiers.