I.

Que veut dire ceci ? où allons-nous ? Qui nous mène ? D’où vient le vent qui souffle ? Est-ce une tempête qui va tout bouleverser profondément, n’est-ce qu’une rafale soudaine et peu durable ? S’agit-il, en un mot, d’une révolution ou simplement d’une émeute ?

Aujourd’hui 18 mars, vers quatre heures du matin, j’ai été réveillé par un bruit de pas nombreux. De ma fenêtre, dans le brouillard terne, entre les maisons closes, j’ai vu passer une escouade de soldats. Ils marchaient lentement, enveloppés dans leurs capotes grises ; quelques-uns rasaient les murs. Il tombait une petite pluie fine. Je suis descendu à la hâte et j’ai interrogé deux traînards.

— Où allez-vous ? ai-je demandé.

— Nous ne savons pas, a répondu l’un.

— Il paraît que nous allons à Montmartre, a dit l’autre.

Ils allaient à Montmartre, en effet. Dès cinq heures du matin, le 88e de ligne a occupé le plateau de la butte et les petites rues avoisinantes. Plus d’un, parmi ces pauvres lignards, connaissaient ces ruelles pour les avoir gravies le dimanche en compagnie de quelque payse aux joues de pomme, en service chez des bourgeois du quartier. On se promenait sur la place Saint-Pierre, on s’arrêtait devant la barraque du tir, admirant l’adresse des uns, raillant la maladresse des autres. Quand on avait deux sous dans la poche, on jetait une grosse boule dans la gueule d’un monstre imaginaire peint sur une planche carrée ; la payse trouvait les macarons excellents. Mais ce matin il n’y avait ni payse ni jeux de macarons sur la place Saint-Pierre. Il a fallu se tenir immobile, l’arme au pied, dans la boue. Ces pauvres diables de lignards ne devaient pas être contents.

Ah ! les canons de la garde nationale, ces maudits canons ! Qu’ils aient beaucoup servi contre les Prussiens, c’est ce que personne ne saurait affirmer. Ils se sont tenus coi pendant le siège ; on n’entendait parler d’eux que le jour où on les payait et le jour où on les baptisait, ils étaient neufs, élégants et jolis, et ne semblaient pas le moins du monde avoir envie de se noircir de poudre. On pouvait du moins espérer qu’ils tarderaient toujours Lui attitude pacifique, et que, n’ayant pu être utiles, ils ne seraient jamais dangereux. Eh bien ! pas du tout. Le mal qu’ils n’ont pas fait à la Prusse, c’est à la France qu’ils le font. Ironie cruelle ! ces canons, c’était Paris lui-même, tout entier, qui s’était fait bronze pour se défendre. On avait fabriqué ces pièces de sept, de huit, de vingt-quatre, ces mitrailleuses américaines, avec l’épargne des ménagères riches ou pauvres, avec les louis des hommes opulents et les liards des meurt-de-faim ; les artistes avaient offert leurs talents, les poètes leurs vers, les marchands leurs recettes, pour qu’on achetât des canons, des canons encore. Toutes les bouches à pain s’étaient privées pour qu’on eut des bouches à feu. Et voici que maintenant ces engins de guerre, qui n’ont pas servi pour la guerre nationale, causent la discorde civile, et au lieu de sauver Paris, le ruinent.

Ce sont ces canons que le 88e de ligne est allé chercher à Montmartre. Il les a pris d’abord, mais on les lui a repris, ou, pour mieux dire, il les a rendus. À qui ? à la foule, à des femmes, à des enfants. Quant aux chefs, on ne sait ce qu’ils sont devenus. On raconte pourtant que le général Lecomte a été fait prisonnier et conduit au Château-Rouge. Place Pigalle, à neuf heures, des chasseurs d’Afrique font une charge assez vigoureuse les gardes nationaux répondent par un feu de peloton. Un officier de chasseurs s’avance ; il tombe, frappé d’une balle. Ses soldats s’enfuient, la plupart chez les marchands devins, où ils fraternisent avec les patriotes qui offrent à boire, On m’affirme à l’instant même que le général Vinoy était à ce moment tout près de la place Pigalle, à cheval. Des femmes ont fait cercle autour de lui et l’ont hué. Un enfant lui a lancé une pierre, un autre lui a jeté sa casquette à la tête. Le général, piquant des deux, a disparu. Gardes nationaux et soldats se promènent bras dessus, bras dessous, à Montmartre et sur les boulevards extérieurs. Ils commencent à se répandre dans Paris. Je viens de voir passer un groupe passablement aviné. Toute cette affaire ressemble un peu à ces duels qui se terminent par des déjeuners.

Que va devenir ceci ? Nul ne saurait le dire. À qui la faute ? aux maladroits.

Certainement, les gardes nationaux de Montmartre n’avaient pas le droit de garder des canons qui appartenaient à la garde nationale tout entière ; ils n’avaient pas le droit d’inquiéter la tranquillité renaissante, le commerce refleurissant, les étrangers revenus, Paris enfin, par ces gueules de bronze tournées vers nos maisons, et le gouvernement, en bonne justice, pouvait et même devait faire cesser cet état de choses. Mais l’emploi de la force était-il indispensable pour parvenir à ce résultat ? Avait-on épuisé tous les moyens de conciliation ? Ne pouvait-on espérer encore que, gagnés par la lassitude, les citoyens de Montmartre finiraient par abandonner les canons qui, déjà, étaient à peine gardés, et, gênés eux-mêmes par leurs propres barricades, repaveraient leurs places et leurs rues ? M. Thiers et ses ministres n’ont pas été de cet avis ; ils ont préféré agir et sévir. Fort bien. Mais quand on prend de telles résolutions, il faut être sûr de les accomplir. Dans des circonstances d’une telle gravité, ne pas réussir, c’est avoir eu tort de tenter.

Eh ! dira-t-on, le gouvernement pouvait-il supposai que les lignards lèveraient la crosse en l’air, que les chasseurs, après avoir perdu un seul officier, ne songeraient plus qu’à tourner le dos, et que tous les exploits des troupes régulières se borneraient à de copieuses bombances en compagnie des insurgés ? Non-seulement le gouvernement aurait pu supposer cela, mais je ne conçois pas qu’il ait pu un seul instant espérer un dénouement qui ne fût pas absolument celui-là. Comment ! depuis bien des jours déjà, les soldats oisifs erraient dans les rues avec les gardes nationaux ; ils logeaient chez les Parisiens, mangeaient leur soupe, courtisaient leurs femmes, leurs filles ou leurs bonnes. Déshabitués de la discipline par le relâchement que la défaite avait introduit dans l’organisation militaire, désabusés du prestige que les chefs essayent en vain de conserver après des désastres, importunés de leur uniforme qui désormais ne pouvait plus leur inspirer de fierté, ils devaient évidemment être tentés de se mêler à la population, de se confondre parmi ceux à qui l’humiliation de la défaite incombait moins directement. Le soldat vaincu voulait se cacher dans le citoyen. D’ailleurs, les généraux, les colonels, les capitaines ne connaissaient-ils pas l’esprit des troupes ? Faut-il admettre qu’ils se soient grossièrement trompés à ce sujet, ou qu’ils aient trompé le gouvernement ? Donc celui-ci pouvait et par conséquent devait être en situation de prévoir le résultat de sa tentative de répression. Il avait peut-être le droit de sévir, mais il n’avait pas celui d’ignorer qu’il n’en avait pas le pouvoir. Maintenant, cent mille fusils, chassepots, tabatières et pistons, trinquent chez les vendeurs de vins frelatés et d’alcool. Le gouvernement se tirera-t-il de l’impasse où il s’est précipité tête baissée ?