Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/32

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 374-378).

Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée, & de ce que l’auteur veit dedans sa bouche.

Chapitre XXXII.



Ainsi que Pantagruel avecques toute sa bande entrerent es terres des Dipsodes, tout le monde se rendoit à luy : & de leur franc vouloir luy apportoient les clefz de toutes les villes où il alloit, excepté les Almyrodes, qui voulurent tenir contre luy, et feirent response à ses heraulx, qu’ilz ne se rendroient point, sinon à bonnes enseignes.

Et quoy, dist Pantagruel, en demandent ilz de meilleures que la main au pot, & le verre au poing ? Allons, & qu’on me les mette à sac.

Adoncq tous se mirent en ordre comme deliberez de donner l’assault. Mais au chemin passans une grande campaigne, furent saisys d’une grosse houzée de pluye. À quoy ilz commencerent à se tremousser & se serrer l’ung l’aultre. Ce que voyant Pantagruel leur fist dire par les capitaines que ce n’estoit riens, & qu’il voyait bien au dessus des nues que ce ne seroit qu’une petite venue : mais à toutes fins qu’ilz se missent en ordre & qu’il les vouloit couvrir. Lors se mirent en bon ordre & bien serrez. Adoncques Pantagruel tira la langue seulement à demy, & les en couvrit comme une gelline faict ses poulletz.

Ce pendant ie qui vous fays ces tant veritables contes, m’estoys caché dessoubz une feuille de Bardane, qui n’estoit point moins large que l’arche du pont de Monstrible : mais quand ie les veiz ainsi bien couverts ie m’en allay à eulx rendre à l’abrit : ce que ie ne peuz tant ilz estoient comme l’on dit, au bout de l’aulne fault le drap. Doncques le mieux que ie peu ie montay dessus & cheminay bien deux lieues sus sa langue, tant que ie entray dedans sa bouche. Mais ô dieux & deesses, que veiz ie là ? Iuppiter me confonde de la fouldre trisulque si ien mens. Ie y cheminois comme l’on faict en Sophie à Constantinople, & y veiz de grans rochiers, comme les monts des Dannoys, ie croy que c’estoient les dentz : & de grans prez, de grans foretz, & de fortes & grosses villes non moins grandes que Lyon ou Poictiers. Et le premier que y trouvay, ce fut ung bon homme qui plantoit des choulx. Dont tout esbahy luy demanday. Mon amy que fays tu icy ?

Ie plante, dist il, des choux.

Et à quoy ny comment ? dys ie.

Ha monsieur, dist il, nous ne povons pas estre tous riches. Ie gaigne ainsi ma vie : & les porte vendre au marché en la cité qui est icy derriere.

Iesus (dys ie) il y a icy ung nouveau monde.

Certes (dist il) il n’est mie nouveau : mais l’on dit bien que hors d’icy il y a une terre neufve où ilz ont et soleil et lune et tout plain de belles besoingnes, mais cestuy cy est plus ancien.

Voire mais (dis ie) mon amy, comment a nom ceste ville où tu portes tes choulx ?

Elle a (dist il) nom Aspharage, & sont Chrestiens gens de bien, & vous feront grang chiere.

Brief ie me deliberay d’y aller. Or en mon chemin ie trouvay ung compaignon, qui tendoit aux pigeons. Auquel ie demanday. Mon amy dont vous viennent ces pigeons icy ?

Sire (dist il) ilz viennent de l’aultre monde.

Lors ie pensay que quand Pantagruel baisloit, les pigeons à pleines vollées entroient dedans sa gorge, pensant que feust ung columbier. Puis m’en entray à la ville, laquelle ie trouvay belle, bien forte, et en bel air, mais à l’entrée les portiers me demanderent mon bulletin, de quoy ie fuz fort esbahy, & leur demanday, messieurs y a il icy dangier de peste ?

Ô seigneur (dirent ilz) l’on se meurt icy aupres tant que le chariot court par les rues.

Iesus (dys ie) & où ?

À quoy me dirent, que c’estoit en Laryngues & Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme sont Rouen & Nantes riches & bien marchandes. Et la cause de la peste a esté pour une puante & infecte exhalation qui est sortie des abysmes despuis na guieres, dont ilz sont mors plus vingt & deux cens soixante mille & seize personnes, despuis huyct iours.

Lors ie pense & calcule, & trouve que c’estoit une puante alaine qui estoit venue de l’estomach de Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.

De là partant passay par entre les rochiers, qui estoient ses dentz, & feis tant que ie montay sus une, & là trouvay les plus beaulx lieux du monde, beaulx grans ieux de paulme, belles galleries, belles prariez, force vignes, & une infinité de cassines à la mode Italicque par les champs pleins de delices : et là demouray bien quatre moys & ne feis oncques telle chere que pour lors. Puis me descendis par les dentz du derriere pour m’en venir aux baulievres : mais en passant ie fuz destroussé des brigans par une grand forest qui est vers la partie des oreilles : puis trouvay une petite bourgade à la devallée, iay oublyé son nom, où ie feis encores meilleure chere que iamais, & gaignay quelque peu d’argent pour vivre. Et sçavez vous comment ? à dormir : car l’on loue les gens à iournée pour dormir, & gaignent cinq à six solz par iour, mais ceulx qui ronflent bien fort gaignent bien sept solz & demy. Et contoys aux senateurs comment on m’avait destroussé par la vallée : lesquelz me dirent que pour tout vray les gens de par delà les dentz estoient mal vivans & brigans de nature. À quoy ie congneu que ainsi comme nous avons les contrées de deça & de delà les monts, aussi ont ilz deça & delà les dentz. Mais il faict beaucoup meilleur de deça & y a meilleur air. Et là commençay à penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit. Veu que nul n’avoit encores escript de ce pays là où il y a plus de xxv. royaulmes habitez, sans les devers, & ung gros bras de mer : mais ien ay composé ung grand livre intitulé l’Histoire de Guorgias : car ainsi les ay ie nommez par ce qu’ilz demouroient en la gorge de mon maistre Pantagruel. Finablement ie m’en vouluz retourner & passant par la barbe me gettay sus ses espaules, & de là me devalle en terre & tumbe devant luy. Et quand il me apperceut, il me demanda.

Dont viens tu Alcofrybas ?

Et ie luy responds, de vostre guorge monsieur.

Et despuis quand y es tu ? dist il.

Despuis (dis ie) que vous alliez contre les Almyrodes.

Il y a (dist il) plus de six moys. Et de quoy vivoys tu ? que mangeoys tu ? que beuvoys tu ?

Ie responds. Seigneur de mesmes vous, & des plus fryans morceaux qui passoient par vostre guorge ie prenoys le barraige.

Voire mais (dist il) où chyois tu ?

En vostre guorge monsieur, dys ie.

Ha ha tu es gentil compaignon, dist il. Nous avons avecques l’ayde de dieu conquesté tout le pays des Dipsodes, ie te donne la chastellenie de Salmigondin.

Grant mercy (dis ie) monsieur, vous me faictes du bien plus que n’ay deservy envers vous.