Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/31

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 370-373).

Comment Pantagruel entra en la ville des Amaurotes. Et comment Panurge maria le roy Anarche, & le feist cryeur de saulce vert.

Chapitre XXXI.



Apres celle victoire merveilleuse Pantagruel envoya Carpalim en la ville des Amaurotes dire & annoncer comment le roy Anarche estoit prins, & tous leurs ennemys defaictz. Laquelle nouvelle entendue, sortirent au devant de luy tous les habitans de la ville en bon ordre & en pompe triumphale avecques une liesse divine le conduisirent en la ville. Et furent faictz beaulx feux de ioye par toute la ville, & belles tables rondes garnies de force vivres dressées par les rues. Ce fut un renouvellement du temps de Saturne, tant il fut faict alors grand chere.

Mais Pantagruel tout le Senat ensemblé dist, Messieurs ce pendant que le fer est chault il le fault battre, aussi devant que nous desbauscher davantaige, ie veux que allions prendre d’assault tout le royaulme des Dipsodes. Par ainsi ceulx qui avecques moy vouldront venir, se aprestent à demain apres boire : car lors ie commenceray à marcher. Non pas qu’il me faille gens davantaige pour me ayder à le conquester : car autant vaudrait il que ie le tinsse desià, mais ie voy que ceste ville est tant pleine des habitans qu’ilz ne peuvent se tourner par les rues. Docnques ie les meneray comme une colonie en Dipsodie, & leur donneray tout le pays, qui est beau, salubre, fructueux, et plaisant sus tous les pays du monde, comme plusieurs de vous sçavent qui y estes allez aultrefoys. Un chascun de vous qui y vouldroit venir soit prest comme iay dit.

Ce conseil & deliberation fut divulgué par la ville, & le lendemain se trouverent en la place devant le palays iusques au nombre de dix huyt cens cinquante mille, sans les femmes & petitz enfans. Ainsi commencerent à marcher droict en Dipsodie en si bon ordre qu’ilz ressembloient es enfans d’Israël quand ilz partirent d’Égypte pour passer la mer rouge.

Mais devant que poursuyvre ceste entreprinse ie vous veulx dire comment Panurge traicta son prisonnier le roy Anarche. Il luy souvint de ce que avoit raconté Epistemon comment estoient traictez les roys & riches de ce monde par les champs Elisées, & comment ilz gaingnoient pour lors leur vie à vilz & salles mestiers. Pourtant un iour habilla son dict roy d’un beau petit pourpoint de toille tout deschiquetté comme la cornette d’un Albanoys, et de belles chausses à la mariniere, sans soulliers : car (disoit il) ilz luy gasteroient la veue, & un petit bonnet pers avecques un grand plume de chappon. Ie faux, car il m’est advis qu’il y en avoit deux : & une belle ceincture de pers & vert, disant que ceste livrée luy advenoit bien, veu qu’il avoit esté pervers.

En tel point l’amena devant Pantagruel, & luy dist. Congnoissez vous ce rustre ? Non certes, dist Pantagruel. C’est monsieur du Roy de troys cuittes. Ie le veulx faire homme de bien : ces diables de roys icy ne sont que beaulx, & ne sçavent ny ne valent riens, sinon à faire des maulx es pouvres subiectz, & à troubler tout le monde par guerre pour leur inique & detestable plaisir. Ie le veulx mettre à mestier, & le faire cryeur de saulce vert. Or commence à cryer, Vous fault il point de saulce vert ?

Et le pouvre diable cryoit. C’est trop bas, dist Panurge, et le print par l’oreille, disant. Chante plus hault, en g sol ré ut. Ainsi diable tu as bonne gorge, tu ne fuz iamais si heureux que de n’estre plus roy.

Et Pantagruel prenoit tout à plaisir. Car ie ose bien dire que c’estoit le meilleur homme qui fut d’icy au bout d’un baston. Ainsi fut Anarche bon cryeur de saulce vert. Deux iours apres Panurge le maria avecques une vieille lanterniere, luy mesmes fist les nopces à belles testes de mouton, bonnes hastilles à la moustarde, & beaulx tribars aux ailz, dont il en envoya cinq sommades à Pantagruel, lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appetissantes : & à boire belle piscantine & beau corme. Et pour les faire dancer, loua ung aveugle qui leur sonnoit la note avecques la vielle. Et apres disner les maena au palays & les monstra à Pantagruel, & luy dist monstrant la mariée. Elle n’a garde de péter.

Pourquoy ? dist Pantagruel.

Par ce, dist Panurge, qu’elle est bien entamée.

Quelle parabolle est cela ? dist Pantagruel.

Ne voyez vous pas, dist Panurge, que les chastaignes qu’on faict cuyre au feu, si elles sont entieres elles petent que c’est raige : & pour les engarder de peter l’on les entame. Aussi ceste mariée est bien entamée par le bas, ainsi elle ne petera point.

Et Pantagruel leur donna une petite loge aupres de la basse rue, et ung mortier de pierre à piller la saulce. Et firent en ce point leur petit mesnage : & fut aussi gentil cryeur de saulce vert que feust oncques veu en Utopie. Mais l’on m’a dit despuis que sa femme le bat comme plastre, & le pouvre sot ne se ose desfendre, tant il est nies.