Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/45

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 211-214).

Comment Panurge ſe conſeille à Triboullet.

Chapitre XLV.


Av ſixieme iour ſubſequent Pantagruel feut de retour, en l’heure que par eaue de Bloys eſtoit arriué Triboullet. Panurge à ſa venue luy donna vne veſſie de porc bien enflée, & reſonante à cauſe des poys qui dedans eſtoient : plus vne eſpée de boys bien dorée : plus, vne petite gibbeſſiere faicte d’vne coque de Tortue : plus vne bouteille cliſſée pleine de vin Breton : & vn quarteron de pommes Blandureau. Comment, (diſt Carpalim) eſt il fol, comme vn chou, à pommes ? Triboullet ceignit l’eſpée & la gibbeſſiere, print la veſſie en main : mangea part des pommes : beut tout le vin. Panurge le reguardoit curieuſement : & diſt. Encores ne veids ie oncques fol, & ſi en ay veu pour plus de dix mille francs, qui ne beuſt voluntiers & à longs traictz. Depuys luy expoſa ſon affaire en parolles rhetoriques & eleguantes. Dauant qu’il euſt acheué, Triboullet luy bailla vn grand coup de poing entre les deux eſpaules, luy rendit en main la bouteille : le nazardoit auecques la veſſie de porc[1], & pour toute reſponce luy diſt, branſlant bien fort la teſte. Par Dieu, Dieu, fol enraigé, guare moine, cornemuſe de Buzançay. Ces parolles acheuées, s’eſquarta de la compaignie, & iouoic de la veſſie, ſe delectant au melodieux ſon des poys. Depuys ne feut poſſible tirer de luy mot queconques. Et le voulant Panurge d’aduentaige interroger, Triboullet tira ſon eſpée de boys, & l’en voulut ferir.

Nous en ſommes bien vrayement (diſt Panurge). Voyla belle reſolution. Bien fol eſt il, cela ne ſe peult nier : mais plus fol eſt celluy qui me l’amena : & ie tresfol, qui luy ay communicqué mes penſées. C’eſt (reſpondit Carpalim) droict viſé à ma viſiere. Sans nous eſmouuoir, (diſt Pantagruel) conſiderons ſes geſtes & ſes dictz. En iceulx i’ay noté myſteres inſignes, & plus tant que ie ſouloys ne m’eſbahys de ce que les Turcs reuerent telz folz comme Muſaphiz & Prophetes. Auez vous conſideré, comment ſa teſte s’eſt auant qu’il ouuriſt la bouche pour parler, crouſlée & eſbranſlée ? Par la doctrine des antiques Philoſophes, par les ceremonies des Mages, & obſeruations des Iuriſconſultes pouez iuger que ce mouuement eſtoit ſuſcité à la venue & inſpiration de l’eſprit fatidicque, lequel brusquement entrant en debile & petite ſubſtance, (comme vous ſçauez que en petite teſte ne peut eſtre grande ceruelle contenue) l’a en telle maniere eſbranſlée, que diſent les Medicins tremblement aduenir es membres du corps humain, ſçauoir eſt, part pour la peſanteur & violente impetuoſité du fays porté, part pour l’imbecillité de la vertus & organe portant. Exemple manifeſte eſt en ceulx qui à ieun ne peuuent en main porter vn grand hanat plein de vin ſans trembler des mains. Cecy iadis nous præfiguroit la diuinatrice Pythie, quand auant reſpondre par l’oracle eſcroulloit ſon laurier domeſticque. Ainſi dict Lampridius[2] que l’empereur Heliogaballus pour eſtre reputé diuinateur, par pluſieurs feſtes de ſon grand Idole, entre les retaillatz fanaticques branſloit publicquement la teſte. Ainſi declare Plaute en ſon Aſnerie[3], que Saurias cheminoit branſlant la teſte, comme furieux & hors du ſens, faiſant paour à ceulx qui le rencontroient. Et ailleurs[4] expoſant pourquoy Charmides branſloit la teſte, dict qu’il eſtoit en ecſtaſe. Ainſi narre Catulle en Berecynthia & Atys du lieu, on quel les Mænades femmes Bacchicques, prebſtreſſes de Bacchus, forcenées, diuinatrices, portantes rameaulx de Lierre, branſloient les teſtes. Comme en cas pareil faiſoient les Gals eſcouillez prebſtres de Cybele, celebrans leurs offices. Dont ainſi eſt dicte ſcelon les antiques Theologiens : car Κυϐιστᾶν ſignifie, rouer, tortre, branſler la teſte, & faire le torti colli. Ainſi eſcript T. Liue[5], que es Bacchanales de Rome, les homes & femmes ſembloient vaticiner à cauſe de certain branſlement & iectigation du corps par eulx contrefaicte. Car la voix commune des Philoſophes, & l’opinion du peuple eſtoit, vaticination ne elire iamais des cieulx donnée ſans fureur & branſlement du corps tremblant & branſlant, non ſeulement lors qu’il la receuoit, mais lors auſſi qu’il la manifeſtoit & declairoit. De faict Iulian[6] Iuriſconſulte inſigne quelques foys interrogé, ſi le ſerf ſeroit tenu pour ſain, lequel en compaignie de gens fanaticques & furieux, auroit conuerſé, & par aduenture vaticiné, ſans toutesfoys tel branſlement de teſte, reſpondit eſtre pour ſain tenu. Ainſi voyons nous de præſent les precepteurs & Pædagoges eſbranſler les teſtes de leurs diſciples (comme on faict vn pot par les anſes) par vellication & erection des aureilles (qui eſt (ſcelon la doctrine des ſaiges Ægyptiens) membre conſacré à Memoire) affin de remettre leurs ſens, lors par aduenture eſguarez en penſemens eſtranges, & comme effarouchez par affections abhorrentes, en bonne & philoſophicque diſcipline : Ce que de ſoy confeſſe Virgile en l’eſbranlement de Apollo Cynthius[7].


  1. Auecques la veſſie de porc. Ce traitement, dont on usait autrefois envers ceux dont on voulait se moquer, n’était pas encore oublié au XVIIe siècle. Madame de Sévigné écrit à sa fille (7 août 1675) : « Je vous avoue qu’il y a ici de petits meſſieurs à la meſſe, à qui l’on voudroit bien donner d’une veſſie de cochon par le nez. »
  2. Lampridius. « Jactavit… caput inter præcisos phanaticos. » (Vie d’Héliogabale, 7)
  3. En ſon Aſnerie. — Aſinaria, II, 3 :

    Quassanti capite incidit.

  4. Et ailleurs. — Trinummus, sc. dern. :

    Quid cassas caput ?

  5. Ainſi eſcript T. Liue. « Viros veluti mente capta cum jactitatione fanatica corporis vaticinari. » (Liv. XXXIX)
  6. Iulian. Ainsi dans toutes les éditions, mais c’est Vivian qu’il faut lire. Voyez Pandectes, liv. XXI, tit. I, De ædilitio edicto.
  7. Apollo Cynthius.

    Cum canerem reges et prœlia Cynthius aurem
    Vellit, & admonuit…

    (Virgile, Églogues, VI, v. 3)