Les Trois Deniers (trad. Sommer)

Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachette (p. 405-451).
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LES TROIS DENIERS


NOTICE SUR LES TROIS DENIERS.



Cette comédie est appelée quelquefois le Trésor, mais c’est à tort. Trinummus signifie les trois deniers, c’est le salaire promis au sycophante qui paraît au quatrième acte (scène ii). Il est vrai que l’intrigue roule sur un trésor caché, et que l’homme aux trois deniers n’est qu’un personnage épisodique et insignifiant ; mais combien de fois déjà n’avons-nous pas vu Plaute emprunter ses titres de détails purement accessoires ?

Dans les Trois deniers on ne voit figurer que d’honnêtes gens, car le jeune dissipateur lui-même, malgré des égarements qui ne seront que passagers, montre un caractère honorable. Un vieillard, qui part pour négocier au loin, confie ses enfants, un fils et une fille, à son meilleur ami. Le fils gaspille la fortune paternelle, et finit par vendre la maison, ignorant qu’il y a un trésor caché. L’ami, qui en est instruit, achète de sa bourse et garde le trésor intact pour le vieillard absent. La fille est demandée en mariage par un des plus riches partis de la ville ; mais le dissipateur est trop fier pour la marier sans dot, et veut faire accepter au prétendant une campagne qui lui reste encore. Pour mettre fin au débat, l’ami du vieillard imagine de prendre une somme sur le trésor et de la faire apporter avec des lettres par un homme qui dira venir de la part du père. Sur les entrefaites, le père lui-même arrive : de là une scène invraisemblable, surtout par sa longueur. Ce père, qui devrait être si pressé d’entrer dans sa maison, d’embrasser ses enfants, perd tout un acte à observer les démarches et à écouter les billevesées d’un homme qu’il ne connaît pas. Enfin son ami le met au courant de tout ce qui s’est passé ; il pardonne, comme tous les pères, et marie du même coup son fils et sa fille.

On rapprochera avec intérêt des Trois deniers le Dissipateur de Destouches.






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ARGUMENT[1].


Charmide, partant pour un voyage, confie un trésor caché et tout son bien à son ami Calliclès. Pendant son absence, son fils gaspille le patrimoine ; il vend même la maison, que Calliclès achète. La sœur, qui n’a point de dot, est demandée en mariage ; pour lui en donner une sans se faire une méchante affaire, Calliclès aposte un homme qui dit apporter de l’argent de la part du père. L’homme arrive devant la maison ; le vieux Charmide, de retour, se moque de lui et marie ses enfants.




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PERSONNAGES.


LA DÉBAUCHE.

LA MISÈRE.

MËGARONIDE, vieillard.

CALLICLÈS, autre vieillard.

LYSITÉLES, fils de Philton.

PHILTON, vieillard.

LESBONICUS, fils de Charmide, ami de Lysitéiès.

STASIME, esclave de Lesbonicus.

CHARMIDE, vieillard.

UN SYCOPHANTE.


La scène est à Athènes.

LES TROIS DENIERS.




PROLOGUE.



LA DÉBAUCHE, LA MISÈRE.


LA DÉBAUCHE. Viens, ma fille, viens faire ton office.

LA MISÈRE. Je vous suis ; mais je ne sais quel sera le terme de notre course.

LA DÉBAUCHE. Le voici. Tiens, c’est la maison (elle montre la maison de Lesbonicus) ; entres-y. (La misère entre. Aux spectateurs : ) Maintenant, pour ne pas vous laisser d’incertitude, je vous mettrai sur la voie en quelques paroles, si vous me promettez d’être attentifs. D’abord, je vous dirai qui je suis et qui est cette autre qui vient d’entrer là, si vous voulez m’écouter. Le nom que Plaute m’a donné, c’est La Débauche ; puis il a voulu appeler ma fille La Misère. Apprenez pourquoi elle est entrée dans cette maison par mon ordre, et tandis que je parle, ouvrez-moi bien vos oreilles.

Il y a un jeune homme qui demeure dans cette maison ; avec mon aide, il a mangé la fortune de son père. Voyant qu’il n’avait plus de quoi se nourrir, je lui ai donné ma fille pour qu’il vive désormais avec elle. Quant au sujet de la pièce, n’attendez pas que je vous en parle : les vieillards qui vont venir vous mettront au fait. Son nom, en grec, est le Trésor. Philémon en est l’auteur ; Plaute l’a traduite en latin : il l’a nommée les Trois Deniers, et il vous prie de permettre qu’elle reste sous ce nom. Voilà tout : portez-vous bien, écoutez en silence.


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ACTE I.


SCÈNE I. — MÉGARONIDE.


Oui, gronder un ami quand il a fait une faute, c'est un acte dont on vous sait peu de gré ; mais dans la vie c’est une chose utile et profitable. Moi par exemple, aujourd’hui, je chapitrerai un de mes amis, et il le mérite bien ; ce sera malgré moi, mais l’honneur le commande. C’est une contagion qui attaque par trop les bonnes mœurs ; aussi sont-elles déjà à moitié mortes. Et tandis qu’elles sont sur le flanc, les mauvaises, comme des plantes largement arrosées, grandissent et foisonnent ; rien n’est si commun de nos jours ; on pourrait en faire une abondante moisson. La plupart des gens s’occupent plus de plaire à quelques-uns que d’être utiles à tout le monde. Ainsi la complaisance triomphe de l’intérêt général ; elle embarrasse, elle est fâcheuse en mille circonstances, et retarde le bien public et particulier.



SCÈNE II. — CALLICLÈS, MÉGARONIDE.


CALLICLÈS, sortant de chez Lesbonicus. J’entends qu’on orne d’une couronne notre dieu Lare ; ma femme, prie-le que cette maison nous soit bonne, propice, heureuse, fortunée… et que je te voie mourir au plus vite.

MÉGARONIDE. Le voilà, cet homme qui sur ses vieux jours est redevenu enfant, et qui s’est mis dans le cas de recevoir une verte semonce. Abordons-le.

CALLICLÈS. Quelle est cette voix qui se fait entendre près de moi ?

MÉGARONIDE. C’est celle d’un homme qui vous veut du bien, si vous êtes comme je désire ; autrement, c’est celle d’un ennemi en colère.

CALLICLÈS. Salut, mon ami, ami de mon âge. Comment cela va-t-il, Mégaronide ?

MÉGARONIDE. Salut à vous aussi, ma foi, Calliclès. Cela va-t-il ? cela a-t-il été ?

CALLICLÈS. La santé est bonne, elle a été meilleure.

MÉGARONIDE. Et votre femme ? comment se porte-t-elle ?

CALLICLÈS. Mieux que je ne voudrais.

MÉGARONIDE. Je suis content, ma foi, qu’elle soit toujours en vie et en santé.

CALLICLÈS. Je crois que vous êtes content, ma foi, si quelque chose ne va pas comme je veux.

MÉGARONIDE. Je souhaite à mes amis tout ce que j’ai moi-même.

CALLICLÈS. Et votre femme, à vous ?

MÉGARONIDE. Elle est immortelle ; elle vit et vivra encore.

CALLICLÈS. Bonne nouvelle, ma foi, et je prie les dieux de faire qu’elle vous survive.

MÉGARONIDE. Si elle était mariée avec vous, ma foi, je le voudrais de grand cœur.

CALLICLÈS. Voulez-vous changer ? je prendrai la vôtre et vous la mienne. Je vous ferai voir que vous ne m’aurez nullement attrapé.

MÉGARONIDE. Ce sera peut-être vous, je crois, qui m’aurez surpris.

CALLICLÈS. Oh ! par ma foi, vous verriez bien que vous ne sauriez pas ce que vous feriez.

MÉGARONIDE. Gardez votre emplette ; de tous les maux, le meilleur est celui que l’on connaît. Si je prenais une femme que je ne connaisse point, c’est alors que je ne saurais pas ce que je ferais. Par Pollux, tant qu’on vit bien, la vie dure. Mais écoutez-moi, et mettez de côté les plaisanteries. C’est avec intention que je suis venu vous trouver.

CALLICLÈS. Dans quel but ?

MÉGARONIDE. Pour vous gourmander bel et bien.

CALLICLÈS. Moi ?

MÉGARONIDE. Y a-t-il donc ici quelqu’un d’autre que vous et moi ?

CALLICLÈS. Personne.

MÉGARONIDE. Alors pourquoi demander si c’est à vous que j’en ai ? à moins que vous ne pensiez que je veux me chanter pouille à moi-même. Car enfin, si vos anciens principes sont malades, si vous voulez accommoder votre nature aux mœurs d’aujourd’hui, ou si les mœurs d’aujourd’hui changent votre nature, si vous ne gardez pas les allures d’autrefois et que vous preniez les nouvelles, vous ferez bien du mal à tous vos amis, ils souffriront de vous voir et de vous entendre.

CALLICLÈS. Quelle mouche vous pique pour me parler ainsi ?

MÉGARONIDE. Toute personne de bien, homme ou femme, doit avoir à cœur d’éloigner de soi le soupçon et la faute.

CALLICLÈS. On ne peut faire les deux.

MÉGARONIDE. Pourquoi cela ?

CALLICLÈS. Vous le demandez ? Ne pas faillir, cela dépend de ma seule volonté : le soupçon au contraire loge dans le cœur d’autrui. Si je vous soupçonnais d’avoir volé la couronne sur la tête de Jupiter, dans le Capitole, sur la plus haute de nos collines, vous auriez beau n’en avoir rien fait, si c’était ma fantaisie de vous soupçonner, comment pourriez-vous m’en empêcher ? Mais je veux savoir de quoi il est question.

MÉGAHONIDE. Avez-vous un ami ou une connaissance qui ait du bon sens ?

CALLICLÈS. Ma foi, je ne veux pas vous tromper. Il y a des gens que je connais pour mes amis, d’autres que je crois l’être, d’autres dont je ne peux assez démêler le caractère et les sentiments pour dire s’ils penchent du côté de l’amitié ou du côté de la haine. Mais de tous mes amis assurés, c’est vous qui êtes le plus sûr. Si vous saviez que j’aie commis quelque maladresse ou quelque faute et que vous ne me le reprochiez pas, vous mériteriez des reproches vous-même.

MÉGARONIDE. Je le sais ; et si je suis venu pour une autre raison, vous faites bien de vous plaindre.

CALLICLÈS. J’attends ce que vous avez à me dire.

MÉGARONIDE. Avant tout, il circule sur votre compte dans le public des bruits fâcheux ; vos concitoyens disent que vous courez après de honteux profits. Il y en a même qui vous appellent le vautour ; que vous dévoriez un étranger ou un compatriote, peu vous importe, selon eux. Quand j’entends parler ainsi de vous, je peste et j’enrage.

CALLICLÈS. Cela dépend et ne dépend pas de moi, Mégaronide : qu’on ne le dise pas, cela ne dépend pas de moi ; qu’on n’ait pas raison de le dire, cela dépend de moi.

MÉGARONIDE. Charmide, qui demeurait ici, n’était-il pas votre ami ?

CALLICLÈS. Il l’a été et il l’est encore. Pour vous en convaincre, je vous donnerai les faits en témoignage. Quand son fils eut mangé la fortune et qu’il se vit réduit à la misère, avec une fille déjà grande, elle orpheline et lui veuf, il voulut aller à Séleucie, et me recommanda sa jeune fille, sa maison, son fils le dissipateur. S’il avait été mon ennemi, il ne m’aurait pas confié tout cela, je suppose.

MÉGARONIDE. Eh bien, ce jeune homme, que vous voyez un mauvais sujet, que ne le redressez-vous ? que ne le remettezvous dans le bon chemin ? Vous auriez tant soit peu mieux fait de chercher à le rendre honnête homme que de vous jeter dans les mêmes désordres et d’ajouter votre déshonneur au sien.

CALLICLÈS. Qu’ai-je donc fait ?

MÉGARONIDE. Ce que pouvait faire un homme de rien.

CALLICLÈS. Cela ne me ressemble guère.

MÉGARONIDE. N’avez-vous pas acheté la maison au jeune homme ? Vous vous taisez ? Où logez-vous maintenant ?

CALLICLÈS. Je l’ai achetée, et j’ai compté l’argent au jeune homme en propres mains, quarante mines.

MÉGARONIDE. Vous lui avez donné l’argent ?

CALLICLÈS. Oui, et je ne m’en repens point.

MÉGARONIDE. Par ma foi, voilà un jeune homme placé sous une triste sauvegarde. N’était-ce pas lui donner une épée pour se tuer ? Quelle différence y a-t-il à remettre de l’argent à un jeune homme amoureux, qui n’est pas maître de ses passions, pour qu’il s’achève et mette le comble à ses dérèglements ?

CALLICLÈS. Il ne fallait pas lui verser l’argent ?

MÉGARONIDE. Non, il fallait ne lui rien acheter, ne lui rien vendre, ne pas le mettre en état de se pervertir encore. N’avez-vous pas abusé de celui qu’on vous avait confié ? n’avez-vous pas jeté sur le pavé celui qui vous l’avait confié ? Belle confiance, ma foi, et belle tutelle ! Mettez-vous dans ses mains : il aura bientôt fait d’accommoder ses affaires.

CALLICLÈS. Avec vos reproches, Mégaronide, vous me forcez (le moyen est nouveau) sur une chose qui a été confiée à ma discrétion, à ma loyauté, à mon honneur, que je ne devais dire ni révéler à personne ; et me voilà obligé de vous en faire la confidence.

MÉGARONIDE. Ce que vous aurez mis en dépôt chez moi, vous le retrouverez à la même place.

CALLICLÈS. Regardez seulement si personne n’écoute, et, je vous prie, ayez de temps en temps l’œil autour de nous.

MÉGARONIDE. J’écoute, si vous voulez parler.

CALLICLÈS. Si vous voulez vous taire, je parlerai. Lorsque Charmide est parti pour l’étranger, il m’a fait connaître l’existence d’un trésor dans sa maison, ici, dans une certaine chambre Mais faites le guet.

MÉGARONIDE. Il n’y a personne.

CALLICLÈS. Quelque chose comme trois mille philippes. Nous étions tête à tête, et, au nom de l’amitié et de l’honneur, il m’a conjuré en pleurant de ne jamais en souffler mot à son fils ni à personne qui pût éventer la mèche. Si donc il revient ici sain et sauf, je lui rendrai ce qui lui appartient ; s’il lui arrive malheur, j’ai une dot tout assurée à donner à la fille qu’il m’a confiée, pour lui faire faire un mariage convenable.

MÉGARONIDE. Dieux immortels ! comme vous m’avez changé en un moment avec peu de paroles ! J’étais venu vous trouver dans de tout autres dispositions. Mais puisque vous avez commencé, continuez votre récit.

CALLICLÈS. Que vous dirai-je ? la sagesse de mon ami, ma fidélité, nos secrets, ce mauvais sujet a failli tout mettre sens dessus dessous.

MÉGARONIDE. Comment cela ?

CALLICLÈS. Je vais passer six jours seulement à la campagne, et pendant mon absence, à mon insu, sans me consulter, il pose un écriteau pour mettre en vente la maison.

MÉGARONIDE. Le loup était enragé de faim et la gueule béante : il épiait le sommeil du chien et voulait enlever tout le troupeau.

CALLICLÈS. Il l’aurait fait, ma foi, si le chien n’avait eu le nez fin. Mais à présent, je vous interroge à mon tour : quel était mon. de voir ? dites-le-moi. Devais-je lui révéler le trésor, au mépris des supplications de son père ? Devais-je souffrir que la maison changeât de maître, pour que l’acquéreur mit la main sur l’argent ? J’ai mieux aimé acheter moi-même, j’ai payé pour sauver le trésor et le rendre intact à mon ami. Et je n’ai pas acheté pour moi, pour mon usage : je lui ai racheté sa maison, j’ai tiré les fonds de ma poche. Que ce soit bien, que ce soit mal, voilà comment j’ai agi ; je conviens de ce que j’ai fait, Mégaronide. Voilà mes méfaits, voilà ma cupidité. Et c’est pour cela que les bonnes langues me déchirent ?

MÉGARONIDE. Arrêtez-vous ; vous triomphez de votre censeur ; vous me fermez la bouche, et je n’ai rien à répliquer.

CALLICLÈS. Maintenant, je vous en prie, assistez-moi, aidez-moi de vos conseils, partagez avec moi mon fardeau.

MÉGARONIDE. Vous pouvez compter sur moi.

CALLICLÈS. Alors, où serez-vous tout à l’heure ?

MÉGARONIDE. A la maison.

CALLICLÈS. C’est tout ce que vous me vouliez ?

MÉGARONIDE. Ne bronchez pas dans vos principes.

CALLICLÈS. C’est à quoi je m’applique.

MÉGARONIDE. Mais dites-moi.

CALLICLÈS. Qu’est-ce ?

MÉGARONIDE. Où demeure à présent notre blanc-bec ?

CALLICLÈS. En vendant la maison il s’est réservé le derrière.

MÉGARONIDE. C’est là ce que je voulais savoir : allez donc maintenant. Mais dites-moi.

CALLICLÈS. Qu’y a-t-il ?

MÉGARONIDE. La jeune fille reste chez vous ?

CALLICLÈS. Oui, et j’en ai les mêmes soins que de la mienne.

MÉGARONIDE. C’est fort bien fait.

CALLICLÈS. Avez-vous encore quelque question à me faire, avant que je m’en aille ?

MÉGARONIDE. Bonjour.


SCÈNE III. — MÉGARONIDE.


Non, il n’y a rien de plus sot, de plus bête, de plus menteur, de plus bavard, de plus hâbleur, de plus perfide, que ces bourgeois qui ne bougent jamais de la ville et qu’on appelle de beaux esprits. Quant à moi, je peux me compter aussi dans la bande, pour avoir prêté l’oreille à leurs calomnies. Ils se donnent des airs de tout savoir, et ne savent rien. Ils sont au courant de ce que chacun pense ou va penser ; ils savent ce que le roi a dit à l’oreille de la reine ; ils savent ce dont Junon a causé avec Jupiter ; enfin ce qui n’arrivera pas, ce qui n’est pas arrivé, ils ne le savent pas moins. Qu’ils louent, qu’ils blâment, à tort ou à raison, celui-ci ou celui-là, ils ne s’en soucient guère, pourvu qu’ils sachent tout ce qu’il leur prend lubie de savoir. Tout lu monde chantait que Calliclès, par sa conduite, était indigne de la cité, qu’il avait dépouillé ce jeune homme de sa fortune. Et moi, sur les propos de ces colporteurs de nouvelles, sans rien savoir, j’accours laver la tête à un ami innocent. Si l’on remontait à la source des cancans pour savoir qui a dit ce que tel répète, et si, quand il ne peut citer son autorité, le colporteur était sévèrement puni ; oui, si l’on faisait ainsi, on rendrait service au public. On verrait peu de gens savoir ce qu’ils ne savent pas, et les sots bavards n’ouvriraient pas tant la bouche.


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ACTE II.


SCÈNE I.


Je roule mille pensées à la fois dans ma tête, et mes réflexions me remplissent de douleur : je me consume, je me mine, je me mets sur les dents. Mon . esprit est pour moi un maître de gymnastique : mais je ne vois pas clair encore, je n’ai pas assez étudié le parti que je dois prendre et qui est le plus solide dans la vie. Vaut-il mieux écouter l’amour ou l’intérêt ? lequel des deux fait l’existence plus douce ? Non, je ne distingue pas bien encore ; mais voici ce que je pense : j’étudierai les deux à la fois, et je serai en même temps juge et partie. Oui, c’est cela ! bonne idée ! Et d’abord, j’énumérerai les pratiques de l’amour et leurs résultats. L’amour ne veut prendre dans ses filets que l’homme passionné ; voilà ceux qu’il recherche, qu’il poursuit, qu’il flatte et câline. Il donne des conseils contraires à l’intérêt, mielleux en paroles, rapace, menteur, cupide, élégant, spoliateur, corrupteur de quiconque aime les petits coins, patelin, besoigneux, dépistant les cachettes : car une fois que l’amoureux est blessé par les baisers acérés de ce qu’il aime, aussitôt l’argent coule et se fond. « Donne-moi ceci, miel de ma vie, si tu m’aimes, je t’en prie. » Et le pauvre oison : « Oui, prunelle de mes yeux, tu l’auras, et si tu veux plus encore, on te le donnera. » Elle de redoubler sur la bête prise par la patte ; ses exigences croissent. Mais il ne pâtirait pas assez ; il faut qu’il dépense plus encore à boire, à manger, à jeter l’argent par les fenêtres. Lui accorde-t-on une nuit ? on amène toute une ribambelle, femmes de chambre, parfumeur, gardien des bijoux, remueuses d’éventail, porteuses de sandales, chanteuses, préposées aux cassettes, messagers, coureurs, voleurs de pain et de provisions. Tandis qu’il fait l’aimable avec eux, notre amoureux se réduit à la besace. Quand je réfléchis à cela, quand je me rappelle comme on regarde de haut en bas celui qui n’a rien, va-t’en, amour, tu me déplais, je n’ai que faire de toi, bien que boire et manger soient deux choses agréables. L’amour donne trop d’amertumes et de chagrins. Il fuit la place publique, il met en fuite vos parents et se fuit lui-même pour ne pas se voir. Personne ne veut l’avouer pour son ami. Donc, pour mille raisons, il faut éviter de faire connaissance avec l’amour ; tenons-le à distance, ne le fréquentons pas : se jeter dans les bras de l’amour, c’est pis encore que de faire la culbute du haut d’un rocher. Bonsoir, amour ! reste chez toi. Amour, ne sois jamais mon ami ; tu as assez de misérables à tourmenter, à faire gémir sous tes lois. C’est décidé, je me tournerai vers la sagesse, et pourtant c’est une rude tâche pour un cœur : ce que les honnêtes gens ambitionnent, c’est la fortune, le crédit, la considération, la renommée, la faveur. Telle est la récompense de l’homme vertueux. Aussi, j’aime mieux vivre avec les gens de bien qu’avec les libertins et les hâbleurs.


SCÈNE II. — PHILTON, LYSITÉLÈS


PHILTON. Où a-t-il été en sortant de la maison ?

LYSITÉLÈS. Me voici, mon père. Vous n’avez qu’à commander, je ne vous ferai pas attendre, et je ne me cacherai pas pour éviter vos regards.

PHILTON. Tu ne démentiras pas le reste de ta conduite, si tu honores ton père. Au nom de ce respect, mon cher fils, je t’en prie, n’entre jamais en conversation avec les mauvais garnements, ni dans la rue, ni sur la place publique. Je connais les mœurs de notre temps : le méchant veut perdre le bon pour le faire devenir semblable à lui-même ; le désordre, la confusion sont le fruit de la dépravation générale, de la rapacité, de la cupidité, de l’envie ; on prend le sacré pour le profane, le bien public pour le bien privé : c’est une race insatiable. Voilà ce qui m’afflige, voilà ce qui me met à la torture, voilà ce dont jour et nuit je te répète de te préserver. Ils épargnent seulement ce que leur main ne peut atteindre : du reste, prends, emporte, fuis, ne te laisse pas voir. Ces choses, quand j’en suis le témoin, me tirent des larmes : je devais donc vivre jusqu’à une pareille race ! Que ne suis-je descendu auparavant chez les morts ! Ces gens-là louent les mœurs de leurs ancêtres, et en les louant, ils se couvrent de boue. Je te dispense de mettre de tels principes en pratique et d’en pénétrer ton cœur : Vis à ma manière et selon les mœurs du vieux temps ; fais ce que je te recommande ; je méprise ces folies et ces dérèglements dans lesquels les bons même perdent l’honneur. Si tu t’attaches à mes leçons, tous les bons sentiments auront leur siège dans ton âme.

LYSITÉLÈS. Toujours jusqu’à cet âge, depuis que je suis entré dans l’adolescence, j’ai été plein de soumission à vos ordres et à vos conseils, mon père. Dans mon esprit, je me suis considéré comme libre ; mais par mon obéissance, je vous appartiens ; je me suis fait un devoir d’asservir ma volonté à la vôtre.

PHILTON. Quand, au début de la vie, on lutte avec soi-même pour savoir si l’on se conduira d’après ses instincts, ou si l’on se réglera sur les désirs de ses parents et de sa famille, la passion l’emporte-t-elle, c’en est fait, on obéit à la passion, on perd son libre arbitre ; si au contraire on en triomphe, on garde toute la vie cette gloire d’être le vainqueur des vainqueurs. Si tu as vaincu tes passions au lieu de te laisser vaincre par elles, tu as le droit de te réjouir. Il vaut bien mieux être ce que tu dois que ce que veut la passion. Ceux qui viennent à bout de leurs penchants auront toujours meilleure renommée que ceux qui succombent.

LYSITÉLÈS. Ces préceptes m’ont toujours servi de sauvegarde ; j’ai su ne jamais entrer où je devais trouver une société de dissipateurs, ne pas aller rôder la nuit, ne pas faire tort à autrui de ce qui lui appartient ; j’ai mis tous mes soins, mon père, à ne vous causer aucun chagrin ; j’ai eu la sagesse de me renfermer toujours étroitement dans vos leçons.

PHILTON. Me le reproches-tu ? ce que tu as fait de bien, c’est à toi que tu l’as fait, et pas à moi. Ma vie touche à son terme, c’est toi que cela intéresse. L’honnête homme est celui qui regrette de ne pas être encore assez honnête, assez sage. Quand on est content de soi, on n’a ni honnêteté, ni sagesse. Recouvre tes vertus de vertus nouvelles, pour que le mal ne puisse s’infiltrer en toi. Être mécontent de soi, c’est la marque d’une nature généreuse.

LYSITÉLÈS. Ce que je vous en ai dit, mon père, c’est qu’il y a une grâce que je voudrais obtenir de vous.

PHILTON. Qu’est-ce ? je suis tout disposé à te l’accorder.

LYSITÉLÈS. Il y a ici un jeune homme d’une excellente famille, un ami de mon âge, qui a usé de son bien à l’étourdie, sans trop réfléchir. Je voudrais lui rendre service, mon père, si vous y consentez.

PHILTON. Avec ton argent, je pense ?

LYSITÉLÈS. Oui, avec mon argent, car ce qui est à vous est à moi, et tout ce que j’ai vous appartient.

PHILTON. Il est donc dans le besoin ?

LYSITÉLÈS. Oui.

PHILTON. Et il avait de la fortune ?

LYSITÉLÈS. Oui.

PHILTON. Comment l’a-t-il perdue ? est-il entré dans les fermes de l’État ou dans le négoce maritime ? est-ce dans le commerce ou dans le trafic des esclaves qu’il s’est ruiné ?

LYSITÉLÈS. Rien de tout cela.

PHILTON. Qu’est-ce donc ?

LYSITÉLÈS. Ma foi, c’est excès de bonté, mon père. Avec cela il a dépensé un peu en plaisirs, pour se donner du bon temps.

PHILTON. Peste ! Voilà un garçon défendu avec bien de la chaleur. Un homme qui n’a pas perdu honorablement son bien, et qui est dans la misère ! je ne me soucie pas de te voir un ami pareil avec de si belles qualités.

LYSITÉLÈS. C’est parce qu’il n’est pas vicieux que je voudrais venir en aide à sa détresse.

PHILTON. C’est rendre mauvais service à un gueux que de lui donner de quoi manger et de quoi boire. On perd ce qu’on donne et on prolonge une existence misérable. Ce n’est pas que je me refuse à ce que tu veux, je le ferai de bon cœur ; mais en te parlant, ainsi à propos d’un inconnu, c’est un avertissement que je te donne : aie pitié des autres, soit, mais arrange-toi pour ne pas faire pitié à ton tour.

LYSITÉLÈS. J’aurais honte de l’abandonner, de ne plus lui tendre la main dans sa disgrâce.

PHILTON. Mieux vaut honte que regret.

LYSITÉLÈS. Ma foi, je peux le dire, grâce aux dieux et à nos ancêtres, et à vous, mon père, nous avons de grands biens honnêtement acquis. Si vous obligez mon ami, faites-le sans regret, vous regretteriez plutôt de ne l’avoir pas fait.

PHILTON. Si d’une grosse somme on ôte quelque chose, a-t-on plus ou moins ?

LYSITÉLÈS. Moins, mon père ; mais savez-vous ce que l’on corne à un bourgeois qui n’est pas généreux ? « Puisses-tu n’avoir plus le bien que tu as, et avoir le mal que tu n’as pas, puisque tu ne peux te résigner ni à jouir, ni à faire jouir les autres !  »

PHILTON. Je connais cette rengaine ; mais, mon fils, on met au rancart le citoyen qui n’a plus de quoi faire face aux charges.

LYSITÉLÈS. Par la bonté des dieux, nous avons assez pour vivre, mon père, et pour obliger nos amis.

PHILTON. Je ne peux, ma foi, te refuser rien de ce que tu désires. Quel est cet ami dans l’embarras, que tu veux aider ? dis-le hardiment à ton père.

LYSITÉLÈS. C’est le jeune Lesbonicus, le fils de Charmide, qui demeure là.

PHILTON. Lui, qui a mangé ce qu’il avait et ce qu’il n’avait pas ?

LYSITÉLÈS. Ne lui en faites pas un reproche, mon père ; il arrive bien des choses dans la vie} qu’on le veuille ou qu’on ne veuille point.

PHILTON. Voici, ma foi, un mensonge, mon fils : cela n’est pas dans tes habitudes. Le sage, vois-tu, est lui-même l’artisan de sa fortune : aussi les choses ne tournent pas autrement qu’on ne veut, quand on n’est pas un mauvais ouvrier.

LYSITÉLÈS. L’ouvrier a fort à faire, s’il veut mener à bien l’ouvrage de la vie. Celui-ci est tout jeune.

PHILTON. Ce n’est pas l’âge, c’est le caractère qui donne la sagesse. C’est comme en cuisine : le sage est le mets, le temps l’assaisonne. Mais voyons, parle, que veux-tu lui donner ?

LYSITÉLÈS. Absolument rien, mon père. Seulement ne m’empêchez pas de recevoir ce qu’il me donnera.

PHILTON. Est-ce en recevant de lui que tu soulageras sa pauvreté ?

LYSITÉLÈS. Oui, mon père.

PHILTON. Je suis curieux, ma foi, d’entendre la recette.

LYSITÉLÈS. Soit. Connaissez-vous sa famille ?

PHILTON. Oui, c’est une de nos meilleures.

LYSITÉLÈS. Il a une sœur déjà grande et qui est encore fille ; je désire l’épouser, mon père.

PHILTON. Sans dot ?

LYSITÉLÈS. Sans dot.

PHILTON. L’épouser ?

LYSITÉLÈS. Oui, sans qu’il vous en coûte rien. De cette façon-là vous lui aurez rendu le plus grand service, et c’est le meilleur moyen de le secourir.

PHILTON. Moi, je souffrirais de te voir prendre une femme sans dot ?

LYSITÉLÈS. Il faut le souffrir, mon père ; en faisant ainsi vous acquerrez à notre famille une belle réputation.

PHILTON. Je pourrais te dire beaucoup de savantes maximes et je ne tarirais pas ; un vieux comme moi sait plus d’une histoire du temps jadis. Mais puisque je vois que tu veux procurer à notre maison de l’honneur et des amis, bien que je t’aie contredit, je passe de ton côté ; je te le permets, demande, épouse.

LYSITÉLÈS. Que les dieux vous conservent à ma tendresse ! mais ajoutez encore un surcroit à cette grâce.

PHILTON. Lequel ?

LYSITÉLÈS. Voici. Allez le trouver vous-même, Arrangez-vous avec lui, faites la demande.

PHILTON. C’est cela !

LYSITÉLÈS. Vous terminerez bien, plus vite ; ce que vous aurez conclu tiendra. Une. seule parole de vous, dans cette circonstance, vaudra mieux que cent de moi.

PHILTON. Voilà que ma bonté me met des affaires sur les bras. Je m’en occuperai.

LYSITÉLÈS. Que vous êtes aimable I Voici la. maison, c’est là qu’il demeure ; son nom est Lesbonicus ; allez, mettez-y vos soins, je vous attendrai chez nous.


SCÈNE III. — PHILTON.


Ce n’est pas une fameuse affaire, ni comme je l’entends ; cela vaut pourtant, mieux que le fis,. Mais au fond, voici ce qui me console ; quand un père ne veut faire que ce qui lui plaît et contrarie, son fils, c’est comme s’il chantait ; il se rend malheureux à plaisir, et ne fait rien qui vaille. Il prépare un hiver plus ou moins rude à sa vieillesse en soulevant mal à propos cette tempête. Mais on ouvre la porte de cette maison où j’allais ; Lesbonicus lui-même sort tout à point avec son esclave.


SCÈNE IV. — LESBONICUS, STASIME, PHILTON.


LESBONICUS. Il n’y a pas quinze jours que tu as reçu quarante mines de Calliclès pour cette maison. Est-il vrai, Stasime ?

STASIME. En y réfléchissant, je crois me souvenir que oui.

LESBONICUS. Qu’en a-t-on fait ?

STASIME. On a mangé, on a bu, on s’est parfumé, on a pris des bains. Pêcheur, boulanger, bouchers, cuisiniers, maraîchers, confiseurs, oiseleurs, chacun a tiré à soi : c’est une fraise dans la gueule du loup[2].

LESBONICUS. Mais, par Hercule ! tout cela ne devait pas aller à six mines.

STASIME. Et ce que vous avez donné aux filles ?

LESBONICUS. Je le comprends aussi.

STASIME. Et ce que j’ai rapiné ?

LESBONICUS. Oh ! c’est là le plus gros article.

STASIME. Vous ne pouvez pas avoir encore quand vous avez dépensé, à moins que vous ne croyiez que votre argent est immortel. (A part.) Il pense trop tard, comme une buse, aux précautions qu’il fallait prendre d’abord : il-commence par manger son bien et il calcule après.

LESBONICUS. Cependant cela ne fait pas le compte.

STASIME. Le compte est, ma foi, tout clair : l’argent est parti. Vous avez reçu quarante mines de Calliclès et il a reçu de vous la maison en toute propriété.

LESBONICUS. Parfaitement.

PHILTON, à part. Notre beau-frère, à ce que je vois, a vendu sa maison. Quand le papa reviendra, il ne manque pas de place à la porte de la ville, à moins qu’il ne se fourre dans le ventre de son fils.

STASIME. On a payé au banquier mille drachmes olympiques que vous deviez pour règlement de compte.

LESBONICUS. Oui, cet argent dont j’avais répondu.

STASIME. Dites plutôt que vous avez donné ; on vous a fait payer, comme caution, pour cet étourneau qui était riche, disiez-vous.

LESBONICUS. C’est vrai.

STASIME. Autant de perdu.

LESBONICUS. C’est encore vrai ; mais je le voyais malheureux, et j’ai eu pitié de lui.

STASIME. Vous avez pitié des autres, mais pour vous-même vous n’avez ni honte ni pitié.

PHILTON, à part. C’est le moment de l’aborder.

LESBONICUS. N’est-ce pas Philton qui vient par ici ? Oui, ma foi, c’est lui-même.

STASIME. Par Pollux, je voudrais le voir devenir mon esclave, avec son pécule.

PHILTON. Philton souhaite bien le bonjour au maître et au serviteur, à Lesbonicus et à Stasime.

LESBONICUS. Que les dieux, Philton, comblent tous vos désirs. Comment va votre fils ?

PHILTON. Il vous veut du bien.

LESBONICUS. Par Pollux, c’est un prêté pour un rendu.

STASIME. Triste mot : « Il veut du bien, » s’il n’en fait pas. Moi aussi, je veux être libre, et j’ai beau le vouloir ; (montrant, Lesbonicus) celui-ci voudrait être bon sujet, cela l’avance bien !

PHILTON. Mon fils m’envoie vers vous pour ménager entre vous deux alliance et amitié. Il veut épouser votre sœur, et j’en suis d’accord, je le veux aussi.

LESBONICUS. Je ne vous reconnais point là. Votre fortune insulte à ma misère.

PHILTON. Je suis homme, vous l’êtes aussi ; me protège Jupiter, aussi vrai que je ne suis point venu pour me moquer de vous, cela ne serait pas bien. Mais, comme je viens de vous dire, mon fils m’a prie de vous demander pour lui la main de votre sœur.

LESBONICUS. Je ne dois pas perdre de vue l’état où en sont mes affaires ; notre rang n’est pas de pair avec le vôtre : cherchez-vous une autre alliance.

STASIME, à Lesbonicus. Avez-vous perdu l’esprit et le sens, de refuser une proposition pareille ? vous trouvez là, à ce que je vois, un utile ami.

LESBONICUS. Va te pendre.

STASIME. Je voudrais y aller, que vous m’en empêcheriez.

LESBONICUS. Si vous n’avez plus rien à me dire, Philton, je vous ai fait ma réponse.

PHILTON. J’espère, Lesbonicus, vous trouver plus amical que vous ne l’êtes à présent. Action maladroite, parole maladroite, ni l’un ni l’autre n’est bon dans la vie, Lesbonicus.

STASIME. Il dit vrai, ma foi.

LESBONICUS, à Stasime. Je t’arrache un œil si tu ajoutes un traître mot.

STASIME. Oh ! ma foi, je parlerai tout de même ; si ce n’est avec mes deux yeux, ce sera avec un seul.

PHILTON. Ainsi vous dites que votre rang, votre fortune, ne sont pas de pair avec les nôtres ?

LESBONICUS. Oui, je le dis.

PHILTON. Alors, si vous alliez dans un temple à un banquet, et si par hasard un gros bonnet se trouvait à côté de vous, qu’on servit un de ces repas populaires dont ses clients auraient fait les frais, si vous aimiez un des mets qu’on lui aurait offerts, en mangeriez-vous, ou vous mettriez-vous à table avec le gros bonnet, sans manger ?

LESBONICUS. Je mangerais, s’il ne me le défendait pas.

STASIME. Et moi, ma foi, il me le défendrait que je mangerais quand même, et des deux mâchoires, et jusqu’à mon soûl ; et je ferais main basse de préférence sur ce qui lui plairait, et je ne renoncerais pas pour lui à un coup de dent. A table, ou ne doit d’égards à personne, on y combat pour sa patrie et ses dieux.

PHILTON. Tu parles d’or.

STASIME. Je ne veux pas vous tromper : je lui céderais le milieu de la rue, les côtés, les honneurs publics ; mais pour ce qui est du ventre, non ma foi, je ne lui en céderais pas long comme cela, à moins d’être vaincu par lui à coups du poings. Avec le prix des denrées, un repas est un héritage sans les charges[3].

PHILTON. Ne perdez pas de vue, Lesbonicus, que le meilleur est de compter parmi les honnêtes gens ; si on ne le peut, au moins faut-il en approcher le plus possible. Quant à cette alliance que je vous propose et que je vous demande, je vous prie, d’y consentir et de l’accepter, Lesbonicus. Les dieux sont riches ; c’est aux dieux que siéent les rangs et les grandeurs : mais nous, chétifs humains, nous n’avons que le souffle, pt dès que nous l’avons rendu, le mendiant et le richard dans l’Achéron sont mis sur le pied d’égalité par la mort.

STASIME. Belle merveille si vous n’emportez pas là-bas richesses ! Quand on est mort, on est ce qui s’appelle mort.

PHILTON. Maintenant, pour vous faire voir qu’il ne s’agit ici ni de rang ni de fortune, et que nous ne faisons pas fi de votre amitié, je vous demande votre sœur sans dot pour mon fils. Puisse notre alliance être heureuse ! Me donnez-vous parole ? vous vous taisez ?

STASIME. Dieux immortels ! un pareil parti !

PHILTON. Répondez donc : « Que les dieux nous bénissent ! je m’engage. »

STASIME. Hélas ! quand il ne gagnait rien à parler : « Je m’engage, » disait-il ; maintenant qu’il le faudrait, il ne peut ouvrir la bouche.

LESBONICUS. Vous me jugez digne de votre alliance, Philton ; je vous en suis bien obligé. Mais quoique, ma foi, mes sottises m’aient mis bien bas, nous avons encore une campagne près de la ville, je la donnerai en dot à ma sœur ; c’est, avec l’existence, l’unique bien que mes folies m’aient laissé.

PHILTON. Je ne m’occupe guère de dot.

LESBONICUS. Je tiens à la lui donner.

STASIME, bas. Comment, maître, notre nourrice, celle qui nous fait vivre, vous voulez nous en défaire ? gardez-vous-en bien : que mangerions-nous ensuite ?

LESBONICUS. Veux-tu te taire ! Te dois-je des comptes ?

STASIME, à part. C’est fait de nous, si je ne trouve rien. (Haut.} Philton, deux mots.

PHILTON. Je t’écoute, Stasime.

STASIME. Venez un peu par ici.

PHILTON. Soit.

STASIME. Je vous dis un grand secret… n’allez pas le lui répéter, ni à personne au monde.

PHILTON. Fais-moi sans crainte tes confidences.

STASIME. Je vous dis donc, au nom des dieux et des hommes, de ne pas permettre que cette campagne devienne votre propriété ou celle de votre fils. Je vais vous en donner la raison.

PHILTON. Je suis curieux, ma foi, de l’entendre.

STASIME. D’abord, si l’on s’avise d’y labourer, au cinquième sillon les bœufs tombent morts.

PHILTON. Bah !

STASIME. C’est chez nous que se trouve la porte de l’Achéron. Et puis le raisin, avant la vendange, pourrit sur pied.

LESBONICUS, à part. Il endoctrine notre homme, je suis sur. Tout coquin qu’il est, il m’est attaché.

STASIME. Écoutez encore. Outre cela, tandis qu’ailleurs on fait de riches moissons, notre terre nous rend trois fois moins qu’on n’y a semé.

PHILTON. Hé, hé, il faut y semer les mauvaises mœurs, pour voir si on n’arriverait pas à les détruire.

STASIME. Cette terre n’a jamais appartenu à personne sans que ses affaires aient tourné au plus mal. Des propriétaires, les uns se sont expatriés, les autres sont morts, d’autres se sont pendus. Et voyez, son maître d’aujourd’hui, dans quelle détresse il est tombé.

PHILTON. Foin d’une pareille propriété !

STASIME. Vous le diriez encore bien mieux si je vous avais tout raconté. Sur deux arbres, il y en a un frappé de la foudre. Les cochons y meurent d’angine en un clin d’œil. Les brebis y sont galeuses, et autant de laine, tenez, que sur ma main. Jusqu’aux Syriens, la race la plus dure, il n’y en a pas un qui ait vécu là six mois seulement : ils y crèvent comme des mouches, de fièvres pernicieuses.

PHILTON. Je crois bien que tu me dis la vérité, Stasime ; mais les gens de la campagne sont encore bien plus durs que les Syriens. D’après ce que je viens d’entendre, c’est une terre où il faudrait envoyer tous les malfaiteurs. C’est comme ces Iles fortunées dont on parle, où se rassemblent tous ceux qui ont vécu honnêtement ; on devrait reléguer les scélérats dans un lieu comme celui que tu dis.

STASIME. C’est un endroit de malheur ; quelque calamité qu’on cherche, on est sûr de la trouver là.

PHILTON. Mais toi, tu sais en trouver ailleurs aussi bien que là.

STASIME. N’allez pas lui dire que je vous l’ai dit.

PHILTON. Ton secret ne risque rien.

STASIME. Il a bonne envie de s’en débarrasser, s’il trouvait quelqu’un à qui jouer ce tour.

PHILTON. Je n’en ferai jamais l’emplette, ma foi.

STASIME. Vous aurez bien raison. (A part.) J’ai joliment dégoûté le vieillard de notre campagne ; c’est que si Lesbonicus la donnait, nous n’aurions plus rien pour vivre.

PHILTON. Je reviens à vous, Lesbonicus.

LESBONICUS. Dites-moi, qu’est-ce qu’il vous a chanté ?

PHILTON. Qu’en pensez-vous ? il est homme ; il voudrait devenir libre ; mais il n’a pas de quoi payer.

LESBONICUS. Et moi être riche, mais j’ai beau le vouloir.

STASIME. Vous auriez pu, si vous aviez voulu ; mais vous n’avez plus rien, vous ne pouvez plus.

LESBONICUS. Qu’est-ce que tu marmottes, Stasime ?

STASIME. C’est à propos de ce que vous venez de dire : si vous aviez voulu dans le temps, vous l’auriez été ; à présent, vous le souhaitez trop tard.

PHILTON. Pour la dot, vous ne pouvez vous arranger avec moi ; entendez-vous avec mon fils à votre idée. Maintenant, je vous demande votre sœur pour mon garçon. Que cette alliance soit heureuse ! Eh bien, vous réfléchissez encore !

LESBONICUS. A quoi bon ? puisque c’est votre fantaisie, que les dieux nous bénissent ! vous avez ma parole.

PHILTON. Jamais, ma foi, personne n’a tant désiré la naissance d’un fils que moi ce « Vous avez ma parole, » dont vous venez d’accoucher.

STASIME. Que les dieux bénissent vos projets !

PHILTON. C’est ce que je souhaite.

LESBONICUS. Eh bien, Stasime, va trouver ma sœur chez Calliclès ; dis-lui comment l’affaire s’est faite.

STASIME. On y va.

LESBONICUS. Et complimente-la de ma part.

STASIME. Assurément.

PHILTON. Venez avec moi, Lesbonicus, que nous convenions ensemble du jour ; par la même occasion, nous achèverons de tout régler.

LESBONICUS, à Stasime. Occupe-toi de ma commission ; je serai ici dans un moment. Dis à Calliclès de venir me trouver.

STASIME. Mais allez donc !

LESBONICUS. Et pour la dot, qu’il pense à ce qu’on peut faire.

STASIME. Allez toujours.

LESBONICUS. Car je suis résolu à ne pas la marier sans dot.

STASIME. Allez donc, à la fin !

LESBONICUS. Je ne souffrirai jamais qu’elle pâtisse…

STASIME. Vous en irez-vous ?

LESBONICUS … De mon inconduite.

STASIME. Allez, allez.

LESBONICUS. Ô mon père, il est de toute justice que mes fautes…

STASIME. Allez !

LESBONICUS … Retombent sur moi seul.

STASIME. En route donc !

LESBONICUS. Ô mon père, vous reverrai-je jamais ?

STASIME. Allez donc, allez donc, allez donc ! (Lesbonicus s’en va avec Philton.) Enfin j’ai réussi à le faire partir. Grands dieux ! avec tous nos malheurs nous sommes bien heureux si la campagne nous reste ! quoiqu’on ne voie pas encore bien clair dans tout ceci. Si elle passe en d’autres mains, je plains mes pauvres épaules. Il faudra s’en aller à l’étranger et porter bouclier, casque, bagage ; il se sauvera de la ville aussitôt les noces faites ; il partira à la malheure pour servir je ne sais où, en Asie, en Cilicie. Mais entrons et exécutons nos ordres, quoique je déteste cette maison, depuis que cet homme nous en a mis dehors.

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ACTE III.


SCÈNE I. — CALLICLÈS, STASIME.


CALLICLÈS. Comment dis-tu cela, Stasime ?

STASIME. Notre jeune maître Lesbonicus vient d’accorder sa sœur, c’est comme cela que je dis.

CALLICLÈS. A qui ?

STASIME. A Lysitélès, le fils de Philton, sans dot.

CALLICLÈS. Sans dot il l’établirait dans une si riche maison ! Ce que tu nous chantes n’est pas croyable.

STASIME. Eh bien, ma foi, ne le croyez pas. Si vous êtes incrédule, je croirai, moi…

CALLICLÊS. Quoi ?

STASIME. Que cela m’est bien égal.

CALLICLÊS. Mais quand cela ? où cela s’est-il passé ?

STASIME. A l’instant, ici, devant la porte. Tout fraîchement, comme disent les gens de Préneste.

CALLICLÈS. Ainsi Lesbonicus en se ruinant aurait fait plus d’économies qu’en conservant son bien.

STASIME. Et c’est Philton en personne qui est venu faire la demande pour son fils.

CALLICLÊS, à part. Par Hercule ! ce serait une honte que la jeune fille n’eût point de dot. Après tout, ma foi, je vois que c’est mon affaire. J’irai trouver mon faiseur de mercuriales et lui demander conseil. (Il sort.)

STASIME. Je sais à peu près ce qui le presse, je m’en doute un peu : il veut dépouiller Lesbonicus de sa campagne, après l’avoir dépouillé de sa maison. Ô Charmide mon maître, comme on pille ton bien en ton absence ! Puisse-je te voir revenir sain et sauf pour punir tes ennemis et me récompenser de ce que j’ai été et suis encore pour toi ! Il est bien difficile de trouver un ami digne de ce nom, à qui l’on puisse confier ses intérêts et dormir ensuite sur les deux oreilles… Mais voici notre gendre avec son beau-frère. Ils n’ont pas trop l’air d’être d’accord ; ils allongent le pas tous les deux : l’un retient l’autre par son manteau. Ils ne s’arrêtent pas de bonne grâce : retirons-nous un peu ; j’ai envie d’écouter la conversation des deux beaux-frères.

SCÈNE II. — LYSITÉLÈS, LESBONICUS, STASlME.


LYSITÉLÈS. Arrête donc, ne te détourne pas, ne te cache pas à mes regards.

LESBONICUS. Ne peux-tu me laisser poursuivre mon chemin ?

LYSITÉLÈS. Si c’est pour ton avantage, Lesbonicus, s’il y va de ta gloire et de ta réputation, je le veux bien.

LESBONICUS. Tu fais ce qu’il y a de plus facile.

LYSITÉLÈS. Quoi donc ?

LESBONICUS. Un affront à un ami.

LYSITÉLÈS. Ce n’est pas dans mon caractère ni conforme à mon éducation.

LESBONICUS. Tu t’y entends joliment pour n’avoir pas appris ! Que serait-ce donc si l’on t’avait enseigné à m’être désagréable ! Tu as l’air de vouloir me faire du bien, mais tu me fais du mal et tu es désobligeant.

LYSITÉLÈS. Moi ?

LESBONICUS. Oui, toi.

LYSITÉLÈS. Comment est-ce que je te fais du mal ?

LESBONICUS. En faisant ce que je ne veux pas.

LYSITÉLÈS. Eh ! je ne pense qu’à ton intérêt.

LESBONICUS. Tu es donc meilleur pour moi que je ne le suis moi-même ? J’ai assez de jugement pour démêler ce qui m’est profitable.

LYSITÉLÈS. Est-ce du jugement que de repousser le bienfait d’un ami ?

LESBONICUS. À mes yeux, ce qui déplaît à Celui qu’on veut obliger n’est pas un bienfait. Je sais, je sens comment je dois agir, le sentiment du devoir ne m’a pas abandonné, et tous tes propos ne m’empêcheraient pas de respecter l’opinion.

LYSITÉLÈS. Qu’est-ce à dire ? car je ne peux me contenir, et tu entendras ce que tu mérites. Tes ancêtres t’ont-ils donc transmis un nom honorable, pour dissiper dans la débauche les biens amassés par leur vertu, et pour ravir d’avance la considération à tes descendants ? Ton père et ton aïeul t’avaient rendu praticable et aisée la route qui mène à la réputation ; toi, tu l’as faite difficile par ta fainéantise surtout et ta sotte conduite. De parti pris tu as donné à l’amour le pas sur la vertu. Crois-tu que ce soit là le moyen de couvrir tes fautes ? Non, il n’en est rien ! Ouvre ton cœur à la vertu, bannis de ton âme la paresse ; sers tes amis au tribunal et non ta maîtresse dans son lit, comme tu fais toujours. C’est pour cela que je désire tant te voir conserver cette campagne ; c’est pour que tu aies la facilité de t’amender, et que ceux de tes concitoyens qui ne t’aiment point ne puissent pas te reprocher une misère complète.

LESBONICUS. Je sais tout ce que tu viens de me dire, et je pourrais même le coucher par écrit. Oui, j’ai mangé mon patrimoine, j’ai souillé la gloire de mes ancêtres. Je savais comment me conduire ; mais hélas ! je ne le pouvais pas, tant la puissante Vénus m’avait enlacé et, grâce à mon oisiveté, avait su m’entraîner dans ses rets. Et maintenant, j’ai pour toi toute la reconnaissance que tu mérites.

LYSITÉLÈS. Mais que ma peine soit inutile, que ton cœur méprise mes paroles, c’est là ce que je ne peux souffrir ; et d’ailleurs je gémis de te voir si peu de pudeur. Enfin, si tu ne m’écoutes, si tu ne fais ce que je te dis, tu te cacheras si bien derrière toi-même que l’honneur ne saura plus te trouver ; tu croupiras dans un coin, au moment même où tu voudras le distinguer. Je connais à fond, Lesbonicus, ton caractère inexpérimenté. Je sais que si tu as fait des fautes, ce n’est pas par penchant, mais parce que l’amour avait obscurci tes lumières : moi-même je connais l’amour et toutes ses pratiques. L’amour, c’est une baliste qui lâche sa flèche ; rien d’aussi prompt, rien qui vole aussi vite que lui pour jeter la folie et la bizarrerie dans le cœur de l’homme. Ce qu’on nous conseille le plus est ce qui nous plait le moins ; ce dont on nous détourne nous sourit. Ce qu’on n’a pas, on le désire ; ce qu’on possède, on n’en veut plus. Veut-on nous éloigner, on nous pousse ; nous exhorter, on nous défend. C’est le pire des maux que de se loger à l’hôtel de Cupidon. Mais je t’avertis de bien réfléchir encore à ce que tu veux faire. Si tu persistes dans le dessein que tu annonces, tu mettras le feu à ta maison, et puis tu voudras de l’eau pour éteindre l’incendie ; si tu en trouves, car les amoureux ne manquent pas d’industrie, tu ne laisseras pas même une étincelle pour ranimer ta race.

LESBONICUS. C’est facile à trouver : le feu se donne, même quand c’est à un ennemi qu’on en demande. Mais toi, qui veux me ramener au bien par tes sermons, tu m’entraînes dans une voie pire encore. Tu veux que je te donne ma sœur ; tu me conseilles de te la donner sans dot : cela ne convient pas. Moi qui ai été le bourreau du patrimoine, je vivrai donc dans l’aisance, j’aurai une campagne, et je la laisserai dans la pauvreté, pour qu’elle me déteste ? et elle ferait bien. Pour avoir du poids auprès des étrangers, il ne faut pas être si léger avec les siens. Ce que j’ai dit, je le ferai ; ne te tourmente pas plus longtemps.

LYSITÉLÈS. Il vaut donc mieux que pour ta sœur tu restes dans la misère, et que moi je possède cette campagne qui te permettrait de soutenir ton rang ?

LESBONICUS. Ne te préoccupe pas tant de soulager ma détresse, mais de ne pas déshonorer ma pauvreté. Je ne veux pas qu’on dise partout qu’en te donnant ma sœur sans dot, j’en ai fait ta concubine plutôt que ta femme. Y aurait-il pire réputation que la mienne ? Ces propos-là seraient à ton avantage, mais ils me couvriraient d’opprobre si ta femme n’avait point de dot, et les reproches qu’on m’adresserait seraient pour toi autant de louanges.

LYSITÉLÈS. Penses-tu donc que tu seras dictateur, parce que j’aurai accepté ta campagne ?

LESBONICUS. Je ne le demande pas, je n’y prétends pas, je ne le crois pas ; mais le véritable honneur, pour un cœur bien placé, c’est de ne pas oublier son devoir.

LYSITÉLÈS. Je sais tes sentiments ; je les vois, je m’en doute, je les sens. Tu veux, quand nous aurons conclu notre alliance, que tu m’auras donné cette campagne, et qu’il ne te restera rien pour vivre ici, sortir sans ressources de cette ville, abandonner pour l’exil ta patrie, tes parents, tes alliés, tes amis, la noce une fois faite ; et cela pour qu’on dise que c’est moi, que c’est mon avarice qui t’a chassé d’ici. Mais ne t’imagine pas que je vais m’y prêter.

STASIME. Ah ! je n’y tiens plus, il faut que j’éclate : bravo, bravo, Lysitélès ! bis ! Vous avez la palme sans conteste ; il est vaincu ; votre comédie remporte le prix. (A Lesbonicus.) Il est mieux dans la situation et ses vers sont meilleurs. Quoi ! vous voulez défendre encore votre sottise ? craignez de vous faire mettre à l’amende.

LESBONICUS. Tu oses nous interrompre, te mêler à notre conversation ?

STASIME. Comme je suis venu je m’en irai.

LESBONICUS. Accompagne-moi à la maison, Lysitélès ; nous causerons plus au long de notre affaire.

LYSITÉLÈS. Je n’y vais jamais par quatre chemins ; je te dirai tout net ce que je pense. Si tu me donnes ta sœur sans dot, comme je le crois convenable, et que tu ne t’en ailles pas d’ici, ce que j’aurai sera à toi ; si tu es dans d’autres sentiments, bonne chance je te souhaite ; mais jamais je ne serai ton ami à d’autres conditions. J’y suis bien résolu. (Il sort.)

STASIME. Il est parti, ma foi. M’écoutez-vous, Lysitélès ? j’ai deux mots à vous dire. (Lesbonicus sort.) Bon, l’autre lève le pied à son tour. Stasime, tu restes seul. Que faire maintenant ? je n’ai qu’à boucler le sac et charger mon dos du bouclier, et puis dire qu’on mette des semelles à mes souliers : il n’y a pas à barguigner. Je vois qu’avant peu je serai valet de soldat ; mon maître ira s’engraisser chez quelque potentat. Je me doute que parmi les plus braves guerriers cela fera un agile fuyard, et qu’il amassera du butin.... celui qui se rencontrera avec mon maître. Et moi, quand j’aurai l’arc à la main, le carquois, les flèches, le casque en tête je dormirai bien tranquillement sous la tente. Allons sur la place ; j’ai prêté il y a cinq jours un talent ; je le réclamerai, afin d’avoir quelque chose pour ma route.


SCÈNE III. — MÉGARONIDE, CALLICLÈS.


MÉGARONIDE. D’après ce que vous me dites, Calliclès, on ne peut faire autrement que de donner une dot à la jeune fille.

CALLICLÈS. Ma foi, il ne serait guère honnête à moi de la laisser se marier sans dot, quand j’ai sa fortune dans mes mains.

MÉGARONIDE. Vous avez la dot toute prête, si vous ne préférez que son frère la marie sans argent ; après cela vous iriez trouver Philton pour lui dire que vous donnez une dot, et que ce que vous en faites est par amitié pour le père. Mais je crains que cette offre ne vous fasse mal voir et mépriser du monde. On dirait que vous ne dotez pas pour rien la jeune fille, que le père vous avait versé de l’argent pour le lui remettre, que c’est là-dessus que vous prenez, mais que vous ne prenez pas tout et que vous en avez escamoté une partie. Après cela, si vous voulez attendre le retour de Charmide, ce sera bien long ; notre épouseur changera de visée, et c’est le plus beau parti de la ville.

CALLICLÈS. Je réfléchis bien à tout cela.

MÉGARONIDE. Voyez s’il ne vous semble pas mieux et plus à propos que j’aille trouver Lesbonicus et que je le mette au courant.

CALLICLÈS. Moi, découvrir ce trésor à un jeune homme sans frein, qui ne respire que l’amour et le plaisir ! Non pas, non pas, ma foi ! je n’en ai garde ; je suis bien certain qu’il mangerait jusqu’à la cachette. Je n’ose même l’ouvrir, de peur qu’il n’entende le bruit, ou qu’il ne découvre le mystère, si je parle de donner une dot.

MÉGARONIDE. Que faire alors ?

CALLICLÈS. On pourrait retirer l’argent tout doucettement, et en attendant pour cela un moment convenable, j’emprunterais à un ami.

MÉGARONIDE. Trouvera-t-on un ami qui veuille prêter ?

CALLICLÈS. Cela se peut.

MÉGARONIDE. Chansons ! ce que vous trouverez sans peine, c’est cette belle réponse : « Sur ma foi, je n’ai pas une obole à prêter. »

CALLICLÈS. Hum ! j’aimerais mieux qu’ils disent vrai que de recevoir leur argent.

MÉGARONIDE. Mais une idée ! voyez si elle vous plaît.

CALLICLÈS. Quelle idée ?

MÉGARONIDE. Je crois que je viens de trouver une idée excellente.

CALLICLÈS. Qu’est-ce ?

MÉGARONIDE. Louons au plus vite un homme qui se fera passer pour étranger.

CALLICLÈS. Et après ? qu’est-ce qu’il fera ?

MÉGARONIDE. Qu’il soit déguisé en étranger, à s’y méprendre ; un visage inconnu, qu’on n’ait pas vu trop souvent ; un hâbleur, qui ait de l’aplomb.

CALLICLÈS. Ensuite ?

MÉGARONIDE. Il sera censé venir de Séleucie et apporter au jeune homme les compliments de son père ; il racontera que les affaires du vieillard vont bien, qu’il est plein de santé et de vie, qu’il reviendra d’un jour à l’autre. Il aura deux lettres, nous les écrirons comme si c’était le père ; il en laissera une à Lesbonicus et dira qu’il veut vous remettre l’autre.

CALLICLÈS. Continuez.

MÉGARONIDE. Il ajoutera qu’il apporte de l’argent pour doter la jeune fille, et que le père lui a recommandé de le déposer en vos mains. Y êtes-vous ?

CALLICLÈS. A peu près ; c’est plaisir de vous entendre.

MÉGARONIDE. Et puis vous ne verserez la somme au jeune homme qu’après le mariage de la fille.

CALLICLÈS. C’est plein d’esprit, ma foi.

MÉGARONIDE. Comme cela vous pourrez déterrer le trésor sans qu’il se doute de rien. Il croira que c’est de l’or que son père lui envoie, et vous le prendrez dans la cachette.

CALLICLÈS. Cela ne manque pas de sel, quoique j’aie honte, à mon âge, d’user de supercherie. Mais quand notre homme présentera ses lettres cachetées, si toutefois il les présente cachetées, croyez-vous que Lesbonicus ne connaisse pas le cachet de son père ?

MÉGARONIDE. Voulez-vous bien vous taire ! On peut inventer cent raisons. Il a perdu son cachet et s’en est fait faire un autre. Et puis, si elles nie sont pas cachetées, il n’y a qu’à dire qu’on a voulu les ouvrir et les lire à la douane. Mais dans une pareille affaire c’est trop lambiner que de passer le temps à bavarder ; de propos en propos, on n’en finirait pas. Allez-vous-en bien vite et tout secrètement au trésor, éloignez vos esclaves, vos servantes, et encore…

CALLICLÈS. Qu’y a-t-il ?

MÉGARONIDE. Ayez soin de vous cacher de votre femme même, car ma foi elle ne peut jamais tenir sa langue. Eh bien, que faites-vous là ? partez, jouez des jambes, ouvrez le trésor, prenez-y une somme suffisante. Refermez ensuite, et bien secrètement, comme je vous ai dit. Mettez tout le monde à.la porte.

CALLICLÈS. C’est ce que je ferai.

MÉGARONIDE. Mais nous causons trop longtemps. Nous gaspillons les moments, quand il faudrait se hâter. Vous n’avez rien à craindre pour le cachet, croyez-moi. La raison que j’ai imaginée est délicieuse, on a ouvert à la douane. Et puis ne voyez-vous pas l’heure qu’il est ? que pensez-vous qu’il fasse, avec son caractère et son humeur ? il y a longtemps qu’il est ivre. On lui fera croire tout ce qu’on voudra ; d’ailleurs, le meilleur de l’affaire, c’est que notre homme apportera au lieu de demander.

CALLICLÈS. Cela suffit.

MÉGARONIDE. Moi je vais sur la place retenir quelque intrigant ; j’écrirai les deux lettres, et je l’enverrai au jeune homme quand je l’aurai bien sifflé.

CALLICLÈS. Je rentre donc pour m’acquitter de ma tâche ; occupez-vous du reste.

MÉGARONIDE. Je m’en charge ; il y aura de quoi rire.

ACTE IV.


SCÈNE I. — CHARMIDE.


Roi des plaines salées, frère tout-puissant du Jupiter qui règne dans les cieux, c’est d’un cœur content et joyeux que je te rends gloire, que j’adresse des actions de grâces à toi et à ces flots amers, qui, maîtres absolus de ma personne et de mes biens, permettent que je t’échappe pour rentrer dans ma patrie, dans les murs de ma ville natale. Je te remercie, 6 Neptune, et de tous les dieux, c’est à toi que j’ai les plus grandes obligations. Tout le monde dit que tu es rigoureux, cruel, d’un caractère avide, orageux, sauvage, insupportable, violent ; j’ai éprouvé tout le contraire : oui, par Pollux, au milieu même de ton empire, je t’ai trouvé doux et clément, toujours tel que je te souhaitais. Déjà ce que les hommes répètent à ta louange était venu jusqu’à mes oreilles : tu épargnes les pauvres, disent-ils, ce sont les riches que tu condamnes et que tu perds. C’est bien, je t’en fais compliment ; tu sais traiter chacun selon son mérite. Il est digne des dieux de ménager l’indigent. Tu m’as été fidèle, toi que l’on proclame perfide : car sans toi, je le sais, tes satellites auraient enlevé, emporté sur la haute mer le malheureux Charmide, et auraient dispersé mes biens avec mes membres à travers les plaines azurées. Déjà, semblables à une meute, les vents furieux entouraient le navire ; la pluie, les vagues, les ouragans ennemis s’apprêtaient à briser le mât, à jeter bas les antennes, à déchirer les voiles, si ta sérénité protectrice n’eût veillé sur moi. De grâce, séparons-nous ; désormais je suis résolu à m’abandonner au repos ; j’ai assez de biens. Contre quelles misères n’ai-je pas lutté pour amasser des richesses à mon fils ! Mais quel est cet homme qui entre sur la place avec un accoutrement et une figure si étranges ? par Pollux, j’ai grande envie de revoir ma maison, mais je veux observer d’ici ce qu’il va faire.


SCÈNE II. — LE SYCOPHANTE, CHARMIDE.


LE SYCOPHANTE. J’appellerai cette journée la journée des trois deniers ; car j’ai loué mes services trois deniers pour faire un plaisant personnage. J’arrive de la Séleucie, de la Macédoine, de l’Asie, de l’Arabie, que n’ont jamais vues mes yeux ni foulées mes pieds. Voyez un peu à quelles extrémités la pauvreté réduit le malheureux ! Me voilà obligé, pour Vois deniers, de prétendre que j’ai reçu ces lettres d’un homme que je n’ai jamais vu ni connu, je ne suis pas même certain qu’il soit venu au monde, qu’il ait vécu.

CHARMIDE, à part. Ma foi, il est de l’espèce des champignons, sa tête le couvre tout entier[4]. Il a toute la mine d’un Illyrien, il en porte le costume.

LE SYCOPHANTE. Mon loueur, aussitôt le marché fait, m’emmène chez lin. Il me dit ce qu’il veut, me met au courant, me renseigne sur tout ce que j’ai à faire ; maintenant, si j’y ajoute du mien, celui qui vient d’acheter mon talent n’aura pas fait une mauvaise emplette. Me voilà costumé à son idée, grâce à l’argent ; il a emprunté tout cet attirail au directeur, à ses risques et périls. Si je peux lui escamoter le costume, je lui ferai bien voir que je suis un fourbe achève !

CHARMIDE. Plus je regarde le drôle, moins sa face me plaît : ou je me trompe fort, ou c’est un rôdeur de nuit, un coupeur de bourses. Il examine les lieux, il regarde tout autour de lui, étudie toutes les maisons. Je crois bien qu’il cherche à reconnaître l’endroit où il viendra voler tantôt. Je n’en suis que plus curieux d’épier ses démarches ; faisons bien attention.

LE SYCOPHANTE. Voici le quartier que mon homme m’a indiqué ; c’est devant cette maison que je dois déployer mes ruses. Je vais heurter.

CHARMIDE. Il se dirige tout droit vers notre demeure. Par Hercule, je crois que pour mon arrivée il me faudra veiller toute la nuit.

LE SYCOPHANTE. Ouvrez, ouvrez ! hé ! n’y a-t-il personne pour garder cette porte ?

CHARMIDE. Que demandez-vous, l’ami ? que voulez-vous ? pourquoi frapper là ?

LE SYCOPHANTE. Eh ! vieillard, je suis en règle, j’ai fait ma déclaration au censeur. Je cherche par ici la maison d’un jeune homme, Lesbonicus, et aussi une tête blanche dans le genre de la vôtre ; son nom est Calliclès, à ce que m’a dit l’homme qui m’a remis ces lettres.

CHARMIDE, à part. Il est en quête de mon fils Lesbonicus, et de mon ami Calliclès, à qui j’ai confié mes enfants et mes biens.

LE SYCOPHANTE. Indiquez-moi, si vous le savez, bonhomme, où ils demeurent tous les deux.

CHARMIDE. Que leur voulez-vous ? qui êtes-vous ? d'où êtes-vous ? d’où venez-vous ?

LE SYCOPHANTE. Voilà bien des questions à la fois ! je ne sais à laquelle répondre d’abord. Si vous m’interrogez tranquillement et sur chaque chose à son tour, je vous ferai savoir mon nom, ma vie, mes voyages.

CHARMIDE. Eh bien, je veux vous contenter : dites-moi donc d’abord votre nom.

LE SYCOPHANTE. Vous débutez par demander une bien grosse affaire.

CHARMIDE. Pourquoi cela ?

LE SYCOPHANTE. Parce que, bonhomme, si vous partiez avant le jour du commencement de mon nom, vous ne seriez pas arrivé au bout qu’il ferait déjà nuit noire.

CHARMIDE. A vous entendre, pour faire le tout de votre nom, il faut se munir de provisions et de flambeaux.

LE SYCOPHANTE. J’en ai un autre tout petit, comme un carafon a vin.

CHARMIDE, à part. Voilà un fier imposteur. (Haut.) Ça, l’ami !

LE SYCOPHANTE. Qu’est-ce ?

CHARMIDE. Dites-moi, qu’est-ce que vous doivent ces gens que vous cherchez ?

LE SYCOPHANTE. Le père du jeune homme, de Lesbonicus, m’a donné ces deux lettres : c’est mon ami.

CHARMIDE, à part. Je le tiens. Il dit que je lui ai remis des lettres, je vais joliment me moquer de lui.

LE SYCOPHANTE. Si vous voulez m’écouter, j’achèverai de vous instruire.

CHARMIDE. Je suis tout oreilles.

LE SYCOPHANTE. Il m’a recommandé de remettre celle-ci à son fils Lesbonicus, et l’autre à son ami Calliclès.

CHARMIDE, à part. Puisqu’il me conte des bourdes, ma foi, je veux lui en conter aussi. (Haut.) Et où est-il ?

LE SYCOPHANTE. Il faisait fort bien ses affaires.

CHARMIDE. Mais où ?

LE SYCOPHANTE. A Séleucie.

CHARMIDE. Et c’est lui-même qui vous a remis les lettres ?

LE SYCOPHANTE. De ses propres mains, en mains propres.

CHARMIDE. Quelle mine a-t-il ?

LE SYCOPHANTE. Il a un pied et demi de plus que vous.

CHARMIDE, à part. Voilà qui est difficile, à moins que je n’aie été plus grand là-bas qu’ici. (Haut.) Vous le connaissez ?

LE SYCOPHANTE. Quelle sotte demande ! Un homme avec qui je mange tous les jours !

CHARMIDE. Et son nom ?

LE SYCOPHANTE. Le nom d’un fort honnête homme, ma foi.

CHARMIDE. Je voudrais l’entendre.

LE SYCOPHANTE. Lui, ma foi, il… il… La peste soit de moi !

CHARMIDE. Qu’est-ce donc ?

LE SYCOPHANTE, à part. J’ai avalé le nom sans m’en apercevoir.

CHARMIDE. Je n’aime pas les gens qui refoulent leurs amis derrière leurs dents.

LE SYCOPHANTE. Eh ! je l’avais sur le bout de la langue.

CHARMIDE, à part. Je suis arrivé tout à point pour lui.

LE SYCOPHANTE, à part. Me voilà pris comme un sot.

CHARMIDE. Eh bien, avez-vous trouvé le nom ?

LE SYCOPHANTE. Par ma foi, je suis tout honteux.

CHARMIDE. Voyez donc, l’ami, comme vous le connaissez !

LE SYCOPHANTE. Comme moi-même ; ce n’est pas si rare de chercher ce qu’on a dans la main, ce qui vous crève les yeux. Je m’aiderai des lettres. Le nom commence par un C.

CHARMIDE. Callicias ?

LE SYCOPHANTE. Non.

CHARMIDE. Callippe ?

LE SYCOPHANTE. Non.

CHARMIDE. Callidémide ?

LE SYCOPHANTE. Non.

CHARMIDE. Callinique ?

LE SYCOPHANTE. Non.

CHARMIDE. Callimarque ?

LE SYCOPHANTE. Vous n’y êtes pas. Eh ma foi, je ne m’en soucie guère, pourvu que je m’en souvienne pour moi.

CHARMIDE. Mais il y a ici plusieurs Lesbonicus ; si vous ne me dites le nom du père, je ne peux pas vous indiquer les gens que vous cherchez. A quoi ressemble-t-il, ce nom ? Si nous pouvions trouver en devinant.

LE SYCOPHANTE. C’est comme qui dirait Char…

CHARMIDE. Charès ? Charidème ? Charmide ?

LE SYCOPHANTE. Hon ! ce doit être cela. Que les dieux l’exterminent !

CHARMIDE. Je vous le disais tout à l’heure : vous devez souhaiter à un ami du bien plutôt que du mal.

LE SYCOPHANTE. S’est-il tenu caché entre mes dents et mes lèvres, le misérable !

CHARMIDE. N’insultez pas un ami absent.

LE SYCOPHANTE. Pourquoi se cachait-il comme cela, le coquin ?

CHARMIDE. Si vous l’aviez appelé par son nom, il aurait répondu. Mais où est-il ?

LE SYCOPHANTE. Ma foi je l’ai laissé chez Rhadamante, dans l’île de Cécropie.

CHARMIDE, aux spectateurs. Y a-t-il une plus sotte bête que moi, d’aller demander moi-même où je suis ? Mais ce n’est pas hors de saison. (Au sycophante.) Dites-moi.

LE SYCOPHANTE. Qu’y a-t-il ?

CHARMIDE. Répondez : dans quels pays avez-vous voyagé ?

LE SYCOPHANTE. Dans des pays étrangement merveilleux.

CHARMIDE. Nommez-les-moi, si cela ne vous ennuie pas.

LE SYCOPHANTE. Au contraire, je grille de vous les dire. D’abord nous sommes allés dans le Pont, et nous avons pris terre en Arabie.

CHARMIDE. Oh, oh ! l’Arabie est donc dans le Pont ?

LE SYCOPHANTE. Oui ; non pas celle qui produit de l’encens, mais l’Arabie où poussent l’absinthe et l’origan des poules.

CHARMIDE, à part. Voilà un terrible donneur de bourdes ! mais je suis par trop bête aussi d’aller lui demander d’où je reviens, ce que je sais et qu’il ignore. Cependant je veux voir où il en viendra. (Haut.) Quel est votre nom, l’ami ?

LE SYCOPHANTE. Chut ! c’est mon nom de tous les jours.

CHARMIDE. Un plaisant nom, ma foi ! comme qui dirait, si je te prête quelque chose, Chut ! c’est aussitôt perdu. Mais voyons, où êtes-vous allé ensuite ?

LE SYCOPHANTE. Si vous voulez m’écouter, je vous le dirai. A la source d’un fleuve qui sort du ciel, de dessous le trône de Jupiter.

CHARMIDE. De dessous le trône de Jupiter ?

LE SYCOPHANTE. Oui vraiment.

CHARMIDE. Du ciel ?

LE SYCOPHANTE. Et du beau milieu encore.

CHARMIDE. Ah ça, est-ce que vous êtes monté aussi jusqu’au ciel ?

LE SYCOPHANTE. Oui, dans un batelet, en allant toujours contre le courant.

CHARMIDE. Ah ça, est-ce que vous avez vu aussi Jupiter ?

LE SYCOPHANTE. Les autres dieux nous ont dit qu’il était allé à sa ferme pour distribuer les vivres aux esclaves. Après cela…

CHARMIDE. Après cela, je ne peux plus rien entendre.

LE SYCOPHANTE. Ni moi rien dire, si vous m’ennuyez.

CHARMIDE. C’est qu’on ne peut être un honnête homme, quand on a voyagé de la terre au ciel.

LE SYCOPHANTE. Je vais vous quitter, je vois que c’est votre envie ; mais indiquez-moi les personnes que je cherche ; il faut que je leur remette ces lettres.

CHARMIDE. Dites-moi, maintenant, si par hasard vous aperceviez ce Charmide, qui vous a chargé, dites-vous, des missives, est-ce que vous le reconnaîtriez ?

LE SYCOPHANTE. Vous me prenez donc pour une grosse bête. si j’allais ne pas reconnaître un homme avec qui j’ai passé ma vie ? Serait-il assez sot pour me confier mille philippes d’or que je dois compter à son fils et à son ami Calliclès, celui qu’il a chargé, m’a-t-il dit, de ses affaires ? Me les confierait-il si je ne le connaissais pas et s’il ne me connaissait pas bien aussi ?

CHARMIDE, à part. En vérité, je vêtit duper mon dupeur, et tâcher de lui attraper ces mille philippes dont il prétend que je l’ai chargé ; un homme que je ne connais pas, que je n’ai vu de ma vie, j’irais lui confier mon or ! Il s’agirait de son existence que je ne lui prêterais même pas une pièce de plomb. Je m’en vais l’attaquer adroitement. (Haut.) Hé, Chut ! j’ai deux mots à vous dire.

LE SYCOPHANTE. Deux Cents si vous voulez.

CHARMIDE. Avez-vous cet or, que vous avez reçu de Charmide ?

LE SYCOPHANTE. Oui, de bons philippes, qu’il a comptés de sa main sur la table du banquier, mille pièces.

CHARMIDE. Et c’est Charmide lui-même qui vous les a remis ?

LE SYCOPHANTE. Il est bien étonnant, n'est-ce pas, que ce ne soit pas son grand-père ou son bisaïeul, qui sont trépassés ?

CHARMIDE. L’ami, donnez-moi cet or.

LE SYCOPHANTE. Quel or ?

CHARMIDE. Celui que vous avouez avoir reçu de moi.

LE SYCOPHANTE. Reçu de vous ?

CHARMIDE. Oui bien.

LE SYCOPHANTE. Qui êtes-vous donc ?

CHARMIDE. Celui qui vous a donné les mille philippes ; je suis Charmide.

LE SYCOPHANTE. Non, vous ne l’êtes pas et vous ne le serez jamais, au moins pour ce qui est de cet or. Allez donc, conteur de sornettes, vous voulez en conter à un conteur.

CHARMIDE. C’est moi qui suis Charmide.

LE SYCOPHANTE. Cela ne vous sert de guère, ma foi ; je n’ai pas d’or sur moi. Vous avez voulu trop finement profiter de la petite occasion : quand j’ai eu dit que j’apportais de l’or, vite Vous êtes devenu Charmide ; mais vous ne l’étiez pas avant que j’eusse parlé des philippes. C’est comme si vous chantiez. Aussi comme Vous vous êtes encharmidé, décharmidez-vous maintenant.

CHARMIDE. Qui suis-je donc, si je ne suis pas qui je suis ?

LE SYCOPHANTE. Qu’est-ce que cela me fait ? pourvu que vous lie soyez pas celui que je ne veux pas que vous soyez, vous pouvez être qui vous voudrez. Tout à l’heure, vous n’étiez pas ce que vous étiez, et à présent vous devenez ce que vous n’étiez pas tantôt.

CHARMIDE. Allons, faites vite.

LE SYCOPHANTE. Que je fasse quoi ?

CHARMIDE. Rendez-moi l’or.

LE SYCOPHANTE. Vous rêvez, mon bonhomme.

CHARMIDE. Vous reconnaissez que Charmide tous a remis de l’or.

LE SYCOPHANTE. En écrit, oui.

CHARMIDE. Vous dépêcherez-vous ou non, rôdeur, de détaler d’ici, avant que je ne vous fasse rosser à tour de bras ?

LE SYCOPHANTE. Pourquoi donc ?

CHARMIDE. Parce que je suis ce Charmide que vous mêlez à vos menteries et de qui vous prétendez tenir des lettres.

LE SYCOPHANTE. Oui-dà, c’est vous ?

CHARMIDE. Oui, c’est moi.

LE SYCOPHANTE. Vraiment, c’est vous-même ?

CHARMIDE. Oui.

LE SYCOPHANTE. Vous-même ?

CHARMIDE. Oui moi-même, moi Charmide.

LE SYCOPHANTE. Ainsi c’est vous ?

CHARMIDE. En chair et en os. Éloignez-vous de mes yeux.

LE SYCOPHANTE. Eh bien, pour être arrivé si. tard, vous serez fustigé par mon ordre et par celui des nouveaux édiles.

CHARMIDE. Vous osez m’outrager ?

LE SYCOPHANTE. Au contraire, et puisque vous arrivez en bonne santé… que les dieux vous exterminent ; ils l’auraient fait plus tôt que je ne m’en embarrasserais guère. J’ai reçu de l’argent pour faire ma commission ; que la fièvre vous étouffe ! Au reste, soyez ceci, ne soyez pas cela, je ne donnerais pas un cheveu. Je vais aller trouver l’homme qui m’a payé les trois deniers, pour qu’il sache qu’il les a perdus. Je pars ; mauvaise vie et mauvaise santé. Que tous les dieux vous étranglent à votre arrivée des pays étrangers, Charmide. (Il sort.)

CHARMIDE. Puisque le drôle est parti, il me semble que c’est le moment de parler tout à mon aise, l’occasion est bonne. J’ai depuis tout à l’heure un souci qui me pique le cœur : qu’avait-il à faire devant ma maison ? Cette lettre me bouleverse l’esprit, et ces mille philippes, qu’est-ce que cela signifie ? Une sonnette ne sonne jamais pour rien ; si on ne la touche pas, si on ne l’agite pas, elle reste muette… Mais quel est cet autre qui se met à courir à travers la place ? Observons ce qu’il veut, retirons-nous par ici.


SCÈNE III. — STASIME, CHARMIDE.


STASIME. Allons, Stasime, allonge les jambes ; hâte-toi de rentrer au logis, chez ton maître, si tu ne veux compromettre tes épaules par ta sottise. Double le pas, dépêche ; voilà longtemps que tu es sorti de la maison. Prends garde que le nerf de bœuf ne se mette à siffler sur ton dos si tu n’es pas là et que le maître te cherche ; cours, ne te ralentis pas. Quel vaurien tu fais, mon pauvre Stasime ! N’as-tu pas oublié ton anneau dans le cabaret où tu arrosais de vin chaud ton gosier ? Retourne, cours le réclamer pendant qu’il en est encore temps.

CHARMIDE, à part. Ce gaillard, quel qu’il soit, va à l’école d’un ver de terre qui lui apprend à courir.

STASIME. Eh bien, coquin, ne rougis-tu pas ? quoi ? trois coups t’ont fait perdre la mémoire ? Sans doute tu buvais là-bas avec de braves gens, incapables de toucher au bien d’autrui ? Il y avait là Théruque, Cerconique, Crinnus, Cercobule, Collabe, drôles à l’œil poché, aux jambes meurtries, qui usent les entraves et les fouets. Et tu veux aller leur redemander ton aneau, quand l’un d’eux a escamoté les souliers d’un coureur en pleine course ?

CHARMIDE, à part. Les dieux me protègent, l’admirable filou !

STASIME. A quoi bon chercher ce qui est, perdu, à moins de vouloir ajouter la peine à la perte ? Dis-toi plutôt que ce qui est flambé est flambé, et vire de bord. Retourne auprès de ton maître.

CHARMIDE. Ce n’est pas un fuyard, il se souvient du logis.

STASIME. Plût aux dieux que les mœurs antiques, les vieilles traditions d’économie fussent ici plus en honneur que les mauvaises pratiques !

CHARMIDE. Dieux puissants ! le voilà qui se met à parler d’or. Il regrette le passé, on voit qu’il aime le bon vieux temps, les mœurs des ancêtres.

STASIME. Les gens d’aujourd’hui n’estiment pas ce qui est bien, mais ce qui est à leur goût ; l’ambition est consacrée par l’usage et affranchie des lois ; jeter son bouclier, tourner le dos à l’ennemi, c’est chose autorisée par la coutume ; demander les honneurs comme le prix de la honte, cela se fait tous les jours.

CHARMIDE. Détestable coutume !

STASIME. Laisser de côté l’honnête homme, c’est encore l’usage.

CHARMIDE. Triste usage !

STASIME. Les mœurs se sont rendues maîtresses des lois, qui leur obéissent mieux que l’enfant à père et mère. Les malheureuses sont attachées à la muraille avec des clous de fer ; ce devrait être plutôt la place des mauvaises mœurs.

CHARMIDE. J’ai envie de l’aborder, de lui parler ; mais j’ai trop de plaisir à l’entendre, et je crains, si je l’interromps, qu’il ne se mette à causer d’autre chose.

STASIME. Pour nos gens d’à présent, la loi n’a point de sévérité. Les lois sont les esclaves des mœurs, et les mœurs sont ardentes au pillage du bien sacré et du bien public.

CHARMIDE. Par Hercule, voilà des mœurs qu’il serait bon de châtier d’importance.

STASIME. Et dire que la société reste indifférente, quand cette race d’hommes est ennemie de tout le monde et nuit à tous les citoyens ! En ne respectant pas leur parole, ils enlèvent tout crédit à ceux même qui sont sans reproche ; on juge du caractère des autres d’après le leur. C’est un fait tout récent qui m’a fait venir ces pensées. Si vous prêtez, vous perdez ce qui était à vous. Réclamez, vous vous faites un ennemi de l’ami que vous avez obligé. Devenez pressant, vous avez le choix entre deux choses : ou perdre ce que vous avez prêté, ou perdre votre ami.

CHARMIDE. Mais c’est Stasime, mon esclave.

STASIME. En prêtant un talent, j’ai acheté un ennemi et vendu un ami. Mais suis-je assez mais de m’occuper des affaires publiques au lieu de songer à ce qui me touche de plus près, à protéger mon dos ! Je rentre.

CHARMIDE. Hé, arrête à l’instant, holà, halte !

STASIME. Je ne m’arrête point.

CHARMIDE. Et moi, je veux que tu t’arrêtes.

STASIME. Et s’il ne me plaît pas que vous le vouliez ?

CHARMIDE. Ah ! tu es par trop insolent, Stasime !

STASIME. Achetez des esclaves, si vous voulez commander.

CHARMIDE. Eh, j’en ai acheté un, et je l’ai payé. Mais s’il ne m’écoute pas, que dois-je faire ?

STASIME. Corrigez-le comme il faut.

CHARMIDE. Bon conseil ; je veux le suivre.

STASIME. A moins que vous ne préfériez vous laisser mener.

CHARMIDE. S’il est brave garçon, je me laisse mener ; autrement, je profiterai de ton avis.

STASIME. Que m’importe, à moi, que vous ayez de bons ou de mauvais serviteurs ?

CHARMIDE. Tu auras ta part du bien comme du mal.

STASIME. Je vous en laisse une des deux ; quant à l’autre, la bonne, vous pouvez me la donner.

CHARMIDE. Si tu le mérites, soit ; mais regarde-moi, retourne la tête ; je suis Charmide.

STASIME. Hé ! qui est-ce qui parle de Charmide, de cet excellent homme ?

CHARMIDE. L’excellent homme lui-même.

STASIME. Mer, terre, ciel, dieux, je vous invoque ! Mes yeux sont-ils fidèles ? est-ce lui ? n’est-ce pas lui ? C’est lui. Oui, c’est lui, c’est assurément lui. Ô mon maître tant désiré, salut !

CHARMIDE. Salut, Stasime.

STASIME. De vous voir en bonne santé…

CHARMIDE. Je le sais, je le crois. Mais mettons le reste de côté, et réponds à ceci. Que font mes eut/mis que j’ai laissés ici, mon fils et ma fille ?

STASIME. Ils sont vivants, bien portants.

CHARMIDE. Tous les deux, n’est-ce pas ?

STASIME. Tous les deux.

CHARMIDE. Les dieux me comblent de bonheur. Je m’informerai à loisir à la maison de tout ce que je veux savoir encore. Entrons, suis-moi.

STASIME. Où allez-vous ?

CHARMIDE. Où irais-je, si ce n’est chez moi ?

STASIME. Vous croyez que nous demeurons ici ?

CHARMIDE. Et où penserais-je que ce soit.

STASIME. Aujourd’hui…

CHARMIDE. Eh bien, aujourd’hui…

STASIME. Cette maison n’est plus à nous.

CHARMIDE. Que me dis-tu là ?

STASIME. Votre fils l’a vendue.

CHARMIDE. C’est fait de moi !

STASIME. Argent comptant, espèces sonnantes.

CHARMIDE. Combien ?

STASIME. Quarante mines.

CHARMIDE. Je suis mort. Qui l’a achetée ?

STASIME. Calliclès, que vous aviez chargé de vos affaires. Il est venu demeurer ici et nous a mis à la porte.

CHARMIDE. Et où loge mon fils à présent ?

STASIME. Là, dans ce corps de derrière.

CHARMIDE. Ah ! je succombe !

STASIME. J’ai bien pensé que vous auriez du chagrin quand vous l’apprendriez.

CHARMIDE. Malheureux que je suis ! j’ai affronté mille dangers, j’ai risqué mille fois ma vie en traversant de vastes mers, j’ai échappé à je ne sais combien de pirates, j’arrive sain et sauf, et je suis misérablement égorgé ici par ceux-là même pour qui j’ai enduré tant de maux à mon âge. Le chagrin me suffoque : soutiens-moi, Stasime.

STASIME. Voulez-vous que j’aille vous chercher de l’eau ?

CHARMIDE. C’est quand ma fortune expirait qu’il fallait lui en jeter.


SCÈNE IV. — CALLICLÈS, CHARMIDE, STASIME.


CALLICLÈS. Qu’est-ce que ces cris que j’entends devant ma maison ?

CHARMIDE. Ô Calliclès, Calliclès, Calliclès ! à quel ami ai-je confié ma fortune ?

CALLICLÈS. A un ami honnête, fidèle, sûr, et tout dévoué. Salut, je suis heureux de vous revoir en bonne santé.

CHARMIDE. Je le crois, s’il en est comme vous dites. Mais que signifie cet équipage ?

CALLICLÈS. Je vais vous le dire. J’étais là dedans en train de déterrer le trésor pour faire une dot à votre fille ; mais je vous raconterai tout cela et le reste au logis, suivez-moi.

CHARMIDE. Stasime !

STASIME. Quoi ?

CHARMIDE. Cours vite au Pirée, tout d’un trait. Tu y verras le vaisseau qui nous a ramenés. Dis à Sangarion de faire débarquer tout ce que j’ai ordonné, et reviens avec lui. Les droits de douane sont payés.

STASIME. Je ne perds pas une minute.

CHARMIDE. Va, va, cours, et reviens encore plus vite.

STASIME. Je serai à la fois là-bas et ici.

CALLICLÈS, à Charmide. Et vous, venez céans avec moi.

CHARMIDE. Je vous suis. (Ils entrent.)

STASIME. Voilà le seul ami solide qui soit resté à mon maître, sa constante loyauté ne s’est pas démentie. Cependant, avec bien des peines[5]… Mais c’est le seul, je crois bien, qui demeure fidèle. Je pense que le mal qu’il s’est donné lui portera profit.



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ACTE V.


SCÈNE I. — LYSITÉLÈS.


Oui, je suis le plus heureux des hommes, le plus comblé de contentement et de joie ; tout arrive au gré de mes souhaits ; ce que j’entreprends s’arrange et réussit à merveille ; un bonheur en amène un autre. Stasime, l’esclave de Lesbonicus, est venu me trouver tout à l’heure ; il m’a annoncé le retour de Charmide son maître. Je vais aller le trouver bien vite, car tout ce dont je suis convenu avec le fils doit être ratifié par le père. Allons ; mais le bruit de cette porte qui s’ouvre m’arrête bien mal à propos.

SCENE II. — CHARMIDE, CALLICLES, LYSITELES.


CHARMIDE. On n’a pas vu, on ne verra jamais, et à mon avis il n’y a pas sur la terre entière un homme qui vous égale pour la probité et la fidélité envers un ami. Sans vous il[6] me mettait hors de ma maison.

CALLICLÈS. Si j’ai bien mérité d’un ami, si je me suis montré fidèle, je ne crois pas qu’on doive me louer, je suis seulement à l’abri du reproche. Ce dont on fait cadeau à un homme, il peut le garder ; mais ce qu’on lui prête, on est en droit de le réclamer quand on veut.

CHARMIDE. Vous dites vrai ; mais je n’en reviens pas qu’il ait fiancé sa sœur dans une si grande famille, avec Lysitélès, le fils de Philton.

LYSITÉLÈS, à part. Il prononce mon nom.

CHARMIDE. Il s’est assuré une excellente alliance.

LYSITÉLÈS. Pourquoi tarder à les aborder ? Mais attendons encore : il parle tout à point de ce qui m’intéresse.

CHARMIDE. Ah çà !

CALLICLÈS. Qu’y a-t-il ?

CHARMIDE. Tout à l’heure, à la maison, j’ai oublié de vous dire : comme j’arrivais, j’ai rencontré un donneur de bourdes, un fourbe achevé ; il disait qu’il apportait de ma part mille philippes d’or à vous et à mon fils Lesbonicus ; je ne savais qui c’était, et je le voyais bien pour la première fois. Mais qu’avez-vous à rire ?

CALLICLÈS. C’est moi qui l’envoyais ; il devait avoir l’air de m’apporter l’argent de votre part pour doter votre fille ; c’était pour que votre fils, quand je verserais la somme, crût qu’elle venait de vous, et qu’il ne se doutât pas que votre trésor était chez moi ; car il pouvait, au nom de la loi, me réclamer le bien de son père.

CHARMIDE. Bien imaginé, ma foi.

CALLICLÈS. C’est Mégaronide, notre excellent ami à tous deux, qui avait inventé cela.

CHARMIDE. Je lui en fais mon compliment, c’est fort bien.

LYSITÉLÈS, à part. Je reste là tout seul comme une buse, de peur d’interrompre l’entretien, et je n’avance rien. Il faut leur parler.

CHARMIDE. Qui est-ce qui vient là vers nous ?

LYSITÉLÈS. Lysitélès souhaite le bonjour à son beau-père Charmide.

CHARMIDE. Que les dieux, Lysitélès, comblent vos souhaits.

CALLICLÈS. Et moi, je ne mérite pas un bonjour ?

LYSITÉLÈS. Si fait ; bonjour, Calliclès. Mais il est juste qu’il passe avant vous : la chemise est plus proche que le manteau.

CHARMIDE. Je souhaite que les dieux mènent à bien vos desseins. J’ai entendu dire que ma fille vous, était promise.

LYSITÉLÈS. Si vous ne me la refusez pas.

CHARMIDE. Non pas, j’y consens.

LYSITÉLÈS. Ainsi, vous m’accordez la main de votre fille ?

CHARMIDE. Oui, avec mille philippes d’or pour dot.

LYSITÉLÈS. La dot ne m’occupe guère.

CHARMIDE. Si la fille est de votre goût, la dot qu’elle vous apporte doit être de votre goût aussi. Bref, vous n’épouserez pas celle que vous voulez, si vous ne prenez aussi ce dont vous ne voulez pas.

CALLICLÈS. Sa prétention est trop juste.

LYSITÉLÈS. On y fera droit sur votre sentence. (À Charmide.) À cette condition, me promettez-vous votre fille en mariage ?

CHARMIDE. Je vous la promets.

CALLICLÈS. Je vous la promets aussi.

LYSITÉLÈS. Salut donc, mes chers alliés.

CHARMIDE, à Calliclès. Pourtant, ma foi, il y a bien certaines choses qui m’ont fâché contre vous.

CALLICLÈS. Qu’ai-je donc fait ?

CHARMIDE. Vous avez laissé mon fils se perdre.

CALLICLÈS. Si j’y ai donné les mains, vous avez raison de m’en vouloir. Mais souffrez que j’obtienne de vous une grâce.

CHARMIDE. De quoi s’agit-il ?

CALLICLÈS. Vous allez le savoir. S’il a fait quelques sottises, pardonnez-lui. Pourquoi secouer la tête ?

CHARMIDE. J’ai bien du chagrin, et avec cela de la crainte.

CALLICLÈS. Que veut dire ?

CHARMIDE. Qu’il soit ce que je ne voudrais pas, voilà ce qui me chagrine ; et je crains, si je n’accueille pas votre prière, que vous ne me trouviez trop leste avec vous. Je ne me défendrai pas ; je ferai ce que vous désirez.

CALLICLÈS. Vous êtes un brave homme ; allons, je vais l’appeler.

CHARMIDE. C’est triste de ne pouvoir récompenser le mal et le bien.

CALLICLÈS, frappant à la porte. Ouvrez, ouvrez vite, et si Lesbonicus est chez lui, dites-lui de sortir ; cela presse, j’ai besoin de le voir sur-le-champ.


SCÈNE III. — LESBONICUS, CHARMIDE, CALLICLÈS.


LESBONICUS. Qui donc m’appelle avec tant de tapage ?

CALLICLÈS. Un ami qui vous veut du bien.

LESBONICUS. Cela va-t-il bien, dites-moi ?

CALLICLÈS. Très-bien. Votre père est revenu en bonne santé, j’en suis tout joyeux.

LESBONICUS. Qui dit cela ?

CALLICLÈS. Moi.

LESBONICUS. Vous l’avez vu ?

CALLICLÈS. Et vous pouvez le voir aussi.

LESBONICUS. Ô mon père, mon cher père, salut !

CHARMIDE. Salut mille fois, mon enfant.

LESBONICUS. Si vos fatigues, mon père…

CHARMIDE. Il ne m’est rien arrivé, ne crains rien. Je reviens bien portant et j’ai réussi dans mes entreprises. Si tu veux seulement bien te conduire, la fille de Calliclès est à toi.

LESBONICUS. Je l’épouserai, mon père, et une autre encore, si vous l’ordonnez.

CHARMIDE. Pourtant, je suis fâché contre toi.

CALLICLÈS. C’est assez d’une punition pour un seul.

CHARMIDE. Au contraire, c’est trop peu pour lui ; quand, pour ses péchés, il épouserait cent femmes, ce ne serait pas encore assez.

LESBONICUS. A l’avenir je me rangerai.

CALLICLÈS. Tu le dis, tâche de le faire.

LESBONICUS. Y a-t-il rien qui empêche que j’épouse demain ?

CHARMIDE. C’est le meilleur, soit. Tiens-toi donc prêt à épouser demain. (Aux spectateurs.) Applaudissez.


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  1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
  2. Le latin dit Cela se consomme aussi vite que si on donnait du pavot à des fourmis.
  3. Le texte dit sans les charges religieuses, parce que les héritiers devaient subvenir aux frais de toutes les cérémonies instituées par le mort.
  4. A cause de son grand chapeau.
  5. Il y a ici une petite lacune, et ce monologue de Stasime semble suspect.
  6. Son fils.