Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/14

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 72-77).

Le ſonge de Panurge & interpretation d’icelluy.

Chapitre XIIII.


Svs les ſept heures du matin ſubſequent Panurge ſe præſenta dauant Pantagruel, eſtans en la chambre Epiſtemon, frere Ian des entommeures, Ponocrates, Eudemon, Carpalim, & aultres : es quelz à la venue de Panurge diſt Pantagruel. Voyez cy noſtre ſongeur[1]. Ceſte parolle, dict Epiſtemon, iadis couſta bon, & feut cherement vendue es enfans de Iacob. Adoncques diſt Panurge, i’en ſuys bien ches Guillot le ſongeur. I’ay ſongé tant & plus, mais ie n’y entends note. Exceptez que par mes ſongeries i’auoys vne femme ieune, gualante, belle en perfection : laquelle me traitoit & entretenoit mignonnement, comme vn petit dorelot. Iamais home ne feut plus aiſe, ne plus ioyeux. Elle me flattoit, me chatouilloit, me taſtonnoit, me teſtonnoit, me baiſoit, me accolloit, & par eſbattement me faiſoit deux belles petites cornes au deſſus du front. Ie luy remonſtroys en folliant qu’elle me les debuoit mettre au deſſoubz des œilz, pour mieulx veoir ce que i’en vouldroys ferir : affin que Momus ne trouuaſt en elle choſe aulcune imperfaicte, & digne de correction, comme il feiſt en poſition des cornes bouines[2]. La follaſtre non obſtant ma remonſtrance me les fiſchoyt encore plus auant. Et en ce ne me faiſoit mal quiconques, qui eſt cas admirable. Peu apres me ſembla que ie feuz ne ſçay comment transformé en tabourin, & elle en Chouette. Là feut mon ſommeil interrompu, & en ſurſault me reſueiglay tout faſché, perplex, & indigné. Voyez là vne belle platelée de ſonges, faictez grand chere là deſſus. Et l’expoſez comme l’entendez. Allons deſieuner Carpalim.

I’entends (diſt Pantagruel) ſi i’ay iugement aulcun en l’art de diuination par ſonges, que voſtre femme ne vous fera realement & en apparence exterieure cornes au front, comme portent les Satyres : mais elle ne vous tiendra foy ne loyauté coniugale, ains à aultruy ſe abandonnera, & vous fera coqu. Ceſtuy poinct eſt apertement expoſé par Artemidorus comme le diz. Auſſi ne vous ſera de vous faicte metamorphoſe en tabourin, mais d’elle vous ſerez battu comme tabour à nopces : ne d’elle en Chouette : mais elle vous deſrobbera, comme eſt le naturel de la chouette. Et voyez vos ſonges conformes es ſors Virgilianes. Vous ſerez coqu : vous ſerez battu : vous ſerez deſrobbé. Là s’eſcria frere Ian, & diſt. Il dict par Dieu vray, tu ſeras coqu home de bien, ie t’en aſceure : tu auras belles cornes. Hay, hay, hay, noſtre maiſtre de cornibus, Dieu te guard, faiz nous deux motz de prædication, & ie feray la queſte parmy la paroece.

Au rebours (diſt Panurge) mon ſonge preſagiſt qu’en mon mariage, i’auray planté de tous biens, auecques la corne d’abondance. Vous dictez que ſeront cornes de Satyres. Amen, amen, fiat[3], fiatur, ad differentia papæ. Ainſi auroys ie eternellement le virolet en poinct & infatiguable, comme l’ont leſ Satyres. Choſe que tous deſirent, & peu de gens l’impetrent des cieulx. Par conſequent, coqu iamais : car faulte de ce eſt cauſe ſans laquelle non, cauſe vnicque, de faire les mariz coquz. Qui faict les coquins mandier ? C’eſt qu’ilz n’ont en leurs maiſons de quoy leur ſac emplir. Qui faict le loup ſortir du bois ? Default de carnage. Qui faict les femmes ribauldes ? Vous m’entendez aſſez. I’en demande à meſſieurs les clers, à meſſieurs les preſidens, conſeillers, aduocatz, proculteurs & aultres gloſſateurs de la venerable rubricque de frigidis et maleficiatis[4].

Vous (pardonnez moy ſi ie meſprens) me ſemblez euidentement errer interpretant cornes pour cocuage. Diane les porte en teſte à forme de beau croiſſant. Eſt elle coqüe pourtant ? Comment diable ſeroyt elle coquüe, qui ne feut oncques mariée ? Parlez de grace correct, craignant qu’elle vous en face au patron que feiſt à Acteon. Le bon Bacchus porte cornes ſemblablement : Pan : Iuppiter Ammonien, tant d’aultres. Sont ilz coquz ? Iuno ſeroit elle putain ? Car il s’enſuiuroyt par la figure dicte Metalepſis. Comme appelant vn enfant en præſence de pere & mere, champis ou auoiſtre, c’eſt honneſtement, tacitement dire le pere coqu, & ſa femme ribaulde. Parlons mieulx. Les cornes que me faiſoit ma femme ſont cornes d’abondance, & planté de tous biens. Ie le vous affie. Au demourant ie ſeray ioyeulx comme vn tabour à nopces, touſiours ſonnant, touſiours ronflant, touſiours bourdonnant & petant. Croyez que c’eſt l’heur de mon bien. Ma femme ſera coincte & iolie : comme vne belle petite Chouette. Qui ne le croid, d’enfer aille au gibbet. Noel nouuelet[5].

Ie note (diſt Pantagruel) le poinct dernier que auez dict, & le confere auecques le premier. Au commencement vous eſtiez tout confict en delices de voſtre ſonge. En fin vous eſueiglaſtez en ſurſault faſché, perplex & indigné. (Voire, diſt Panurge, car ie n’auoys poinct dipné) Tout ira en deſolation, ie le preuoy. Sçaichez pour vray, que tout ſommeil finiſſant en ſurſault, & laiſſant la perſone faſchée & indignée, ou mal ſignifie, ou mal præſagiſt. Mal ſignifie, c’eſt à dire maladie cacoethe, maligne, peſtilente, oculte, & latente dedans le centre du corps : laquelle par ſommeil, qui touſiours renforce la vertu concoctrice (ſcelon les theoremes de medicine) commenceroit ſoy declairer, & mouuoir vers la ſuperficie. Au quel triſte mouuement ſeroyt le repous diſſolu, & le premier ſenſitif admonneſté de y compatir & pourueoir. Comme en prouerbe lon dict, irriter les freſlons, mouuoir la Camarine, eſueigler le chat qui dort. Mal præſagiſt, c’eſt à dire, quant au faict de l’ame en matiere de diuination ſomnialle, nous donne entendre que quelque malheur y eſt deſtiné & preparé, lequel de brief ſortira en ſon effect. Exemple on ſonge & reſueil eſpouantable de Hecuba. On ſonge de Eurydice femme de Orpheus, lequel parfaict, les dict Ennius[6] s’eſtre eſueiglées en ſurſault & eſpouantées. Auſſi apres veid Hecuba ſon mary Priam, ſes enfans, ſa patrie occis & deſtruictz : Eurydice bien toſt apres mourut miſerablement. En Æneas[7] ſongeant qu’il parloit à Hector defunct : ſoubdain en ſurſault s’eſueiglant. Auſſi feut celle propre nuict Troie ſacagée & bruſlée. Aultre foys ſongeant qu’il veoyt ſes dieux familiers & Penates, & en eſpouuantement s’eſueiglant, patit au ſubſequent iour horrible tormente ſus mer. En Turnus, lequel eſtant incité par viſion phantaſticque de la furie infernale à commencer guerre contre Æneas, s’eſueigla en ſurſault tout indigné : puis feut apres longues deſolations occis par icelluy Æneas. Mille aultres. Quand ie vous compte de Æneas, notez que Fabius pictor dict rien par luy n’auoir eſté faict ne entreprins, rien ne luy eſtre aduenu, que preallablement il n’euſt congneu[8] & præueu par diuination ſomniale. Raiſon ne default es exemples. Car ſi le ſommeil & repous eſt don & benefice ſpecial des Dieux, comme maintiennent les philoſophes, & atteſte le poete diſant.

Lors l’heure eſtoit, que ſommeil, don des Cieulx,
Vient aux humains fatiguez, gracieux.[9]

Tel don en faſcherie & indignation ne peut eſtre terminé, ſans grande infelicité prætendue. Aultrement ſeroit repous non repous : don non don. Non des dieux amis prouenent, mais des diables ennemis, iouxte le mot vulgaire : ἐχθρῶν ἄδωρα δῶρα[10]. Comme ſi le perefamile eſtant à table opulente, en bon appetit, au commencement de ſon repas, on voyoit en ſurſault eſpouenté ſoy leuer. Qui n’en ſçauroit la cauſe s’en pourroit eſbahir. Mais quoy ? il auoit ouy ſes ſeruiteurs crier au feu : ſes ſeruantes crier au larron : ſes enfans crier au meurtre. Là failloit, le repas laiſſé, accourir, pour y remedier, & donner ordre. Vrayment ie me recorde, que les Caballiſtes & Maſſorethz interpretes des ſacres letres, expoſans en quoy lon pourroit par diſcretion congnoiſtre la verité des apparitions angelicques[11] (car ſouuent l’Ange de Sathan ſe transfigure en Ange de lumiere) diſent la difference de ces deux eſtres en ce, que l’Ange bening & conſolateur apparoiſſant à l’home, l’eſpouante au commencement, le conſole en la fin, le rend content & ſatisfaict : l’Ange maling & ſeducteur au commencement reſiouiſt l’home, en fin le laiſſe perturbé, faſché, & perplex.


  1. Voyez cy noſtre ſongeur. « Voici notre songeur qui vient, tuons-le, » disent les frères de Joseph. (Genèse, c. 37, v. 19 et 20)
  2. Poſition des cornes bouines. Aristote (liv. III, c. 2, Parties des animaux) cite l’opinion du Momus d’Ésope, qui aurait voulu que les cornes des bœufs fussent placées au-dessous de leurs yeux.
  3. Amen, amen, fiat. « Ainsi soit-il, ainsi soit-il, qu’il soit fait ! » Après avoir dit fiat, terme de bonne latinité, en usage dans la chancellerie romaine, Panurge se reprend pour se servir de la forme macaronique fiatur, et ajoute : « à la différence du Pape, » qui ne l’employait pas dans ses bulles.
  4. De frigidis & maleficiatis. Voyez ci-dessus, p.  142, la note sur la l. 4 de la p. 156.*

    *

  5. Noel nouuelet. Ces mots sont le refrain d’un noël, auquel appartient le vers qui les précède.
  6. Ennius. Voyez Cicéron, De divinatione, I, 20 et 21.
  7. En Æneas. Pour les passages de l’Énéide auxquels il est fait allusion ici et un peu plus loin, voyez les livres II, III et VII.
  8. Que preallablement il n’euſt congneu. Voyez Cicéron, De divinatione, I.
  9. Lors l’heure eſtoit

    Tempus erat quo prima quies mortalibus ægris
    Incipit, et dono divum gratissima serpit.

    (Virgile, Énéide, II, 268)
  10. Ὲχθρῶν ἄδωρα δῶρα. « Les dons des ennemis ne sont pas des dons. » (Sophocle, Ajax, 665)
  11. Congnoiſtre la verité des apparitions angelicques.

    .... Viſion venant de part mauluaiſe
    Au commencer donne ſemblance d’ayſe,
    Et, au partir, triſtes & deſolez
    Rend ceulx qu’auoit à l’entrée conſolez ;
    Mais au contraire, & tout à l’oppoſite,
    Faict le bon ange enuers ceulx que viſite.
    Car au venir il leur donne terreur,
    Et au depart les iecte hors d’erreur.

    (Guillaume Crétin, Apparition du maréchal ſans reproche, Paris, Coustelier, p. 114)