Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/1

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 15-19).

Comment Pantagruel tranſporta vne colonie
de Vtopiens en Dipſodie.


Chapitre I.


Pantagrvel auoir entierement conqueſté le pays de Dipſodie, en icelluy tranſporta vne colonie de Vtopiens en nombre de 9876543210. homes, ſans les femmes & petitz enfans[1] : artizans de tous meſtiers, & profeſſeurs de toutes ſciences liberales : pour ledict pays refraichir, peupler, & orner, mal autrement habité, & deſert en grande partie. Et les tranſporta non tant pour l’exceſſiue multitude d’homes & femmes, qui eſtoient en Vtopie multipliez comme locuſtes. Vous entendez aſſez, ia beſoing n’eſt d’aduentaige vous l’expoſer, que les Vtopiens auoient les genitoires tant ſeconds, & les Vtopienes portoient matrices tant amples, gloutes, tenaces, & cellulées par bonne architecture, que au bout de chaſcun neufuieme moys, ſept enfans pour le moins, que maſles que femelles, naiſſoient par chaſcun mariage, à l’imitation du peuple Iudaic en Ægypte : ſi de Lyra ne delyre. Non tant auſſi pour la fertilité du ſol, ſalubrité du ciel, & commodité du pays de Dipſodie, que pour icelluy contenir en office & obeiſſance par nouueau tranſport de ſes antiques & feaulx ſubiectz. Lesquelz de toute memoire autre ſeigneur n’auoient congneu, recongneu, aduoué, ne ſeruy, que luy. Et les quelz des lors que naſquirent & entrerent on monde, auec le laict de leurs meres nourrices auoient pareillement ſugcé la doulceur & debonnaireté de ſon regne, & en icelle eſtoient touſdiz confictz, & nourriz. Qui eſtoit eſpoir certain, que plus toſt defauldroient de vie corporelle, que de ceſte première & vnicque ſubiection naturellement deue à leur prince, quelque lieu que feuſſent eſpars & tranſportez. Et non ſeulement telz ſeroient eulx & les enfans ſucceſſiuement naiſſans de leur ſang, mais auſſi en ceſte feaulté & obeiſſance entretiendroient les nations de nouueau adioinctes à ſon empire. Ce que veritablement aduint, & ne feut aulcunement fruſtré en ſa deliberation. Car ſi les Vtopiens auant ceſtuy tranſport, auoient eſté feaulx & bien recongnoiſſans, les Dipſodes auoir peu de iours auecques eulx conuerſé, l’eſtoient encores d’aduentaige, par ne ſçay quelle ferueur naturelle en tous humains au commencement de toutes œuures qui leur viennent à gré. Seulement ſe plaignoient obteſtans tous les cieulx & intelligences motrices, de ce que plus touſt n’eſtoit à leur notice venue la renommée du bon Pantagruel.

Noterez doncques icy Beuueurs, que la maniere d’entretenir & retenir pays nouuellement conqueſtez, n’eſt (comme a eſté l’opinion erronée de certains eſpritz tyrannicques à leur dam & deſhonneur) les peuples pillant, forçant, angariant, ruinant, mal vexant, & regiſſant auecques verges de fer : brief les peuples mangeant & deuorant, en la façon que Homere appelle le roy inique Demouore[2], c’eſt à dire mangeur de peuple. Ie ne vous allegueray à ce propous les hiſtoires antiques, ſeulement vous reuocqueray en recordation de ce qu’en ont veu vos pères, & vous meſmes, ſi trop ieunes n’eſtez. Comme enfant nouuellement né, les fault alaicter, berſer, eſiouir. Comme arbre nouuellement plantée, les fault appuyer, aſceurer, defendre de toutes vimeres, iniures, & calamitez. Comme perſonne ſaulué de longue & forte maladie, & venent à conualeſcence, les fault choyer, eſpargner, reſtaurer. De ſorte qu’ilz conçoipuent en ſoy ceſte opinion, n’eſtre on monde Roy ne Prince, que moins voulſiſſent ennemy, plus optaſſent amy. Ainſi Oſiris[3] le grand roy des Ægyptiens toute la terre conqueſta : non tant à force d’armes, que par ſoulaigement des angaries, enſeignemens de bien & ſalubrement viure, loix commodes, gratieuſeté & biensfaicts. Pourtant du monde feut il ſurnommé le grand roy Euergetes (c’eſt à dire le bienfaicteur) par le commandement de Iuppiter faict à vne Pamyle. De faict Heſiode en ſa Hierarchie[4] colloque les bons Dæmons (appellez les ſi voulez Anges ou Genies) comme moyens & mediateurs des Dieux & homes : ſuperieurs des homes, inferieurs des Dieux. Et pource que par leurs mains nous aduiennent les richeſſes & biens du Ciel, & ſont continuellement enuers nous bienfaiſans, touſiours du mal nous præſeruent : les dict eſtre en office de Roys : comme bien touſiours faire, iamais mal, eſtant acte vnicquement Royal. Ainſi feut empereur de l’vniuers Alexandre Macedon. Ainſi feut par Hercules tout le continent poſſedé, les humains ſoullageant des monſtres, oppreſſions, exactions, & tyrannies : en bon traictement les gouuernant : en æquité & iuſtice les maintenant : en benigne police & loix conuenentes à l’aſſieté des contrées les inſtituent : ſuppliant à ce que defailloit : ce que abondoit aualluant : & pardonnant tout le paſſé, auecques oubliance ſempiternelle de toutes offenſes præcedentes, comme eſtoit la Amneſtie des Atheniens, lors que feurent par la proueſſe & induſtrie de Thraſybulus les tyrans exterminez : depuys en Rome expoſée par Ciceron[5], & renouuellée ſoubs l’empereur Aurelian.

Ce ſont les philtres, Iynges, & attraictz d’amour, moienans lequelz pacificquement on retient, ce que peniblement on avoit conqueſté. Et plus en heur ne peut le conquerant regner, ſoit roy, ſoit prince ou philoſophe, que faiſant Iuſtice à Vertus ſucceder. Sa Vertu eſt apparue en la victoire & conqueſte : ſa iuſtice apparoiſtra en ce que par la volunté & bonne affection du peuple donnera loix : publiera edictz, eſtablira religions, fera droict à vn chaſcun : comme de Octauian Auguſte dict le noble poëte Maro[6].

Il estoit victeur, par le vouloir
Des gens vaincuz, faiſoit les loix valoir.

C’eſt pourquoy Homere en ſon Iliade[7], les bons princes & grands Roys appelle ϰοσμήτορας λαῶν, c’eſt à dire : ornateurs de peuples. Telle eſtoit la conſideration de Numa Pompilus, Roy ſecond des Romains iuſte, politic, & philoſophe, quand il ordonna au Dieu Terme, le iour de ſa feſte, qu’on nommoit Terminales, rien n’eſtre ſacrifié, qui euſt prins mort : nous enſeignant, que les termes, frontieres, & annexes des royaulmes conuient en paix, amitié, debonnaireté guarder & regir, ſans ſes mains ſouiller de ſang & pillerie. Qui aultrement faict, non ſeulement perdera l’acquis, mais auſſi patira ce ſcandale & opprobre, qu’on le eſtimera mal & à tort auoir acquis : par ceſte conſequence, que l’acqueſt luy eſt entre mains expiré. Car les choſes mal acquiſes, mal deperiſſent[8]. Et ores qu’il euſt toute ſa vie pacificque iouiſſance, ſi toutesfoys l’acqueſt deperit en ſes hoirs, pareil ſera le ſcandale ſus le defunct, & ſa memoire en malediction, comme le conquerant inique. Car vous dictez en prouerbe commun : Des choſes mal acquiſes le tiers hoir ne iouira[9].

Notez auſſi, Goutteux fieffez, en ceſtuy article, comment par ce moyen Pantagruel feit d’vn ange deux, qui eſt accident oppoſite au conſeil de Charles Maigne, lequel feiſt d’vn diable deux, quand il tranſporta les Saxons en Flandre, & les Flamens en Saxe. Car non pouant en ſubiection contenir les Saxons par luy adioincts à l’empire : que à tous momens n’entraſſent en rebellion, ſi par cas eſtoit diſtraict en Heſpaigne, ou autres terres loingtaines : les tranſporta en pays ſien, & obeiſſant naturellement, ſçauoir eſt Flandres : & les Hannuiers & Flamens ſes naturels ſubiectz tranſporta en Saxe, non doubtant de leur feaulté, encores qu’ilz tranſmigraſſent en regions eſtranges. Mais aduint que les Saxons continuerent en leur rebellion & obſtination premiere : & les Flamens habitans en Saxe, embeurent les meurs & contradictions des Saxons.


  1. Femmes & petitz enfans. Voyez ci-dessus, p. 107, la note sur la l. 25 de la p. 65 du t. I.*

    *

  2. Demouore, Éd. de 1546 : Δεμοϐορον C’est Achille qui nomme Agamemnon : Δημοϐόρος βασιλεὺς. (Iliade. I. 231.)
  3. Ainſi Oſiris. Voyez Plutarque, Isis et Osiris.
  4. Heſiode en ſa Hierarchie. « C’est la ThéogonieHésiode traite de la généalogie des dieux, » dit Burgaud des Marets ; mais, en réalité, le passage auquel Rabelais fait allusion se trouve dans Les Travaux et les jours, v. 124.
  5. Par Ciceron. « Athenensiumque renovavi vetus exemplum, Græcum etiam verbum usurpavi, quo tum in sedandis discordiis erat usa civitas illa. » (Philippique, I., 1)
  6. Le noble poëte Maro.

    …Victorque volentes
    Per populos dat jura.

    (Géorgiques, iv, 561)
  7. Homere en ſon Iliade. Voyez I, 375, et III, 236.
  8. Les choſes mal acquiſes, mal deperiſſent. « Ut est apud poetam nescio quem : male parta male dilabuntur. » (Cicéron, Philippiques, II, 27.)
  9. Le tiers hoir ne iouira. De male quæsitis non gaudet tertius hæres.