Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/43


Comment Pantagruel deſcendit en l’iſle de Ruach[BD 1].

Chapitre XLIII.


Devx iours apres arriuaſmes en l’iſle de Ruach, & vous iure par l’eſtoille Pouſſiniere[1], que ie trouuay l’eſtat & la vie du peuple eſtrange plus que ie ne diz. Ilz ne viuent que de vent. Rien ne beuuent, rien ne mangent, ſi non vent. Ilz n’ont maiſons que de gyrouettes. En leurs iardins ne ſement que les troys eſpeces de Anemone. La Rue & aultres herbes carminatiues[BD 2] ilz en eſcurent ſoingneuſement. Le peuple commun pour ſoy alimenter vſe de eſuentoirs de plumes, de papier, de toille, ſcelon leur faculté, & puiſſance. Les riches viuent de moulins à vent. Quand ilz font quelque feſtin ou banquet, on dreſſe les tables ſoubs vn ou deux moulins à vent. Là repaiſſent aiſes comme à nopces. Et durant leur repas diſputent de la bonté, excellence, ſalubrité, rarité des vens, comme vous Beuueurs par les banquetz philoſofez en matiere de vins. L’vn loue le Siroch, l’aultre le Beſch, l’aultre le Guarbin, l’aultre la Bize, l’aultre Zephyre, l’aultre Gualerne. Ainſi des aultres. L’aultre le vent de la chemiſe[2] pour les muguetz & amoureux. Pour les malades ilz vſent de vent couliz comme de couliz on nourriſt les malades de noſtre pays. O (me diſoyt vn petit enflé) qui pourroyt auoir vne veſſye de ce bon vent de Languegoth que l’on nomme Cyerce. Le noble Scurron medicin paſſant vn iour par ce pays nous contoit qu’il eſt ſi fort qu’il renuerſe les charrettes chargées. O le grand bien qu’il feroit à ma iambe Oedipodicque[BD 3]. Les groſſes ne ſont les meilleures. Mais (diſt Panurge) vne groſſe botte de ce bon vin de Languegoth qui croiſt à Mireuaulx, Canteperdris, & Frontignan.

Ie y veiz vn home de bonne apparence bien reſemblant à la Ventroſe, amerement courrouſſé contre vn ſien gros grand varlet, & vn petit paige, & les battoit en Diable à grands coups de brodequin. Ignorant la cauſe du courroux penſois que feuſt par le conſeil des medicins, comme choſe ſalubre au maiſtre ſoy courrouſſer & battre : aux varletz, eſtre battuz. Mais ie ouyz qu’il reprochoit aux varletz luy auoir eſté robbé à demy vne oyre de vent Guarbin, laquelle il guardoit cherement comme viande rare pour l’arrière ſaiſon. Ilz ne fiantent, ilz ne piſſent, ilz ne crachent en ceſte iſle. En recompenſe ilz veſnent, ilz pedent, ilz rottent copieuſement. Ilz patiſſent toutes ſortes & toutes eſpeces de maladies. Auſſi toute maladie naiſt & procede de ventoſité, comme deduyt Hippocrates lib. de Flatibus. Mais la plus epidemiale eſt la cholicque venteuſe. Pour y remedier vſent de ventoſes amples, & y rendent fortes ventoſitez. Ilz meurent tous Hydropicques tympanites. Et meurent les homes en pedent, les femmes en veſnent. Ainſi leur ſort l’ame par le cul.

Depuys nous pourmenans par l’iſle rencontraſmes troys gros eſuentez les quelz alloient à l’eſbat veoir les pluuiers, qui là ſont en abondance & viuent de meſmes diete. Ie aduiſay que ainſi comme vous Beuueurs allans par pays portez flaccons, ferrieres, & bouteilles, pareillement chaſcun à ſa ceincture portoit vn beau petit ſoufflet. Si par cas vent leurs failloit, auecques ces ioliz ſouffletz ilz en forgeoient de tout frays, par attraction & expulſion reciprocque, comme vous ſçauez que vent en eſſentiale definition n’eſt aultre choſe que air flottant & vndoyant.

En ce moment de par leur Roy nous feut faict commandement que de troys heures n’euſſions à retirer en nos nauires home ne femme du pays. Car on luy auoit robbé vne veze plene du vent propre que iadis à Vlyſſes donna le bon ronfleur Æolus[BD 4] pour guider ſa nauf en temps calme. Lequel il guardoit religieuſement, comme vn aultre Sangreal, & en gueriſſoyt pluſieurs enormes maladies : ſeulement en laſchant & elargiſſant es malades autant qu’en fauldroit pour forger vn pet virginal : c’eſt ce que les Sanctimoniales[BD 5] appellent ſonnet[3].


  1. Ruach. vent, ou eſprit. Hebr.
  2. Herbes carminatiues. lesquelles ou conſomment ou vuident les vencoſitez du corps humain
  3. Iambe Oedipodicque. enflee, groſſe, comme les auoit Oedipus le diuinateur, qui en Grec ſignifie Pied-enflé
  4. Aeolus. Dieu des vents, ſelon les Poetes
  5. Sanctinioniales. A preſent ſont dictes Nonnains.
  1. Par l’eſtoille Pouſſiniere. « Il jure par l’étoile poussinière, ou la constellation des Pléiades, sans doute parce que le lever de cette constellation passait chez les anciens pour exciter les vents et les tempêtes. » (Éloi Johanneau)
  2. Le vent de la chemiſe. Voyez ci-dessus, p. 135, note sur la l. 13 de la p. 146.*
    * Eſuenté des ventz du trou de bize, de chemiſe. Le passage suivant servira à éclaicir la première de ces locutions :

    A tout heure, ſoit froit ou chault,
    Il fault ſouffler au trou de biſe.

    (Poéſies françoiſes des XVe & XVIe ſiècles, t. III, p. 169 : Les Secreti & Loix de Mariage)

    Quant au vent « de chemise, » il est ainsi défini dans la Légende de Pierre Faifeu (ch. XLIX) :

    Or la couſtume a la femme ſouuent
    A ſon mary faire boyre ſon vent,
    Que gaudiſſeurs, ſans en faire aultre miſe,
    Nomment & dyent le vent de la chemiſe.

    On lui attribuait une grande influence sur la prospérité du ménage :

    Ainſi vng vent de la chemiſe
    Fera tout ceſt appoinctement.

    (Coquillart, Droits nouveaux, t. I, p. 81, Bibl. elzév.)

    Pluſieurs niaiz ſi ont ſans doubte
    Ainſi du vent de la chemiſe.

    (Coquillart, Monologue des Perruques, t. II, p. 284)

    Bien le ſçaura patheliner,
    Car elle eſt duycte luy donner
    Affin de fournir à la miſe
    Par foys du vent de la chemiſe.

    (Poéſies françoiſes des XVe & XVIe ſiècles, t. II, p. 12 : Sermon des Maulx de mariage)

    … Pour finable remiſe,
    On vous donra du vent de la chemiſe.

    (Poéſies françoiſes des XVe & XVIe ſiècles, t. III, p. 135 : Ny trop toſt ny trop tard marié)

    Du Fail (t. II, p. 249) parle assez longuement, mais en termes peu intelligibles de « ce terrible & exorbitant vent de la chemiſe, duquel vous autres mariez faictes tant de cas. »
  3. Sonnet. « Ie n’y eus eſté longuement, que la bonne perſonne ne delaſchaſt vn gros pet de menage, Froiſſart diroit, deſcliquaſt vne dondaine, & les aſſettees, vn ſonnet. » (Du Fail, t. II, p. 99)