Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/43

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 419-421).

Comment Pantagruel descendit en l’isle de Ruach.

Chapitre XLIII.



Devx iours après arrivasmes en l’isle de Ruach, & vous iure par l’estoille Poussinière, que ie trouvay l’estat & la vie du peuple estrange plus que ie ne diz. Ilz ne vivent que de vent. Rien ne beuvent, rien ne mangent, si non vent. Ilz n’ont maisons que de gyrouettes. En leurs iardins ne sèment que les troys espèces de Anemone. La Rue & aultres herbes carminatives ilz en escurent soingneusement. Le peuple commun pour soy alimenter use de esventoirs de plumes, de papier, de toille, scelon leur faculté, & puissance. Les riches vivent de moulins à vent. Quand ilz font quelque festin ou banquet, on dresse les tables soubs un ou deux moulins à vent. Là repaissent aises comme à nopces. Et durant leur repas disputent de la bonté, excellence, salubrité, rarité des vens, comme vous Beuveurs par les banquetz philosofez en matière de vins. L’un loue le Siroch, l’aultre le Besch, l’aultre le Guarbin, l’aultre la Bize, l’aultre Zephyre, l’aultre Gualerne. Ainsi des aultres. L’aultre le vent de la chemise pour les muguetz & amoureux. Pour les malades ilz usent de vent couliz comme de couliz on nourrist les malades de nostre pays.

O (me disoyt un petit enflé) qui pourroyt avoir une vessye de ce bon vent de Languegoth que l’on nomme Cyerce. Le noble Scurron medicin passant un iour par ce pays nous contoit qu’il est si fort qu’il renverse les charrettes chargées. O le grand bien qu’il feroit à ma iambe Oedipodicque. Les grosses ne sont les meilleures.

Mais (dist Panurge) une grosse botte de ce bon vin de Languegoth qui croist à Myrevaulx, Canteperdris, & Frontignan.

Ie y veiz un home de bonne apparence bien resemblant à la Ventrose, amerement courroussé contre un sien gros grand varlet, & un petit paige, & les battoit en Diable à grands coups de brodequin. Ignorant la cause du courroux pensois que feust par le conseil des medicins, comme chose salubre au maistre soy courrousser & battre : aux varletz, estre battuz. Mais ie ouyz qu’il reprochoit aux varletz luy avoir esté robbé à demy une oyre de vent Guarbin, laquelle il guardoit cherement comme viande rare pour l’arrière saison. Ilz ne fiantent, ilz ne pissent, ilz ne crachent en ceste isle. En recompense ilz vesnent, ilz pèdent, ilz rottent copieusement. Ilz patissent toutes sortes & toutes espèces de maladies. Aussi toute maladie naist & procède de ventosité, comme deduyt Hippocrates lib. de Flatibus. Mais la plus epidemiale est la cholicque venteuse. Pour y remedier usent de ventoses amples, & y rendent fortes ventositez. Ilz meurent tous Hydropicques tympanites. Et meurent les homes en pedent, les femmes en vesnent. Ainsi leur sort l’ame par le cul.

Depuys nous pourmenans par l’isle rencontrasmes troys gros esventez les quelz alloient à l’esbat veoir les pluviers, qui là sont en abondance & vivent de mesmes diète. Ie advisay que ainsi comme vous Beuveurs allans par pays portez flaccons, ferrières, & bouteilles, pareillement chascun à sa ceincture portoit un beau petit soufflet. Si par cas vent leurs failloit, auecques ces ioliz souffletz ilz en forgeoient de tout frays, par attraction & expulsion reciprocque, comme vous sçavez que vent en essentiale definition n’est aultre chose que air flottant & undoyant.

En ce moment de par leur Roy nous feut faict commandement que de troys heures n’eussions à retirer en nos navires home ne femme du pays. Car on luy avoit robbé une vèze plène du vent propre que iadis à Ulysses donna le bon ronfleur Æolus pour guider sa nauf en temps calme. Lequel il guardoit religieusement, comme un aultre Sangreal, & en guerissoyt plusieurs enormes maladies : seulement en laschant & elargissant es malades autant qu’en fauldroit pour forger un pet virginal : c’est ce que les Sanctimoniales appellent sonnet.