Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/34

Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 129-131).

Comment Gargantua laissa la ville de Paris pour secourir son païs, et comment Gymnaste rencontra les ennemys.

Chapitre XXXIIII.



En ceste mesme heure, Gargantua, qui estoyt yssu de Paris soubdain les lettres de son pere leues, sus sa grand jument venant, avoit jà passé le pont de la Nonnain, luy, Ponocrates, Gymnaste et Eudemon, lesquelz pour le suivre avoient prins chevaulx de poste. Le reste de son train venoit à justes journées, amenent tous ses livres et instrument philosophique. Luy arrivé à Parillé, fut adverty par le mestayer de Gouguet comment Picrochole s’estoit remparé à La Roche Clermaud et avoit envoyé le capitaine Tripet avec grosse armée assaillir le boys de Vede et Vaugaudry, et qu’ilz avoient couru la poulle jusques au Pressouer Billard, et que c’estoit chose estrange et difficile à croyre des excès qu’ilz faisoient par le pays. Tant qu’il luy feist paour, et ne sçavoit bien que dire ny que faire. Mais Ponocrates luy conseilla qu’ilz se transportassent vers le seigneur de La Vauguyon, qui de tous temps avoit esté leur amy et confederé, et par luy seroient mieulx advisez de tous affaires, ce qu’ilz feirent incontinent, et le trouverent en bonne deliberation de leur secourir, et feut de opinion que il envoyroit quelq’un de ses gens pour descouvrir le pays et sçavoir en quel estat estoient les ennemys, affin de y proceder par conseil prins scelon la forme de l’heure presente. Gymnaste se offrir d’y aller ; mais il feut conclud que pour le meilleur il menast avecques soy quelq’un qui congneust les voyes et destorses et les rivieres de l’entour. Adoncques partirent luy et Prelinguand, escuyer de Vauguyon, et sans effroy espierent de tous coustez. Ce pendent Gargantua se refraischit et repeut quelque peu avecques ses gens, et feist donner à sa jument un picotin d’avoyne : c’estoient soisante et quatorze muys troys boisseaux. Gymnaste et son compaignon tant chevaucherent qu’ilz rencontrerent les ennemys tous espars et mal en ordre, pillans et desrobans tout ce qu’ilz povoient ; et, de tant loing qu’ilz l’aperceurent, accoururent sus luy à la foulle pour le destrouser. Adonc il leurs cria : « Messieurs, je suys pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moy mercy. J’ay encores quelque escu : nous le boyrons, car c’est aurum potabile, et ce cheval icy sera vendu pour payer ma bien venue ; cela faict, retenez moy des vostres, car jamais homme ne sceut mieulx prendre, larder, roustir et aprester, voyre, par Dieu ! demembrer et gourmander poulle que moy qui suys icy, et pour mon proficiat je boy à tous bons compaignons. » Lors descouvrit sa ferriere et, sans mettre le nez dedans, beuvoyt assez honnestement. Les maroufles le regardoient, ouvrans la gueule d’un grand pied et tirans les langues comme levriers, en attente de boyre après ; mais Tripet, le capitaine, sus ce poinct accourut veoir que c’estoit. À luy Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, beuvez en hardiment, j’en ay faict l’essay, c’est vin de La Faye Monjau.

— Quoy, dist Tripet, ce gaustier icy se guabele de nous ! Qui es tu ?

— Je suis (dist Gymnaste) pauvre diable.

— Ha ! (dist Tripet) puisque tu est pauvre diable, c’est raison que passes oultre, car tout pauvre diable passe partout sans peage ny gabelle ; mais ce n’est de coustume que pauvres diables soient si bien monstez. Pour tant, Monsieur le diable, descendez que je aye le roussin, et, si bien il ne me porte, vous, Maistre diable, me porterez, car j’ayme fort qu’un diable tel m’emporte. »