Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 227-231).

Un fléau[1]


La maison est fermée. Une maison bien vieille.
La mousse la verdit maintenant. Une treille
Accrochait autrefois ses grappes au lambris ;
Tout près on voit le four qui n’est plus qu’un débris,
Et le puits sans margelle où la haute « brimbale »,
En tirant l’eau, chantait autant qu’une cigale.
Des sillons gazonneux creusent encor le sol ;
Le jardin désolé conserve un tournesol,
Un seul, un peu sauvage, et tout comme un vieux faune,
Avec sa tête lourde et sa couronne jaune.

* * *

Les blés mûrissaient tard. Cependant les épis
Mettaient quelques fils d’or dans leurs fauves tapis.

La moisson serait bonne. Enfin on pourrait vivre,
Si les champs évitaient la morsure du givre.
Il s’éveillait encor d’aimables floraisons,
Dont le rustique arôme enivrait les maisons.
Ô doux parfums des prés en fleurs ! ô tiède brise !
Ombre des rameaux, chants d’oiseaux que l’amour grise,
Ce que vous étiez là, vous l’êtes en tout lieu :
Une aumône du ciel, un sourire de Dieu.

À l’approche du soir, un jour, dans les cieux calmes
Où s’épanouissaient, comme un faisceau de palmes,
Les rayons du soleil, un point se fit obscur.
Quelque souffle jaloux, en traversant l’azur,
Avait peut-être éteint un foyer de lumière…
Bientôt le point devint nuage. La fermière,
Pour voir moins le danger, ferma les contrevents.
Craignant pour la moisson le rude fouet des vents,
Les hommes regardaient la tache grandissante.
Ils la virent soudain, d’une lourde descente,
Avec un grondement comme celui des mers,
Avec dans ses flancs noirs des tons glauques et verts,
S’abattre jusqu’au loin dans les blés. Et sans nombre
Tomberaient les épis sous cette vague sombre !…

Or, la cloche sonna dans le petit clocher,
Et vers la vieille église, au pied du grand rocher,

Une foule accourut par la côte et la grève.
On n’entendait qu’un mot jeté d’une voix brève :
— Les sauterelles !
Les sauterelles !Donc, bien sûr, c’était la fin ;
Elles détruiraient tout et l’on mourrait de faim…
Et le fleuve, où luisait le toit blanc de l’église,
Poussait de longs sanglots ; et l’hirondelle grise
De son nid, sous l’auvent, n’osait plus s’approcher…
Et la cloche sonnait dans le petit clocher.

Dentelle à son surplis et frange à son étole,
Le curé sortit. Longs, et comme une auréole,
Sur son front soucieux luisaient ses cheveux blancs.
Il feuilletait un livre avec des doigts tremblants,
Et disait au Seigneur de ferventes prières.
Devant lui, sur la route ou le long des bruyères,
Un vieux portait la croix, notre saint étendard,
Et derrière, un enfant, l’orgueil dans le regard,
Portait le bénitier débordant d’eau bénite.
Et les autres marchaient deux à deux à sa suite,
Songeant à ce que Dieu pouvait leur reprocher…
Et la cloche sonnait dans le petit clocher.

Quand la procession, suppliante cohorte,
Passa chez Paul Murot, Paul était à sa porte.

Il salua la croix mais ne la suivit pas.
Il n’était pas dévot. Il se disait tout bas
Que si le Tout-Puissant chassait les sauterelles,
Ses prières, à lui, ne pouvaient rien sur elles,
Et que ses champs de blé, d’orge ou de sarrasin,
Auraient le même sort que les champs du voisin.

Ils se rendirent donc, par la route champêtre,
Dans les clos menacés. Sûr de son Dieu, le prêtre
Fit pleuvoir, en chantant les versets du psautier,
Toutes les gouttes d’eau du large bénitier.
Au couchant le soleil brillait. Sanglantes dagues,
Ses rayons déchiraient le sein neigeux des vagues ;
Blanche, s’ouvrait au loin la voile d’un nocher…
Et la cloche sonnait dans le petit clocher.

Alors on entendit un étrange murmure ;
On eût dit le frisson d’une épaisse ramure,
Quand souffle tout à coup le frileux vent du Nord,
Et les épis tremblaient comme les joncs du bord,
Quand le flot irrité leur jette son écume.
L’air pur se satura d’une odeur de bitume.
Quelque chose grouillait partout dans les sillons,
Et cela fit bientôt de hideux tourbillons
Qui roulaient tour tour, masse glabre, effarée,
Vers la grève où montait l’implacable marée.

Les insectes maudits, dans un sinistre effort,
S’éloignaient de nos champs et volaient à la mort ;
Ils entraient éperdus dans les replis de l’onde,
Et l’onde s’en couvrait comme d’un voile immonde.

Le matin, dès l’aurore et dès les premiers chants,
De nombreux laboureurs coururent à leurs champs.
Tout fleurait bon. Et, pour louer Dieu du prodige,
Les épis s’inclinaient humblement sur leur tige,
Les oiseaux, tout joyeux, paraissaient se chercher,
Et la cloche sonnait dans le petit clocher.

La maison est fermée. Une maison bien vieille.
La mousse la verdit maintenant. Une treille
Accrochait, autrefois, ses grappes au lambris.
Tout près on voit le four qui n’est plus qu’un débris,
Et le puits sans margelle où la haute « brimbale »,
En tirant l’eau, chantait autant qu’une cigale.
Des sillons gazonneux creusent encor le sol ;
Le jardin désolé conserve un tournesol,
Un seul, un peu sauvage, et tout comme un vieux faune,
Avec sa tête lourde et sa couronne jaune.
Là jadis, Paul Murot vivait. Dieu s’est vengé,
Car le grain qu’on y sème est encore mangé.

  1. Le fait est vrai. Ma mère, une sainte femme, me l’a plus d’une fois raconté. P. L.