Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 39-44).


À la « braierie »


L’amour surprend le cœur qui ne fait bonne garde.
Et qui donc s’en défend ? On l’appelle s’il tarde.
Pour calmer le scrupule, on se plaît à conter
Qu’il descend du ciel même, et nous y fait monter.
Parfois, il est cruel. Cependant champs et villes
Se montrent à sa voix également serviles,
Et quand nous sommes, nous, courbés sur le sillon,
Nos âmes de semeurs sentent son aiguillon.

L’an dernier, quand le bois, sous les baisers du givre,
Effeuillait ses rameaux comme on fait d’un vieux livre,
Une mignonne enfant éclose en nos cantons,
Simone, aux arbres nus, aux caressants moutons,
Racontant le bonheur qu’elle avait d’être aimée,
Suivait d’un pas hâtif la sente accoutumée
Qui mène à la braîrie, au fond d’un grand ravin.
Jean était là… L’amour grise comme le vin.


Où donc est l’an dernier ? Simone, toute seule,
Par les champs en pacage et les ors de l’éteule,
Hier s’en est allée. Elle semblait souffrir.
Son âme, il se peut bien, ne voulait plus s’ouvrir.
Mais un nom descellait sa lèvre purpurine…
Près d’elle une génisse agita sa clarine,
Comme pour la distraire et lui dire bonjour.
Un oiseau, qui peut-être aussi souffrait d’amour,
Jetant un cri plaintif, l’effleura de son aile.
Elle sourit un peu, mais sa douce prunelle
Se mouilla.
Se mouillaSans souci des sentiers bien connus,
Qu’avaient foulés souvent ses alertes pieds nus,
Elle suivait les bords d’une limpide source.
Et la source, comme elle, en sa sauvage course,
Avant d’aller dormir dans le défrichement,
Faisait entendre alors un long gémissement.

Elle oubliait la braie et la filasse blonde,
Et son rêve suivait les méandres de l’onde,
Alors qu’elle entendit, au fond du ravin creux,
Des coups rythmés et drus, des voix de gens heureux.
Son pauvre cœur battit comme pour y répondre ;
Mais nul n’aurait pu voir sa tristesse se fondre,

Et sa bouche sourire à ces joyeux échos.
Sa tête s’inclina comme la fleur des clos.

Elle est bien en retard… Il faudra qu’elle essaie
De cacher son chagrin, et de paraître gaie.
Jean doit être là, Jean, son premier amoureux.
Nul, pour battre le lin, n’a son bras vigoureux.
Ah ! depuis la récolte, et depuis les foins même,
Il paraît l’oublier, tout en jurant qu’il l’aime !
Il semble jurer vrai, tant bien il se défend ;
Mais n’a-t-elle pas vu le regard triomphant
De la brune Pauline, une jeune rivale ?
Bien sûr, elle est venue…
Bien sûr, elle est venueEnfin elle dévale,
Accorte, plus légère, et d’un pas empressé,
Pour qu’on ne pense point que son cœur est blessé.
Et quand elle est en bas, courant sous les grands arbres
Sans feuilles, et jaunis comme sont des vieux marbres,
Les brayeurs, agitant des panaches de lin,
L’acclament. Puis, bientôt, comme un bruit de moulin
Les amers crissements des plantes que l’on broie,
Montent encor dans l’air où le soleil poudroie.

Simone aurait voulu ne pas venir si tard.
Non, ce n’est pas sa faute. Elle veut bien sa part

Du vigilant travail qu’exige la corvée.
On le sait, et la tâche à sa main réservée,
C’est d’attiser le feu sous le large échafaud,
De fournir à la braie un gerbillon bien chaud,
Et d’éviter aussi les soudaines « grillades ».
Elle sera prudente ; et les tendres œillades,
Les œillades de Jean, ce maître en trahison,
Ne la troubleront pas comme à l’autre saison.

Broyez, broyez le lin ! Il ne faut pas qu’on dorme.
Les instruments sont vieux, mais leur mâchoire est d’or
Ensemble ou tour à tour, près du ruisseau grondeur,
Broyez le lin neigeux, le chanvre dont l’odeur
Monte, comme un encens, jusques aux cimes chauves !
Ô le charme infini des rustiques alcôves,
De la fraîcheur des eaux, des souples coudriers !
Broyez, broyez le lin, ô jeunes ouvriers !
Bénie est la sueur que votre main essuie,
Et béni soit le rêve où votre espoir s’appuie !

Au sommet du coteau, le sable, peu à peu,
Scintillait au soleil comme un ourlet de feu.
Et tout en bas, dans l’ombre, auprès de l’eau, les aunes
Étoilaient le buisson de quelques feuilles jaunes.
Promenant au foyer son tisonnier de houx,
Simone, à demi-voix, disait un chant très doux :

« Flammes qui me brûlez, oh ! dormez sous la cendre,
Le beau jour va finir, et la nuit va descendre…
Le beau jour des amours, et la nuit des chagrins !
Flammes, ne mordez pas le lin aux chastes brins !
Flammes, ne brûlez point le chanvre qui parfume !
Ne brûlez plus mon cœur que la douleur consume !

Au-dessus du travail, comme un brouillard subtil,
Flottaient des filaments, des aigrettes de fil,
Des atômes d’étoupe, une grise poussière,
Qui s’en allaient, mêlés, se perdre à la lisière
Du bois voisin, tout noir de sapins résineux.

Dans un moelleux essor, formant d’étranges nœuds
Que déliait un souffle à travers la ramée,
Lentement s’élevait la bleuâtre fumée
Du foyer pétillant que Simone attisait.
Aux instants de repos, quand le bruit se taisait,
On entendait les bœufs mugir dans la prairie,
Et la source chanter auprès de la braîrie.
Un rayon de soleil, comme un lumineux dard,
Plonge soudainement dans le léger brouillard,
Et fait une trouée où l’atôme étincelle,
Où la poussière d’or tourbillonne et ruisselle.

Il s’arrête longtemps, comme un regard des cieux,
Sur le travail pénible et l’ouvrier joyeux.

Simone, pour voir Jean, a relevé la tête.
Le rayon descendu sur la rustique fête
Lui montre alors, ainsi qu’eut fait un doigt méchant,
L’infidèle garçon que son amour touchant
Demande encor. Pauline est là. Lui, d’une tresse
De ce chanvre doré que, tantôt, son adresse
A su rendre soyeux comme un duvet d’oiseau,
Il l’enchaîne. Pauline est comme le roseau,
Qui se berce ou s’agite au vent qui le secoue.
Elle rit aux baisers qui pleuvent sur sa joue.
Simone se détourne et pleure… Tisonnier,
Laisse dormir la flamme…
Laisse dormir la flammeOù donc est l’an dernier ?