Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/VI

Alexandre CADOT (2p. 22-27).

VI

Fidèle à mes habitudes de prudence, je m’empressai, profitant de la confusion que produisit cet événement, d’entraîner Anselme loin du théâtre de son exploit.

— Vraiment, mon cher ami, lui dis-je, tu devrais bien te déshabituer d’assommer ainsi le monde.

— J’avoue, en effet, me répondit-il, que je deviens, avec mes exécutions, un peu monotone ! Que veux-tu, j’ai plus de nerfs que d’imagination, et quand l’indignation m’anime, je ne trouve rien de commode comme d’assommer mon adversaire.

— Où allons-nous, à présent, Anselme ?

— Retournons au tribunal ; je ne serais pas fâché de voir si l’injustice de ces tigres est égale pour tout le monde.

Lorsque nous rentrâmes dans la salle d’audience, un nouvel accusé faisait son entrée.

C’était un grand et robuste campagnard à la figure bronzée par le soleil, aux vêtements usés par le travail, à la voix retentissante.

Aux premières questions que le président adressa à ce nouveau prévenu, celui-ci allongea le cou, tendit les oreilles et plissa le front, comme un homme qui fait tous ses efforts, sans pouvoir y parvenir, pour comprendre, mais sa bonne volonté n’aboutit à rien ; car, s’adressant bientôt en patois au tribunal, il déclara qu’il n’avait pas l’habitude de la langue française.

— Si je parlais plus lentement, croyez-vous que vous me comprendriez davantage ? lui demanda le président en scandant sa phrase.

L’accusé ouvrit de grands yeux, leva plusieurs fois de suite les épaules d’un air de dépit, et garda le silence.

— Allons ! accusé, reprit sévèrement le président, cesse cette comédie ! Je sais qui tu es ! Si j’ai bien voulu paraître tomber dans le piége, c’était pour donner au tribunal un échantillon de ta ruse et de ta fausseté.

Le prévenu, loin de se laisser démonter par cette révélation, se mit à regarder le public et les juges d’un air qui semblait dire : « Pourquoi cet homme s’obstine-t-il donc à me parler en français, puisque je ne comprends pas cette langue ? »

Après un silence de quelques secondes, le président reprenant la parole :

— Que l’on fasse avancer les témoins, dit-il.

À cet ordre, cinq ou six paysans s’avancèrent à la barre.

— Quel est cet homme ? demanda le magistrat en s’adressant à l’un d’eux.

— Cet homme est l’avocat Lavaux, jadis avocat à Marseille, et à présent mis hors la loi, pour ses complots fédéralistes !

— Es-tu bien sûr de ce que tu avances ?

— On ne peut plus sûr : je le jure sur la République !

Tous les autres témoins, interrogés à leur tour, firent la même déclaration, tous affirmèrent qu’ils connaissaient depuis de longues années l’accusé, et que le doute sur son identité ne leur était pas possible.

À mesure qu’une nouvelle déclaration venait confirmer son identité, le prétendu paysan pâlissait et se troublait ; enfin, voyant que la continuation de son rôle devenait impossible :

— Président, s’écria-t-il, en remplaçant son patois inintelligible par un excellent français, j’avoue que j’ai voulu en imposer au tribunal ; mais, écoute-moi, et tu verras que, si les apparences sont contre moi en ce moment, ma conduite est irréprochable et que je suis tout aussi innocent que l’enfant qui vient de naître, de l’infâme et odieux crime de fédéralisme dont on m’accuse.

— On t’écoute ; parle, dit le président.

Le prétendu paysan ou, si l’on aime mieux, l’avocat Lavaux, après avoir réfléchi pendant quelques secondes, se leva de dessus le banc où il était assis, puis d’une voix sonore :

— Citoyens ! s’écria-t-il en s’adressant aux juges, je suis heureux du hasard ou, pour être plus être exact, du quiproquo qui me conduit ici, car je lui devrai de pouvoir librement exprimer les sentiments qui m’oppressent… Citoyens ! il n’y a dans le monde qu’une chose de vraie, la République ! qu’une République possible, celle que nous avons le bonheur de posséder aujourd’hui ! La Montagne, citoyens, cette sublime agglomération d’hommes dévoués, probes, incorruptibles, généreux, doit régénérer l’univers !

Son intelligence et l’exemple de ses vertus moralisent les peuples que son génie féconde.

Je ne vous cacherai cependant pas, citoyens, que, tout en reconnaissant et tout en admirant les sublimes qualités que possède la Montagne, j’ai un reproche à lui adresser, car, ennemi de la flatterie et du mensonge, l’amour de la vérité l’emporte en moi sur toute considération humaine.

Oui, citoyens, il est à regretter que la Montagne, écoutant trop souvent sa sensibilité, se laisse émouvoir par la vue des pleurs que font couler les arrêts de la justice, car les larmes des traîtres fécondent le sol de la liberté.

Il est à regretter que, se laissant-aller aux-nobles élans personnels de son cœur, elle laisse se rouiller le couperet de la guillotine !

Elle ne doit voir que le bonheur de la patrie !

Il y a encore en ce moment en France plus de deux cent mille fédéralistes et tout autant d’aristocrates !

Pourquoi donc se contenter de faucher quelques gerbes quand la moisson à récolter est si abondante ?

Ce que je demande, citoyens, c’est que l’échafaud fonctionne de nuit et de jour, que les bourreaux se relayent d’heure en heure, qu’une tête tombe à chaque seconde !…

— Accusé Lavaux, dit alors le président en interrompant l’avocat, nous nous associons entièrement au désir et aux sentiments que tu viens d’exprimer ; mais je dois te rappeler que tu ne te trouves pas en ce moment devant un club, mais bien devant un tribunal ; qu’il ne s’agit pas pour toi de proposer des motions, mais bien de te défendre. Dix témoins prétendent, sur la foi du serment, que tu es le même Lavaux compromis dans le complot fédéraliste de Marseille et mis hors la loi. Voilà le point sur lequel tu dois seulement t’expliquer.

— Moi, un fédéraliste ! s’écria Lavaux avec une profonde indignation. Calomnie et mensonge ! Accuse-moi, citoyen, d’être un voleur, un assassin, et je me défendrai avec calme ; mais prétendre que je suis un fédéraliste ! Ah ! à cette seule idée que l’on peut me confondre avec ces monstres dénaturés, avec ces liberticides, mon indignation ne connaît plus de bornes ; la fureur me suffoque, et il me devient impossible de conserver mon sang-froid ! Mais sais-tu bien, président, que pas un de ces criminels exécrables n’a été mis à mort sans que je ne me sois trouvé aux pieds de l’échafaud Pour pouvoir jouir des angoisses de ses derniers moments ; sais-tu bien qué j’ai dénoncé et fait incarcérer plus de cinquante fédéralistes, que j’ai aidé à en massacrer plus de dix ! Moi, fédéraliste ! allons donc ! c’est une dérision que de prétendre une monstruosité semblable !

— Cependant, c’est bien toi qui es Lavaux, l’avocat de Marseille. Les déposilions des témoins ne laissent aucun doute possible à cet égard !

— Ah ! permettez… je comprends tout, à présent, répondit vivement l’accusé en jouant la joie et la surprise. Oui je suis avocat ; je me nomme Lavaux, et j’habite Marseille ; mais il y a également dans cette ville un de mes confrères qui porte le même nom ; de là l’erreur qui m’a fait prendre pour un fédéraliste.

Le président, interpellant les témoins, leur demanda alors si ce que prétendait l’accusé, c’est-à-dire qu’il existait un autre avocat du nom de Lavaux, était vrai ; mais tous déclarèrent à l’unanimité et sans hésiter que non.

— Tu entends, accusé, reprit le président, les dépositions de ces citoyens sont précises. Au reste, si tu n’as rien à craindre de la justice, pourquoi ce déguisement, pourquoi avoir voulu nous tromper en essayant de nous persuader que tu ne comprenais pas le français ? pourquoi ? La réponse à cette question n’est pas difficile : parce que tu es aussi lâche que tu as été coupable !

L’avocat Lavaux voulut répondre, mais le président lui ordonna de se taire, et les gendarmes placés à ses cotés le forcèrent de se rasseoir.

Le commissaire du pouvoir exécutif déclara alors qu’eu égard à l’évidence des faits, il renonçait à prendre la parole, et le président se mit à recueillir les voix.

Une minute plus tard, ce magistrat prononçait la sentence qui condamnait l’accusé à la peine de mort et confisquait ses biens au profit de la République.

Voyant qu’aucune chance d’éviter le sort fatal qui l’attendait ne lui restait, l’avocat marseillais changea aussitôt de langage.

— Misérables ! s’écria-t-il en s’adressant à ses juges, que mon sang innocent retombe sur vos têtes coupables ! Oui, je suis fédéraliste ; oui, je hais et méprise la Montagne ; oui, depuis le 31 mai, la République s’est déshonorée en se vautrant dans la boue et dans le sang ; oui, vous êtes, vous, les représentants et les serviteurs de la Montagne, des lâches et des assassins !… Oui, votre mémoire sera vouée à l’exécration de la postérité !…

Pendant que l’accusé s’exprimait avec cette violence, les gendarmes essayaient de l’arracher à une barre de bois à laquelle il se tenait cramponné : ce ne fut qu’après de longs efforts qu’ils parvinrent à entraîner hors la salle l’avocat écumant de rage, et que des cris de : « À la guillotine, le fédéraliste ! » l’accompagnèrent jusqu’au seuil de la porte du tribunal.

— Quelle différence, me dit froidement Anselme, entre cette sainte jeune fille, si noblement résignée et si vertueuse qui monte sur l’échafaud, pour n’avoir pas voulu charger sa conscience d’un léger et insignifiant mensonge, et cet homme qui, pour retarder le prononcé de sa condamnation de quelques minutes, a accumulé fourberies sur fourberies, impostures sur impostures, renié ses convictions, outragé son parti, chanté les louanges de ses adversaires ! Ah ! je suis bien certain que la même différence qui a existé dans leur manière d’agir se présentera également dans leur façon de mourir !

Il était assez tard lorsque je rentrai chez mon hôte, que je trouvai plongé dans de profondes et tristes réflexions.

— Ne m’en veuillez pas si je vous ai quitté de suite après le jugement de la pauvre Agathe, me dit-il, l’intérêt de la sainte jeune fille l’exigeait !

— Quoi ! m’écriai-je, en sentant une joie folle me monter au cœur, avez-vous donc quelque espoir de la sauver ? Oh ! de grâce, parlez vite.

Cet espoir est bien faible, mais il existe, me répondit Verdier, Je connais beaucoup de monde ; j’ai rendu des services à pas mal de nos sans-culottes les plus populaires, et je possède une certaine influence occulte. Mais, hélas ! ces moyens d’action sont bien peu en comparaison des obstacles qu’il faudrait vaincre pour sauver Agathe Lautier ! N’importe, pour n’avoir rien à me reprocher, je ne suis mis tout de suite en campagne…

— Et, demandai-je vivement à mon hôte, en l’interrompant, entrevoyez-vous un moyen d’arracher cette victime à l’échafaud ?

— Si j’étais seul à m’occuper d’Agathe, je la considérerais comme perdue ; heureusement que beaucoup de personnes pensent à la sauver.

— Oh ! Dieu protégera vos efforts et les leurs ! sœur Agathe obtiendra sa grâce !

— Vous oubliez que, sous le régime de la terreur, tout le monde a, à peu près, le droit de condamner, mais que personne ne possède celui de faire grâce ! Non, ce que cherchent ceux qui protègent la pauvre jeune fille, n’est pas de faire révoquer la sentence qui la voue à la mort, mais seulement d’éloigner l’exécution de cette sentence. Qui a terme a vie, dit le proverbe. Qu’Agathe reste provisoirement en prison ; c’est tout ce que nous demandons !

— Et, dites-moi, Verdier, en supposant que vos démarches ne réussissent pas, quand aurait lieu l’exécution d’Agathe ?

— Je l’ignore au juste : probablement demain !

Je passai toute la nuit en proie à une insomnie cruelle, et le lendemain matin j’étais levé avec les premiers rayons du jour.

Un des commis de mon hôte, que j’interrogeai, m’apprit que son patron était déjà sorti.

Cette diligence de Verdier, en me montrant que le brave et excellent parfumeur n’abandonnait pas son projet, apporta un peu de calme dans mes idées et réveilla mon courage abattu.

Neuf heures venaient de sonner, et j’allais m’asseoir devant mon déjeuner lorsque Verdier entra.

— Eh bien ! mon ami ? lui demandai-je avec une profonde émotion.

À cette laconique question, qui signifiait tant de choses, mon hôte tourna lentement la tête d’une façon négative et garda le silence.

— Vous avez échoué ! continuai-je en tâchant de deviner, par l’inspection de la physionomie de mon hôte, quel avait été le résultat de ses démarches.

— Hélas ! oui, nous avons échoué ! me répondit-il enfin. Dieu ne veut pas laisser plus longtemps cet ange sur la terre !

À ces paroles, je sentis mon cœur se serrer.

— Et quand doit avoir lieu l’exécution ? repris-je.

— Aujourd’hui même ! Voulez-vous donc y assister ?

— Moi ! m’écriai-je avec horreur. J’aimerais mieux me trouver devant une redoute ennemie défendue par des canons chargés à mitraille, que devant l’échafaud où tombera la tête de cette martyre ?

J’achevais à peine de prononcer ces paroles, quand un des sergents-majors de ma compagnie se présenta devant moi.

— Adjudant, me dit-il, je viens vous avertir que le bataillon a été requis, par le tribunal criminel, de prendre les armes et de prêter main-forte à l’exécution des deux jugements à mort qu’il a rendus hier, et qui doivent s’accomplir aujourd’hui. On partira du quartier à une heure.

Je n’essaierai pas de peindre au lecteur le violent chagrin, presque le désespoir que me causa cet ordre : j’étais militaire, je dus obéir.

À une heure précise, le tambour battit, et le bataillon divisé en deux détachements sortit du quartier : le premier détachement avait pour mission de se rendre sur la place où devait avoir lieu l’exécution ; le second était chargé d’escorter les condamnés ; je faisais partie de ce dernier.

Arrivés devant la porte de la prison, la troupe se forma en double haie, et attendit la sortie des patients.

Quant à moi, depuis que je me trouvais forcé d’assister à l’horrible drame qui allait se dénouer, un singulier changement s’était opéré dans mon esprit : semblable aux poltrons qui, une fois contraints d’aller au feu, se grisent à l’odeur de la poudre et aux éclats du canon, et deviennent des combattants furieux et inexorables, j’avais soif d’assister aux moindres détails de cette scène sanglante, dont la pensée seule, quelques instants auparavant, glaçait mon sang dans mes veines !

Un employé des prisons, que j’avisai, et auquel j’offris deux écus en argent, s’il réussissait à me faire parvenir jusqu’aux condamnés, accepta avec empressement cette bonne aubaine, et me dit de le suivre.

Comme j’étais hors rang, et qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’on réclamât la présence d’un adjudant dans la prison, j’entrai, à la suite de mon guide, sans que personne ne songeât à s’occuper de moi.

Après avoir traversé un sombre corridor, coupé par plusieurs portes, j’arrivai enfin dans la pièce où se tenaient les condamnés.

Rien de saisissant et de lugubre comme le spectacle qui s’offrit à mes yeux.

L’avocat Lavaux, solidement attaché sur un grossier et massif fauteuil de bois de chêne, était d’une pâleur livide, quoique ses yeux brillassent d’un éclat fébrile et que sa parole forte et saccadée ne cessât de se faire entendre.

Parfois insultant ses bourreaux, puis un moment après, en appelant à leur pitié, on devinait facilement que cet homme ne savait pas mourir.

À quelques pas de Lavaux, assise sur une chaise et entourée des valets du bourreau, était Agathe Lautier.

Lorsque j’entrai, ces employés subalternes de la guillotine s’occupaient de préparer la jeune martyre à la mort.

L’un d’eux, armé d’une paire de grands ciseaux dont le fer ébréché par un trop fréquent usage, déchirait plutôt qu’il ne coupait, arrachait les magnifiques cheveux de la religieuse : un autre, enfin, lui liait les mains avec une corde dont la couleur, d’un rouge brun foncé, prouvait qu’elle avait été plus d’une fois déjà teinte de sang : quant à l’exécuteur des hautes-œuvres, vieillard au corps maigre, osseux et décharné, il suivait d’un œil distrait, et avec la plus grande indifférence, le travail de ses valets, tout en fumant dans une petite pipe en terre noircie, un tabac à l’odeur horriblement désagréable.

Quelques gendarmes, deux ou trois femmes d’employés complétaient, avec moi, le reste des spectateurs qui se trouvaient dans cette antichambre de la guillotine.

Jamais je n’oublierai la sublime expression de résignation et de douceur que reflétait le céleste visage de la jeune sœur.

À son air radieux, je compris que sa pensée, planant déjà au-dessus de la terre, s’était élevée vers le ciel ; Agathe Lautier, j’en suis persuadé, avait perdu en ce moment la conscience de la réalité : elle ne songeait plus à la guillotine.

À un moment cependant je la vis pâlir et son visage trahit l’expression d’une vive douleur physique : en effet, le valet du bourreau, chargé de lier ses bras si délicats, s’était acquitté de cette lâche avec une telle brutalité, que le sang avait afflué vers les extrémités des mains effilées d’Agathe comme s’il allait en jaillir.

— Prenez donc garde, misérable ! dis-je au valet en ne pouvant contenir mon indignation.

— Bah ! me répondit-il en me regardant de travers, faut-il pas tant se gêner pour faire de la bonne ouvrage… c’est pour durer si peu de temps !

Toutefois l’indigne et ignoble valet relâcha un peu les cordes dont il venait d’envelopper sa victime.

— Je vous remercie, monsieur, me dit alors Agathe d’une voix douce, et dont le timbre retentit encore douloureusement à mes oreilles tandis que je trace ces lignes, je vous remercie, monsieur, de votre humanité, mais qu’importe que ces liens entament mes membres et arrivent jusqu’à mes os !… quelque serrés qu’ils soient, ils n’empêcheront pas mon âme de prendre son essor vers notre divin maître.

En ce moment, le valet occupé à faucher, ou, pour être plus exact, à arracher la chevelure de sœur Agathe, fit tomber, par une secousse brusque et involontaire, le fichu de mousseline qui recouvrait les épaules et le col de la victime.

L’homme se baissait pour le ramasser lorsque sœur Agathe, avec une vivacité et une indignation rendues plus saisissantes encore par le contraste qu’elles présentaient avec sa douceur habituelle, se leva vivement de dessus sa chaise et se rejetant en arrière :

— Monsieur, lui dit-elle, les joues couvertes d’une pudique rougeur, ma tête vous appartient, mais j’ai droit à tous vos respects !… ne me touchez pas !

Une des femmes présentes se précipita aussitôt sur le fichu et le remit sur les épaules de sœur Agathe en lui disant :

— Ah ! citoyenne, il n’y a pas de meilleure patriote que moi, eh bien, en vous voyant condamner, j’ai maudit pour la première fois la République…

— Je vous remercie de cette marque de sympathie, ma bonne dame, répondit Agathe avec un accent qui parlait du cœur ; seulement, croyez-moi, il ne faut jamais maudire.

En ce moment, l’exécuteur en chef des hautes-œuvres, qui s’était absenté, revint, et s’adressant à ses aides :

— Allons, dépêchez-vous, leur dit-il, le temps se passe et vous savez que les condamnés doivent être exécutés pour trois heures !

— Ah ! mon Dieu ! merci ! s’écria alors sœur Agathe avec un tel élan que tous les assistants restèrent frappés d’étonnement ; merci, mon Dieu, de l’insigne faveur que vous m’accordez ! Je mourrai donc à cette même heure où vous avez été attaché à la croix !…

Le bourreau, en entendant ces mots, haussa les épaules d’un air de mépris, puis, jetant un regard sur la toilette des deux condamnés :

— Partons, dit-il tout en secouant tranquillement sur l’ongle de son pouce la cendre de sa pipe.

Agathe Lautier avait, depuis sa condamnation, manifesté à plusieurs reprises le désir d’être assistée, à sa dernière heure, par un confesseur.

Au moment où le signal du départ venait d’être donné, un employé de la prison accourut l’avertir qu’un prêtre se présentait pour l’accompagner jusqu’à l’échafaud.

À cette nouvelle, le visage de la pauvre enfant resplendit d’une expression de joie céleste.

— Mais je dois t’avertir, citoyenne, continua l’employé, que ce prêtre est un assermenté. Peut-être bien, toi qui es une aristocrate, ne voudras-tu pas l’accepter ?…

— Je ne suis ni une aristocrate, ni une citoyenne, répondit doucement Agathe ; je suis une chrétienne qui met toute sa confiance en Dieu et qui croit fermement à un autre monde ! J’ai donné asile à un ennemi de la République, parce que cet ennemi était poursuivi et menacé de mourir sur l’échafaud ; mais j’eusse de même accordé un refuge à un républicain en danger !.. Peu m’importe donc que ce prêtre assermenté reconnaisse ou renie telle ou telle institution humaine. Pour moi, il ne représente qu’un ministre de Dieu, et sa présence comble mon cœur de joie.

— Ta réponse est celle d’une honnête fille ; dit l’employé avec émotion ; allons, bon courage !

L’exécuteur des hautes-œuvres, que cette conversation paraissait impatienter, et qui, les yeux fixés sur une grosse montre en argent qu’il venait de retirer de son gousset, donnait des signes non équivoques de sa mauvaise humeur, se tournant une seconde fois vers ses aides, leur réitéra l’ordre du départ.

Agathe Lautier se leva aussitôt d’elle-même, et se dirigea vers la porte de sortie d’un pas calme et assuré.

Il n’en fut pas de même de l’avocat marseillais.

Quoique les bras et les mains de ce dernier fussent solidement attachés derrière son dos, il trouva moyen de se cramponner aux barreaux de l’espèce de fauteuil sur lequel il était assis, et, d’une voix que la peur rendait rauque et presque inintelligible :

— Je suis innocent ! Il y a eu erreur ! Que l’on aille me chercher le commissaire du pouvoir exécutif ! Vive la Montagne ! À bas Brissot ! À bas Danton ! Vive Robespierre ! Vive Saint-Just ! s’écriait-il en se blottissant dans son fauteuil.

— Allons, enfants, dit brusquement l’exécuteur en s’adressant à ses valets, empoignez-moi ce braillard et portez-le sur vos épaules.

Les valets se précipitèrent sur Lavaux pour exécuter l’ordre de leur maître, mais le premier qui mit la main sur l’avocat marseillais poussa un hurlement de douleur et se rejeta vivement en arrière : le condamné l’avait mordu à toutes dents à l’épaule.

— Ah ! misérable, s’écria le bourreau, c’est ainsi que tu traites mes hommes !… attends ! Et de sa main osseuse il le frappa violemment au visage.

Lavaux poussa alors un son rauque, inarticulé, un cri qui m’avait rien d’humain, et tenait le milieu entre le rugissement du tigre et le cri du fou ; puis, les yeux sortis à moitié de leurs orbites, et grinçant es dents, il parut attendre avec impatience que ses ennemis osassent se rapprocher de lui.

C’était là un tableau hideux que je n’oublierai jamais !

Quant à sœur Agathe, retombée dans ses pensées, un céleste sourire errait sur ses lèvres ; elle n’avait rien vu, rien entendu de la scène brutale et sanglante qui venait de se passer.

Le bourreau lui-même, quelque habitué qu’il fût au courage passif des victimes qu’emportait chaque jour son funèbre tombereau, — car si, à notre époque, personne n’ose se défendre, tout le monde à peu près sait mourir, — le bourreau, dis-je, ne put s’empêcher de remarquer le saisissant contraste que présentait la tenue si différente des deux condamnés.

— N’as-tu pas honte, lâche ! dit-il en s’adressant à Lavaux, de montrer tant de faiblesse devant la sublime indifférence de cette enfant ?… Tu cries, tu te démènes, tu mords et tu égratignes pour rien… il faudra bien que ta tête tombe ! Prends donc plutôt exemple sur cette ex-religieuse, qui montre une telle tranquillité qu’on croirait vraiment qu’elle est habituée à être guillotinée !

L’exécuteur en chef des hautes-œuvres, charmé de cette fine et délicate plaisanterie, et pensant qu’un tel trait d’esprit avait dû faire rentrer le patient en lui-même, voulut s’en approcher, mais Lavaux se mit à pousser de tels cris et grinça des dents avec une telle fureur, qu’il dut se reculer.

— Allons ! il est temps que cette comédie cesse, dit-il en s’adressant à ses aides, jetez-moi une couverture sur la tête de cet enragé, empaquetez-le de façon qu’il ne puisse mordre et partons !…

Cet ordre fut exécuté aussitôt, et deux minutes plus tard, Lavaux et Agathe montaient dans le tombereau qui les attendait à la porte de la prison pour les conduire à l’échafaud.

Par un de ces caprices si communs au hasard, il faisait ce jour-là un temps magnifique : un éclatant et gai soleil de printemps inondait les rues de la ville ; pas un nuage ne tachait l’azur du ciel.

Soit que l’éclat de ces flots de lumière eût ébloui Lavaux, soit que l’aspect saisissant de la foule immense qui attendait l’arrivée des condamnés l’eût vivement impressionné, toujours est-il que dès qu’il eut mis les pieds dans le fatal tombereau, il cessa de pousser des cris et d’opposer de la résistance.

Lavaux, ayant refusé d’entendre les exhortations du prêtre, était assis entre deux gendarmes ; derrière lui, placée à côté du ministre de Dieu, se tenait Agathe, enfin un autre gendarme et deux bourreaux complétaient le chargement de la charrette.

Malgré le danger qu’il y avait alors à montrer de l’intérêt aux gens condamnés par le tribunal criminel, la foule, à la vue de la jeune fille, fit entendre un murmure d’admiration et de pitié.

Il et vrai que quelques voix ne tardèrent pas à crier : « Vive la Montagne ! À bas le fédéraliste ! À la guillotine Lavaux ! » Mais à la façon timide et irrégulière dont ces cris se produisirent, je compris qu’ils étaient bien plus un tribut payé à la peur qu’arrachés par la haine !

Jamais, de mémoire d’homme, l’on n’avait vu réunie à Grasse une foule aussi considérable que celle qui inondait alors les rues de la ville : aussi le tombereau, arrêté à chaque instant dans sa marche, n’avançait-il qu’avec une extrême lenteur.

La tête penchée sur ma poitrine, et absorbé dans ma douleur, je suivais machinalement ma compagnie, qui escortait le fatal tombereau, lorsque je me sentis frappé doucement sur l’épaule ; en me retournant j’aperçus Verdier.

La vue de mon hôte me causa une des plus profondes émotions que j’aie jamais ressenties de ma vie ; je crus qu’il venait m’annoncer la grâce de sœur Agathe.

— Tout espoir n’est-il donc pas perdu ? lui dis-je en serrant avec force une de ses mains dans les miennes.

— Je ne sais que vous répondre ! Il y a une heure encore que l’on croyait pouvoir sauver Agathe…

— Et à présent il est trop tard ?

— Mon Dieu, je l’ignore ! Je n’ose me livrer à une espérance qui, si elle ne se réalisait pas, ne ferait qu’augmenter mon désespoir ; toutefois je ne puis, malgré moi, me résoudre à accepter comme un fait accompli la mort de cette victime !

— Mais enfin, au nom du ciel ! expliquez-vous plus clairement, sur qui comptez-vous ? Comment réintégrer maintenant dans la prison, qu’elle vient de quitter, cette malheureuse enfant ?

— Je compte sur une dernière et suprême démarche que l’on a dû tenter tout à l’heure ; quant à réintégrer Agathe dans la maison de détention, rien de plus facile. Agathe a des révélations à faire, ou bien le tribunal de justice à besoin de l’interroger au sujet d’autres prévenus et on sursoit à son exécution, De pareils faits se voient journellement.

— Ah ! mon cher Verdier, si une pareille chose pouvait arriver !… Ce tombereau, quoique sa marche soit ralentie par l’obstacle que lui présente la foule, avance cependant avec une effrayante rapidité, eu égard à la faible distance qui le sépare encore à peine de l’échafaud !…

— Qui sait ! Mais tenez, voici un gendarme dont le cheval lancé à fond de train fend les flots de la multitude et se dirige de notre côté. Peut-être bien cet homme apporte-t-il l’ordre de surseoir à l’exécution d’Agathe…

L’idée que venait d’émettre Verdier parut se propager dans la foule avec une rapidité électrique : de tous les côtés le mot de : Grâce ! retentit, et chacun s’empressa de se reculer pour faire place au gendarme qui, stimulant de l’éperon sa monture, arrivait au galop.

Cet incident était d’une trop grande importance pour lui, pour que Lavaux, quelqu’abattu qu’il fût, ne le remarquât pas.

À la vive rougeur qui couvrit ses joues, an geste énergique par lequel il se pencha du côté par où venait le gendarme, je compris que l’espérance n’était pas encore morte chez lui.

— Vive la Montagne ! s’écria-t-il bientôt d’une voix déchirante. Citoyens, je suis innocent ; on m’a confondu avec un autre. À bas les fédéralistes ! Vive Robespierre !…

Quant à sœur Agathe, à qui son confesseur montra du doigt, tout en lui parlant avec vivacité et à voix basse, le militaire dont l’arrivée causait une si vive émotion à la foule et donnait lieu à tant de commentaires, elle ne changea ni de contenance ni de visage.

À peine ses yeux élevés vers le ciel s’abaissèrent-ils dans la direction que lui désignait le doigt du prêtre ; l’ineffable et angélique sourire qui errait sur ses lèvres, depuis qu’elle était montée dans le tombereau, ne s’altéra pas ; il était facile de comprendre que celle jeune martyre s’était placée, par la ferveur de sa croyance, en dehors de tous les sentiments, de toutes les espérances qui ont prise sur l’humanité, et que la mort, loin d’effrayer son courage, souriait, au contraire à son imagination exaltée par la perspective de la vie immortelle qu’elle entrevoyait au-delà de l’échafaud.

— Que la volonté de Dieu soit faite, mon père, dit-elle d’une voix douce au prêtre. Je suis prête à vivre ou à mourir !…

À peine Agathe Lautier achevait-elle de prononcer ces paroles, lorsque le gendarme, dont l’arrivée causait une telle émotion et éveillait tant d’espérances, mit pied à terre devant le commandant de notre bataillon.

— Commandant, lui dit-il d’une voix qui s’entendit au loin, car il s’était fait dans la foule un silence morne et solennel, le comité de surveillance révolutionnaire, averti qu’une démonstration hostile à la République doit avoir lieu, vous ordonne de faire presser l’exécution des deux condamnés !…

En entendant cet ordre qui parvint jusqu’à lui, l’avocat Lavaux entra dans une fureur épouvantable : Oui, à bas la République ! s’écria-t-il, à bas la Montagne ! vive le roi ! royalistes, courage ! je suis des vôtres | sauvez-moi !…

En présence d’une pareille exaltation qui pouvait, en se communiquant à la foule, devenir dangereuse, le commandant du bataillon ordonna aux tambours de battre, et leurs roulements couvrirent aussitôt la voix du condamné.

Je renonce à peindre la profonde douleur que me causa la perte de cette dernière espérance à laquelle je m’étais cramponné de toutes les forces de mon cœur. Je suis intimement persuadé que je souffrais mille fois davantage en ce moment que sœur Agathe.

Notre commandant, stimulé par l’ordre qu’il venait de recevoir, et par la responsabilité qui pesait sur lui, nous fit prendre le pas accéléré.

Les deux chevaux qui traînaient le tombereau se mirent au trot, et le cortége funèbre, quitte à causer quelque accident dans la foule immense qu’il traversait, n’abandonna plus cette allure jusqu’à ce qu’il eût atteint la Grande-Place, endroit désigné pour l’exécution.

La foule prodigieuse qui attendait sur la place l’arrivée des condamnés poussa de tels cris lorsqu’ils parurent, que sœur Agathe, troublée dans son extase, jeta autour d’elle un long et curieux regard. Le premier objet qui frappa sa vue, fut la charpente rouge de l’échafaud, qui se détachait d’une façon sinistre au milieu de l’espace.

Le soleil donnait en plein sur le couperet, qu’il faisait étinceler de mille feux.

À cette vue, Lavaux, dont la fureur avait fait place, depuis quelques instants, à un état de prostration complète, se mit à sangloter.

Quant à sœur Agathe, elle pâlit affreusement, et un tressaillement nerveux agita ses membres.

— Courage, mon enfant, lui dit le prêtre qui l’assistait, ce fer qui vous effraie tant va frapper, en tombant, à la porte du ciel !

Ces paroles suffirent pour rendre à la victime toute sa sérénité.

— Si j’ai été effrayée, mon père, lui répondit-elle doucement, c’est que je n’avais pas encore songé à l’échafaud ! J’ai été surprise !…

Deux minutes plus tard, notre détachement entourait la guillotine devant l’escalier de laquelle le tombereau s’arrêtait.

— Mon frère, dit sœur Agathe en s’adressant à l’avocat marseillais dont les yeux hagards dénotaient qu’il était presque en proie à la folie, nous allons vous et moi comparaître devant Dieu !

— Il n’y a point de Dieu ! s’écria Lavaux, car s’il existait il ne me laisserait pas égorger ainsi…

À cet horrible blasphème la jeune fille pâlit, mais sans rien perdre de sa sérénité et de sa douceur :

— Croyez-vous donc, mon frère, répondit-elle, que si Dieu ne me donnait pas, pour me récompenser de ma confiance en lui, un peu de cette force qui manque à mon sexe et à mon âge, je serais aussi tranquille devant la mort !…

Sœur Agathe allait poursuivre, lorsque le bourreau, aidé de ses valets, s’empara d’elle et la poussa devant lui vers l’escalier de l’échafaud ; la jeune fille en franchit les degrés d’un pas égal et assuré.

Arrivée sur la plate-forme de la guillotine, sœur Agathe s’agenouilla, mais le bourreau la releva brusquement et fit signe à ses aides de s’en emparer.

Aussitôt ces grossiers pourvoyeurs de la mort se ruèrent sur la jeune fille, et broyant ses membres faibles et délicats sous leurs mains brutales, la couchèrent sur la fatale planche à bascule !

— Vive sœur Agathe ! s’écria en ce moment une voix retentissante qui s’éleva du milieu du silence. Dans cette voix je reconnus celle d’Anselme.

En voyant la pauvre victime renversée par les aides du bourreau, j’avais fermé les veux. Jamais, Dieu dût-il prolonger mon existence au-delà des limites de la vie humaine, je n’oublierai l’impression sans nom que j’éprouvai en entendant la chute du couperet !

Anéanti par la douleur, j’essayais de me persuader que j’étais le jouet de quelque songe affreux, lorsqu’un grand bruit qui retentit près de moi et fut suivi d’un violent remous de la foule, me rappela à la vie réelle.

— Ah ! le gredin ! s’écria près de moi un sans-culotte de la plus pure espèce, du moins à en juger par son costume, ah ! le gredin qui se révolte et ne veut pas se faire guillotiner !…

— Qu’y at-il donc ? demandai-je au porteur de la carmagnole ?

— N’as-tu donc pas d’yeux, citoyen ? me répondit-il, et n’as-tu pas vu ce qui vient de se passer ?

— Non… J’étais distrait… dis-je avec embarras.

— Eh bien, regarde, il en est encore temps. C’est ce gredin de fédéraliste qui a brisé les cordes qui l’attachaient, a pris le bourreau à la gorge, l’a jeté du haut de la guillotine en bas, puis sautant après lui, a ensuite essayé de se sauver lui-même !

Je levai alors les yeux pour la première fois, depuis l’exécution de sœur Agathe, sur la guillotine ! Horreur, elle dégouttait de sang !

Le spectacle qui se passait alors était bien la chose la plus hideuse et la plus saisissante que l’on puisse imaginer.

Lavaux, l’écume à la bouche, se démenait en poussant des cris rauques et inarticulés, au milieu des valets de bourreau ; les égratignant, les mordant, les frappant avec une fureur surhumaine, il les tenait en respect.

Enfin les combattants, fatigués par une telle résistance, durent appeler quelques soldats de notre détachement à leur secours. Je rougis de faire cet aveu, mais la vérité m’oblige de dire que plusieurs de mes camarades se rendirent à cet appel.

Bientôt le forcené Lavaux fut couché sur la planche. Quelques secondes plus tard il n’était plus ! La foule cria : Vive la Montagne ! À mort les traîtres !

J’espérais que ce drame sanglant était terminé, mais je me trompais : je devais encore être témoin d’un horrible détail.

Lorsque les cris de la foule se furent un peu calmés, le bourreau saisit les deux têtes des suppliciés et les lança au milieu de la place…

Les cris de : Vive la Montagne ! reprirent alors de plus fort. Jamais je n’avais encore éprouvé aucune souffrance qui eût approché de celle que je ressentais en ce moment.

On me raconta plus tard, car j’étais alors dans un tel état de stupeur que je ne remarquais ni n’entendais rien de ce qui se passait ; on me raconta que lorsque la tête mutilée de là malheureuse sœur Agathe rebondit sur le sol, une vieille femme s’en empara, la baisa au front et s’écria d’une voix assurée :

« — Jamais plus sainte relique n’aura franchi le seuil d’une église ! » Et que personne ne releva ce joie qui eût pu entraîner, pour celle qui l’avait prononcé, la peine de mort !

Quant à la tête de l’avocat Lavaux, saisie par une bande de ces hideux gamins qui ne voient dans la guillotine qu’un passe-temps agréable, et se glissent à chaque exécution jusqu’aux pieds de l’échafaud, pour mieux jouir de ce délicieux spectacle, elle servit de jouet à la populace.

Le tambour battait, et nous allions retourner au quartier, quand je vis les rangs se débander et nos hommes se réunir en foule auprès d’un grenadier qui venait de perdre connaissance et de tomber par terre. Je m’approchai et je reconnus dans l’homme évanoui mon ami Anselme : tout le monde attribuait cet accident à la chaleur. Le monde ne connaissait pas le cœur d’Anselme.