Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/V

Alexandre CADOT (2p. 19-22).

V

En cet endroit de son récit, j’interrompis mon hôte :

— Comment donc peut-il se faire, mon cher Verdier, lui dis-je, que vous possédiez tous ces détails. Étiez-vous donc en prison vous-même à cette époque ?

— Non pas, grâce à Dieu ! mais un de mes anciens hommes de peine y remplissait les fonctions de geôlier, lorsque ces événements arrivèrent… Au reste toute la ville les connaît aussi bien que moi, car les gardes nationaux de garde à la maison de détention en furent témoins et les racontèrent. Je continue : Le capitaine du régiment de Poitou, après l’aveu de sa faiblesse, voulut revenir sur ses paroles et leur donner un autre sens ; mais sœur Agathe ne lui en laissa pas le temps, car elle le pria avec tant d’instance de lui consacrer une des trois heures qui lui restaient à vivre, qu’il ne put se refuser à sa prière.

La jeune fille et le militaire se retirèrent donc dans un des angles de la vaste pièce qui sert de lieu de réunion aux prisonniers, et Agathe, s’asseyant auprès du capitaine, se mit à lui parler à voix basse.

C’était un curieux et attendrissant tableau que de voir cette belle enfant ; le regard radieux, l’œil inspiré, pauvre fleur qu’un souffle eût semblé devoir briser, et qui, puisant dans sa croyance seule en Dieu un courage en dehors de la nature, consolait ce vieux militaire à la figure rude et hautaine, à l’apparence athlétique.

À mesure que sœur Agathe parlait, un changement extraordinaire s’opérait dans la physionomie du soldat ; ses muscles contractés par la rage, la colère et la crainte, semblaient se détendre et donnaient une toute autre expression à son visage.

Enfin, tout à coup on le vit se lever vivement, puis tombant aux genoux d’Agathe, il prit une de ses mains, la porta respectueusement à ses lèvres et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un grand silence régnait dans la salle commune.

Tous les détenus étaient profondément attendris.

— Ah ! mes anis, s’écria bientôt le capitaine, j’ignorais encore le pouvoir de la religion et de la vertu. Dieu vient de me le révéler par un miracle ! Que son nom soit béni ! À présent, oui, je puis le dire hautement et sans crainte de mentir à ma conscience, cette idée de l’échafaud qui naguère me torturait le cœur, quoique mon amour-propre laissât le calme à mon visage ; cette idée, loin de m’effrayer, me charme et me sourit !

Le capitaine, après avoir prononcé ces paroles avec un feu et une vivacité qui prouvaient combien il ressentait vivement ce qu’il exprimait, s’en fut trouver le prêtre dont il avait refusé l’assistance, et se retira avec lui à l’écart.

Je ne vous parlerai pas du ravissement de l’abbesse en voyant la subite et fervente conversion de son frère ; seulement, à l’idée qu’on allait lui enlever ce frère chéri pour le conduire à l’échafaud, elle tombait dans des crises nerveuses que l’on avait toutes les peines imaginables à calmer.

On fut donc obligé, devant l’état inquiétant de la pauvre vieille abbesse, de recourir à un généreux mensonge ; grâce à quelque menue monnaie qu’on lui donna, un geôlier vint annoncer que le jugement qui condamnait le capitaine à mort venait d’être cassé et remis à quinzaine.

Cette nouvelle avait, avec l’espérance, rendu un peu de calme à la bonne supérieure ; assise près de son frère, elle le regardait avec une ineffable tendresse, lorsque tout à coup la porte de la salle s’ouvrit et un piquet de gendarmes se présenta.

On venait chercher le capitaine pour le conduire à la guillotine.

À cette nouvelle que le chef du détachement lui apprit brutalement et sans aucune précaution, la supérieure se leva de sa chaise, comme mue par un ressort, fit deux pas en avant, puis tomba lourdement par terre.

On s’empressa d’aller à son secours ; elle était morte.

— Dans quelques minutes je serai près de toi, ô ma bonne sœur ! dit le capitaine d’une voix douce et attendrie. Dieu nous attend au ciel.

Se retournant alors vers ses co-détenus, le militaire leur adressa un bref adieu, puis s’adressant enfin à sœur Agathe :

— Mademoiselle, lui dit-il, mon sort vous apprend assez celui qui vous attend pour m’avoir donné un asile. Je ne demande pas que vous me pardonniez votre mort, car cette mort, en enlevant à la terre une de ses victimes, doit placer une sainte dans le ciel ! À revoir, ma sœur !

Le capitaine conduit à l’échafaud ne trouva sur son passage qu’une population en délire, qui, sans respect pour son malheur, accueillit sa présence par des outrages ; mais, insensible à ces lâches insultes, il conserva jusqu’au pied de la guillotine une attitude recueillie et pleine de douceur ; au sourire naturel qui entrouvrait à demi ses lèvres, on devinait que cet homme, soutenu par une pensée puissante, marchait à la mort sans émotion et sans faiblesse ; que son âme, planant au-dessus de la terre, s’envolait déjà vers Dieu.

Agathe Lautier, restée seule au monde, devint la Providence de la prison.

Consolant les affligés, soutenant les faibles et soignant les malades, elle trouvait dans sa vertu une force surhumaine pour résister à la fatigue ; son corps, si délicat, semblait de fer.

L’influence conquise par l’admirable dévouement de la jeune fille sur ses compagnons de captivité, s’étendit bientôt jusque sur les geôliers, et elle devint la Providence de la maison de réclusion.

Un détenu avait-il une réclamation à faire valoir, une plainte à adresser, il allait trouver la jeune sainte, — c’était ainsi que l’on appelait Agathe, — et cette plainte ou cette réclamation, en passant par la bouche de la sœur, était entendue par les représentants les plus farouches, et l’on y faisait droit.

Pouvoir de la vertu ! depuis qu’Agathe Lautier était sous les verrous, l’intérieur de la prison n’était plus reconnaissable : on y était presque heureux ! Les sentiments de charité et de fraternité qu’elle avait su inspirer à ses compagnons de captivité, en mettant leurs ressources et leurs infortunes en commun, avaient centuplé les unes et fait presque disparaître les autres.

Vous comprenez qu’une telle conduite ne pouvait rester longtemps impunie. Aussi Agathe Lautier doit-elle comparaître demain soir devant le tribunal criminel !

— Et pensez-vous, mon cher Verdier, qu’elle sera condamnée ? demandai-je à mon hôte lorsqu’il eut achevé ce simple et touchant récit que je transcrivis le soir même sur mes tablettes, sans y rien ajouter ni retrancher.

— Hélas ! cela ne fait pas pour moi un doute ! Vous sentez-vous le courage d’assister à son jugement ?

— Ma foi, quelque douloureuse impression que doive me causer ce drame, vous avez éveillé en moi un tel désir de voir cette angélique jeune fille, que j’irai au tribunal.

— Eh bien, alors, je vous accompagnerai !

Ma nuit fut agitée jusqu’au lendemain matin par un pénible sommeil.

La douce figure, — telle que je me l’étais créée, d’Agathe Lautier, m’apparut dans tous les songes sinistres qui vinrent s’asseoir à mon chevet : je voyais la céleste créature en butte aux grossiers outrages de la foule ; je voulais m’élancer à son secours, mais une force invincible me retenait cloué à ma place, et j’entendais bientôt le bruit sourd produit par la chute du fatal triangle d’acier ! Vingt fois, jusqu’à ce que le jour pénétrât dans ma chambre, je me réveillai ainsi sursaut, brisé par la douleur et inondé d’une sueur froide.

Au premier rayon de lumière qui perça à travers mes rideaux, je me hâtai donc de me lever et m’en fus trouver Verdier.

Il était à peine quatre heures lorsque nous sortîmes ensemble pour nous rendre au tribunal. La séance ne devait s’ouvrir qu’à six heures, mais l’intérêt qu’inspirait Agathe Lautier était tel que toute la ville se rendait en masse au tribunal, et quoique la séance, je le répète, ne dût s’ouvrir que deux heures plus tard, nous eûmes toutes les peines du monde, Verdier et moi, à pénétrer dans la salle.

À peine venais-je d’entrer quand un violent coup m’atteignit à l’épaule et manqua de me renverser ; je me retournai furieux ; mais à la vue d’Anselme, je me calmai tout de suite.

— J’avais peur de ne t’avoir pas touché, me dit-il, et j’allais essayer de te saisir par le collet, afin que nous nous placions à côté l’un de l’autre ; mais tu as senti, à ce qu’il paraît, mon avertissement ?

— Tu appelles cela un avertissement ! tu devrais dire un coup de massue, lui répondis-je. Mais comment veux-tu que je me place près de toi ? la foule est tellement compacte, qu’il me semble que je suis retenu dans un étau…

— C’est drôle, je me trouve très à mon aise, moi !… Au reste, je t’assure que mes voisins ne demandent pas mieux que de te laisser placer à mes côtés !… N’est-ce pas, citoyens, que cela ne vous dérange pas, continua Anselme, en écartant les bras avec une telle force qu’il refoula, au milieu des cris et des imprécations, la masse de spectateurs qui l’entourait.

Nous profitâmes, Verdier et moi, de cette éclaircie pour nous glisser près d’Anselme.

— Comment donc se fait-il, mon ami, lui demandai-je, que je te trouve ici ?

— Ma foi, je pourrais bien t’adresser la même question. Je suis venu pour voir. Il paraît que les ogres du comité doivent dévorer une pauvre jeune fille dont tout le crime consiste à avoir trop de vertu. Je ne serais pas lâché d’assister à cette monstruosité qui ne fera que me confirmer dans mes nouvelles opinions, car tu sais que j’ai changé d’opinions…

— Mais Anselme, dis-je à voix basse et en approchant ma bouche de son oreille, tu es donc fou ! tu vas te compromettre !…

— Me compromettre, moi ! répéta Anselme à haute voix. Allons donc, tu plaisantes ! Je ne suis pas assez riche pour que l’on convoite mes dépouilles ; pas assez intrigant pour que l’on craigne mon ambition, et pas assez timide pour que l’on s’expose à ma colère. S’il y avait seulement en France dix mille citoyens comme moi, bien unis et bien disciplinés, je voudrais que, avant huit jours, tous les honnêtes gens pussent se montrer à visage découvert et sans avoir rien à craindre des carmagnoles crasseuses et tachées de sang, devant lesquelles ils s’inclinent aujourd’hui.

Les propos hardis d’Anselme, en donnant du courage à nos voisins, me permirent d’apprendre plusieurs particularités intéressantes sur sœur Agathe, car la conversation ne pouvait tomber sur un autre sujet que sur celui de l’arrestation de la céleste religieuse.

Je vis que les gens qui nous entouraient étaient tous ses admirateurs.

Enfin, après une attente de deux heures, une sonnette retentit, on cria silence et le tribunal fit son entrée dans la salle.

Mon premier soin, on le concevra sans peine, fut d’examiner les hommes qui composaient le tribunal. Je voulus essayer de deviner, par l’inspection de leurs visages, qui devait l’emporter en eux de la clémence où de la haine.

Hélas ! au premier coup d’œil que je jetai sur ces juges, je jugeai que la condamnation d’Agathe Lautier était un fait inévitable.

Cependant le président, que je ne remarquai qu’au moment où il prit place sur son fauteuil, me parut triste et soucieux.

— Oh ! faites, mon Dieu, dis-je en moi-même, faites que cet homme soit désarmé par la vertu de la jeune sœur ! car lui seul peut la sauver !

Les membres du tribunal venaient à peine de s’asseoir lorsqu’un nouveau coup de sonnette retentit,

— La voilà ! la voilà ! s’écria-t-on de toutes parts, et tous les regards se portèrent dans la même direction, c’est-à-dire vers une porte située au fond de la salle, derrière le banc occupé par les juges.

Presque aussitôt cette porte s’ouvrit, et l’on vit passer plusieurs gendarmes à la figure rébarbative, et qui, armés de leurs mousquetons et le sabre au côté, se dirigèrent, en passant derrière les juges, vers le banc des accusés.

À peine les gendarmes furent-ils entrés, que la jeune religieuse apparut elle-même.

Un murmure de pitié retentit de toutes parts.

Quant à moi, je l’avoue, je restai frappé de respect et d’admiration à la vue de la jeune fille.

Agathe Lautier était vêtue avec une simplicité extrême : elle portait une robe violette à petits carreaux noirs ; sa coiffe ronde, fixée par une bande de ganse noire, encadrait la figure la plus céleste et la plus idéale que l’on puisse s’imaginer ; une vraie tête de Vierge de Raphaël. Enfin, un fichu de mousseline blanche, sur lequel brillait une petite croix d’or, retenue par un cordon noir, complétait la chaste toilette de la jeune martyre.

En voyant, ou plutôt en sentant que tous les regards de l’assemblée étaient fixés sur elle, car sœur Agathe avait les yeux baissés, le visage de l’accusée s’empourpra d’une pudique rougeur, mais cette émotion dura peu et bientôt elle reprit son air habituel de sérénité.

Après les-questions ordinaires, c’est-à-dire quels étaient son âge, sa profession, son domicile, le président entra au vif dans l’acte d’accusation.

— Saviez-vous, Agathe Lautier, lui demanda-t-il, que le frère de votre ci-devant abbesse était caché dans la maison que vous habitiez ?

— Oui, citoyen, je le savais, répondit Agathe sans hésiter.

— Agathe Lautier, continua le président d’une voix légèrement émue, la maison que vous occupiez était-elle louée en votre nom ? Réfléchissez bien avant de répondre, car les paroles que vous allez prononcer décideront de votre sort.

— Je vous remercie, citoyen, de votre bonté et de votre impartialité, dit alors la jeune religieuse. Oui, en effet, je comprends très-bien que répondre d’une façon affirmative, c’est avouer avoir donné asile à un proscrit, et que cet aveu doit entraîner une condamnation à mort ! Dieu m’a donné jusqu’à ce jour de ma vie assez de force pour ne jamais tomber dans le mensonge ; je répondrai la vérité.

Après la suppression des couvents, notre pauvre abbesse n’avait que sa pension pour tous moyens d’existence, mais bientôt on cessa de la payer et elle se trouva réduite, ainsi que moi, au travail de ses mains. On a cru jusqu’à présent que l’humble chaumière que nous habitions appartenait à mon ancienne supérieure, et on s’est trompé : nous louions cette chaumière. C’était à ma digne abbesse et à moi que son propriétaire l’avait louée, et c’était toujours moi qui allais payer les termes échus.

À cette réponse, un murmure de désolation parcourut l’auditoire ; on voyait qu’Agathe se perdait.

Le président sembla hésiter un moment ; mais reprenant bientôt la parole :

— Agathe, dit-il lentement, probablement afin de bien faire comprendre à la jeune fille l’importance de cette nouvelle question : avec quels fonds acquittiez-vous vos termes au propriétaire ; ces fonds ne provenaient-ils pas de ressources particulières à votre ex-abbesse, et votre rôle dans cette circonstance ne se réduisait-il point à celui de simple commissionnaire ?

Ne vous troublez pas, remettez-vous et ne répondez qu’après avoir réfléchi…

— Je vous remercie bien, citoyen président, dit Agathe, mais la vérité n’est qu’une, je n’ai pas besoin de réfléchir. L’argent qui nous servait à payer notre loyer provenait de notre travail commun à ma supérieure et à moi, et même comme j’étais plus jeune qu’elle, c’était moi qui naturellement gagnais le plus…

Oui, je comprends très-bien que cette réponse me soit défavorable, ajouta la jeune fille, en entendant un sourd murmure s’élever des bancs de l’auditoire, car elle me rend solidaire de l’asile accordé par ma supérieure à son frère.

En entendant le murmure et, pour être plus exact, le gémissement universel et spontané, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’était élevé dans l’auditoire, le commissaire du pouvoir exécutif se leva vivement de dessus son fauteuil, et d’une voix éclatante :

— Qu’est-ce donc, s’écria-t-il, que cette scandaleuse sensibilité pour une misérable contre-révolutionnaire qui a recélé un assassin de la patrie ? N’y a-t-il donc dans cette enceinte que des traîtres ? Ne s’y trouve-t-il pas un seul véritable républicain ? Naïfs citoyens qui attribuez au respect dû à la vérité les paroles de cette femme, ne comprenez-vous donc pas qu’un amour insensé et coupable a seul dicté ses réponses ; elle ne veut pas survivre à son amant, le défunt capitaine de l’ex-régiment d’Anjou !

À cette indigne calomnie débitée avec violence, de quelques points de la salle partirent des cris isolés de : « À la guillotine la maîtresse des émigrés ! à la lanterne l’hypocrite ! »

— Mille tonnerres ! murmura Anselme dont les yeux injectés de sang, les veines du front gonflées, et les sourcils contractés dénotaient énergiquement l’indignation qui l’animait, mille tonnerres, je ne laisserai pas passer impunie une telle indignité !

— Anselme, lui dis-je vivement, je l’en supplie, modère l’expression de ton indignation qui ne pourrait qu’aggraver encore la position de celle malheureuse enfant !…

— Ça m’est égal ! on nous guillotinera ensemble, mais je parlerai !…

Mon camarade allait mettre son projet à exécution, lorsque sœur Agathe l’en empêcha involontairement.

Se levant avec une lenteur imposante et pleine de dignité, car elle s’était assise après son interrogatoire, la jeune religieuse, le front resplendissant d’une auréole de vertu et de la palme du martyre, fixa d’un regard empreint d’une sublime sérénité le commissaire du pouvoir exécutif, et d’une voix calme et pénétrante, qui me retentit au cœur et fit monter des larmes dans mes yeux :

— Citoyen, lui dit-elle au milieu d’un silence solennel, je regrette pour toi les paroles que tu viens de prononcer. Ne crois pas que j’obéisse à l’orgueil en repoussant de toute la force de ma conscience tes calomnies contre moi ! Non, le témoignage de ma conscience me suffit, et je me tairais si je ne craignais que tes odieux propos, acceptés sans examen et sans réflexion, ne devinssent un sujet de scandale, une arme entre les mains de ceux qui attaquent sans cesse la religion dans les fautes de ses serviteurs.

Devant Dieu qui m’entend et qui te juge, devant Dieu qui m’a donné la force nécessaire pour préférer la mort au mensonge, le capitaine n’a jamais été pour moi qu’un frère en Jésus-Christ, qu’un infortuné proscrit que la charité m’ordonnait de secourir !

Il régnait dans le ton, dans le geste, dans la voix et dans le maintien de la jeune religieuse, un tel accent de vérité, que le commissaire du pouvoir exécutif baissa malgré lui les yeux d’un air embarrassé, et resta pendant quelques secondes sans trouver une parole de réponse.

Toutefois, se remettant bientôt de son trouble, grâce à au puissant effet de volonté :

— À présent que la scène de comédie est jouée, poursuivons les débats, dit-il d’une voix brève et ironique.

Le président reprit alors le cours de son interrogatoire et adressa, — pour la forme, — quelques nouvelles et insignifiantes questions à Agathe, qui y répondit avec la même modestie et la même douceur qu’elle avait montrées jusqu’alors ; puis le président déclara les débats terminés et fit un résumé clair et précis.

Le commissaire, entendu à son tour, ne démentit pas la mauvaise opinion que j’avais conçue de lui.

— Citoyens, s’écria-t-il l’écume à la bouche et la haine dans les yeux, jamais encore je n’avais assisté à un spectacle aussi odieux que celui qui nous scandalise en ce moment !

J’ai vu souvent des traîtres à la patrie, accablés sous le poids du remords, de la honte ou de la crainte, essayer soit de tromper, soit d’adoucir l’implacable sévérité de la justice : les uns employaient le mensonge, d’autres avaient recours aux larmes ; mais enfin ces larmes et ces mensonges prouvaient au moins que les misérables reconnaissaient les crimes dont ils s’étaient rendus coupables et acceptaient le juste jugement du peuple !

Que voyons-nous en ce moment ? Une indigne créature qui, poussée par un amour coupable, et soutenue par cette ridicule croyance que la mort doit la réunir à celui dont elle a été la maîtresse, se fait un piédestal de sa trahison à la patrie, se vante d’avoir donné asile à un hors-la-loi, et se drape orgueilleusement dans son crime !

Ô mères vertueuses ! ô jeunes filles pudiques ! qui êtes venues ici pour former votre esprit et votre cœur à l’amour sacré de la patrie, bouchez-vous les oreilles, fermez les yeux, éloignez-vous, tant de cynisme affecterait trop péniblement votre candeur !

Quant à moi, quoiqu’habitué à voir le crime sous toutes ses faces, je ne puis m’empêcher, devant la monstrueuse impudence de cette ci-devant religieuse, de sentir le rouge de l’indignation me monter au visage !…

Mais à quoi bon tant de paroles ! Ici le crime est flagrant, la trahison à la patrie, horrible et imminente ! Ma pudeur indignée se révolte et me retire la faculté de m’exprimer. Je conclus à la peine de mort !

Après cette espèce de discours, — cri d’une hyène en fureur, — du commissaire du pouvoir exécutif, il se fit dans l’auditoire un profond et pénible silence : les souffles étaient retenus, les cœurs ne battaient plus, une horrible anxiété pesait sur l’assemblée.

Les juges allèrent aux opinions, mais leur délibération fut de courte durée, et à peine levés ils se rassirent.

Alors le président se leva, et, après les formules d’usage, prononça d’une voix émue ces paroles :

— Le tribunal condamne Agathe Lautier à la peine de mort, et déclare ses biens confisqués au profit de la nation !

— Le Seigneur soit loué, que sa sainte volonté soit faite ! dit d’une voix douce et calme la jeune religieuse après le prononcé de ce jugement.

— N’avez-vous rien à ajouter ? lui demanda alors le présient.

— Rien, citoyen, répondit Agathe Lautier ; mais se ravisant bientôt et levant sur le président ses yeux humides et reconnaissants : Oui, citoyen, reprit-elle, il me reste, avant de quitter ce monde, à remercier le tribunal de l’humanité qu’il m’a témoignée. Dans quelques heures, si Dieu daigne me faire miséricorde, je prierai pour lui au séjour des élus !

— Pauvre et généreuse fille ! me dit Anselme, dont de grosses larmes gonflaient les paupières et tremblaient dans les cils, elle n’a pas osé remercier personnellement le président — dans la crainte de le compromettre — de la bonté qu’il lui a montrée, et elle s’est ingénieusement adressée au tribunal. Que de délicatesse et de vertu, mon cher ami ! Enthousiasmé par un tel exemple, je sens que le bonheur ne se trouve que dans l’accomplissement des devoirs et j’ai bien envie d’étrangler ce gueux de commissaire ! Que penses-tu de ce projet ?

Anselme prononça ces paroles à si haute et si intelligible voix, qu’elles furent entendues par toutes les personnes qui nous entouraient.

Au reste, au sentiment de sympathie évidente qu’elles causèrent, je vis qu’Anselme n’avait pas à craindre une dénonciation.

— Eh bien, reprit-il, tu ne dis rien. Mon projet te semble-t-il donc incomplet ? Crois-tu donc que je doive adjoindre quelques juges au commissaire du pouvoir exécutif ? Après tout la chose est faisable.

— Anselme, je t’en conjure, tais-toi ! lui répondis-je. N’oublie point que tu es avec moi, que je suis, jusqu’à un certain point, solidaire de tes actes et de tes paroles, et que je ne t’ai point donné mission de me compromettre…

— Au fait, c’est juste !’après tout, tu pourrais entrer de moitié dans mon projet ! Adieu, pauvre sainte ! adieu ! murmura Anselme en voyant les gendarmes entourer Agathe Lautier et l’emmener hors de l’audience.

— Veux-tu que nous accompagnions cette jeune victime jusqu’à sa prison ? demandai-je à Anselme, afin de le faire sortir, car je voyais la fureur le gagner de plus en plus, et je craignais qu’il ne se laissât entraîner à quelque violence dont les suites pouvaient être irréparables et les conséquences terribles !

— Tu as là une excellente idée ! me répondit-il, suis-moi !

Anselme prit alors son élan, et bousculant tout le monde sur son passage, il atteignit, sans plus tarder la porte, et sortit en courant.

Je le suivis.

Une foule immense, dont la pitié concentrée par la terreur se traduisait en un morne et lugubre silence, s’étendait depuis le tribunal jusqu’à la porte de la prison, Agathe Lautier, en traversant cette multitude, conserva la même assurance et la même modestie du maintien. Plusieurs femmes, se glissant à travers la haie de gendarmes qui entouraient la jeune religieuse, s’approchèrent d’elle pour toucher ses vêtements.

Une seule fois, pendant la durée de ce pénible trajet, une lueur fugitive d’émotion passa sur son visage, ce fut en apercevant une jeune fille qui pleurait à sanglots.

— Voulez-vous me permettre, citoyens, de dire quelques mots à cette jeune personne ? demanda Agathe en s’adressant aux gendarmes qui l’accompagnaient.

Ceux-ci hésitaient.

— Oui ! oui ! parlez-lui, s’écria Anselme d’une voix qui retentit ainsi qu’un éclat de tonnerre.

Aussitôt des milliers de voix répétèrent : — Oui, et les gendarmes, craignant que leur refus n’occasionnât une émeute, durent céder.

Agathe Lautier détacha sa croix d’or, et s’approchant de la jeune fille :

— Gardez cette croix, je vous en supplie, ma chère amie, lui dit-elle avec émotion, en souvenir de la pitié que vous m’avez montrée, Oh ! vous pouvez l’accepter sans rougir ! Celle qui l’a portée mourra avec son innocence !

— À bas l’hypocrite ! à bas les jongleries ! s’écria en ce moment tout près de nous une espèce d’hercule déguenillé, d’une voix qui sentait le vin.

— Ah ! voici donc enfin quelqu’un sur qui je puis passer ma mauvaise humeur ! me dit à voix basse Anselme, en accompagnant ces paroles d’un soupir retentissant comme celui d’un buffle. Attends un peu !

Avant qu’il me fût possible de le retenir, mon compagnon, s’adressant à l’athlète aux vêtements déguenillés :

— Holà ! citoyen, lui dit-il, pourquoi donc cries-tu ainsi : Vive le clergé ?

— Moi ! répéta avec un profond étonnement l’homme ainsi interpellé. Moi, j’ai crié : vive le clergé ? Tu es fou ou ivre, soldat ! laisse-moi tranquille et passe ton chemin.

— Tu emploies là de gros mots, l’ami, dit alors Anselme avec un grand sang-froid, des mots qui ne peuvent me convenir et qui sont capables de te valoir une sévère correction !

— C’est ce que je voudrais bien voir ! s’écria l’athlète en prenant une pose de lutteur.

— Vois donc ! dit laconiquement Anselme.

À peine ces deux mots étaient-ils prononcés, que mon camarade tomba à coups de poings avec une telle force sur son adversaire, que celui-ci, le visage ensanglanté et meurtri, roula aussitôt à terre.

Ce léger triomphe ne suffisait pas à la colère d’Anselme : saisissant l’homme déguenillé par un reste de culotte qui lui ceignait la taille, il le balança quelques secondes en l’air, puis, par un suprême effort, il le lança à dix pas de lui dans la foule, en s’écriant :

« — Qui veut d’un traître à la patrie ? »