Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/VII

Alexandre CADOT (2p. 27-34).

VII

Pendant les quatre à cinq jours qui suivirent l’exécution de sœur Agathe et de Lavaux, je restai plongé dans une morne tristesse. Cet horrible spectacle avait produit une impression terrible sur mon esprit, et je ne pouvais goûter un moment de repos. Le temps que je ne devais pas consacrer à remplir mes fonctions d’adjudant, je le passai enfermé dans ma chambre ; je ne voyais plus Verdier que rarement.

— Mon cher ami, me dit-il un matin, en entrant dans ma chambre, je conçois que votre esprit ait été fortement impressionné par la scène hideuse dont vous avez été Le témoin ; mais de pareils faits se renouvellent malheureusement si souvent de nos jours qu’il faut savoir les accepter avec stoïcisme. Voyons, un peu de courage ! Sortez de cet état de prostration dans lequel vous êtes tombé, et montrez-vous digne de l’épaulette que vous portez ! D’abord, je dois vous avertir que j’ai un service à vous demander, et un service qui exige tout votre sang-froid et toute votre énergie.

— Parlez, mon cher hôte, je suis, vous le savez, à vos ordres.

— Voici le fait : J’ai reçu hier au soir une lettre de mon cousin Edmond, qui vous prie instamment de vouloir bien vous rendre aujourd’hui à ce rendez-vous qu’il vous avait donné il y a près d’une semaine, et que la prudence nous a forcé de remettre. Irez-vous ?

— Pouvez-vous en douter, Verdier ! Certainement, j’irai.

— Je vois, au ton dont vous venez de me faire cette réponse, que l’idée de pouvoir être utile à un de vos semblables vous remue encore le cœur. Merci.

— Le fait est, cher ami, que chaque fois que le hasard me fournira l’occasion d’arracher des victimes à l’échafaud, je la saisirai avec empressement et bonheur !

En effet, une heure plus tard, c’est-à-dire après avoir déjeuné, je me mis en route. Il était midi lorsque j’arrivai devant l’ancien château des Templiers. Edmond n’était pas encore arrivé, ou du moins je ne l’aperçus pas.

Je venais de m’asseoir sur cette même pierre qui déjà m’avait servi de lit de repos, lors de ma première excursion dans ces parages, lorsqu’un léger coup de sifflet retentit à cinq ou six pas de moi et appela mon attention.

— Par ici, cher ami, me dit presque aussitôt la voix d’Edmond ; passez par cette ancienne poterne que vous voyez là devant vous… je vous attends.

Je me levai aussitôt et m’empressai d’obéir ; la poterne que l’on me désignait était tellement basse, étroite et obstruée surtout par des décombres, des pierres et des ronces, que j’eus toutes les peines du monde à me frayer un passage.

Enfin, après avoir un peu déchiré mes vêtements et mes mains, je parvins à franchir ces obstacles et je me trouvai dans une espèce de cour renfermée dans les murs dégradés du donjon. Edmond m’attendait.

— Je vous demande bien pardon, mon cher monsieur, me dit-il en me serrant amicalement la main, de tout le mal que je vous donne ; mais vous connaissez ma position et vous ne pouvez blâmer les mesures de précaution que je prends pour ma sûreté. Gérard, caché au haut de cette tour, attendait votre arrivée tout en surveillant les alentours. Voulez-vous prendre la peine de passer au salon ?

Edmond prononça ces derniers mots en souriant, puis se dirigeant vers un buisson touffu, placé dans un des coins les plus obstrués de la cour, buisson dont il écarta les branches avec ses deux mains, il me montra une espèce de soupirail à l’ouverture étroite et sombre.

Je regardai le proscrit avec étonnement.

— Est-ce qu’il faut passer par là pour arriver dans votre salon ? lui demandai-je.

C’est, en effet, le seul chemin qui y conduise, me répondit-il ; mais, rassurez-vous, cet intérieur n’est pas aussi affreux que le donne à supposer l’extérieur.

En effet, après avoir traversé un long, étroit et sombre corridor, j’arrivai dans une pièce assez spacieuse qu’éclairait une grande lampe suspendue à la voûte.

Deux tas de paille, qui représentaient des lits, deux espèces de chaises grossièrement confectionnées, une planche appuyée sur quatre pieux et simulant une table, composaient tout l’ameublement de l’asile des proscrits. Un petit baril de vin, quelques sacs de légumes secs et cinq à six bouteilles d’huile, étaient toutes les provisions dont disposaient Edmond et Gérard ; enfin quatre fusils à deux coups accrochés à la muraille constituaient leur arsenal !

Après avoir curieusement examiné cette retraite :

— Ne craignez-vous point, dis-je à Edmond, d’être surpris ? vous avez, il est vrai, des armes, et l’issue qui conduit à ce souterrain doit être facile à défendre ; mais que feriez-vous si vos ennemis s’avisaient de vouloir vous enfumer ? Je crois qu’ils viendraient, par ce moyen, facilement à bout de vous.

— Vous vous trompez, mon cher ami, me dit Edmond, ce souterrain possède une issue qui donne au versant opposé de la montagne et par lequel il nous serait facile d’échapper. Si ce n’est la honte que je ressens à me voir forcé de fuir sans cesse, et la tristesse que me cause l’aspect de ce séjour peu riant, il me serait on ne plus facile d’attendre ici, sans courir de danger, la fin du règne de la Terreur. Mais, après quarante-huit heures passées dans ma sombre cachette, j’éprouve un tel besoin d’air et de soleil que, dussé-je aller donner en plein dans un détachement de gardes nationaux, il faut absolument que je sorte…

Edmond parlait encore lorsqu’un coup de sifflet se fit entendre.

— Ah ! voici mon ami Gérard qui vient vous présenter ses respects, me dit-il.

En effet, l’ancien soldat-portier apparut presque aussitôt.

— Monsieur, me dit-il, après avoir échangé avec moi une chaleureuse poignée de main, je ne puis vous exprimer jusqu’à quel point je vous suis reconnaissant de votre présence ici. Vous n’avez sans doute pas oublié, car je ne vous crois pas un homme léger et qui parle sans réfléchir, je n’ose dire la promesse que vous m’avez faite, mais au moins l’espoir que vous m’avez donné, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir.

— Nullement, Gérard ! Je vous ai assuré que je ferais tout mon possible pour vous retirer de votre position…

— Et vous avez même bien voulu ajouter que vous aviez un projet fort simple.

— Que je suis tout prêt à vous communiquer ! Toutefois, je vous avoue que je ne serais pas fâché de connaître auparavant votre histoire.

— Ma foi, franchement, je crois qu’il y en a de plus ennuyeuses.

— Tant mieux donc, parlez, je vous écoute !

Je pris une chaise, Edmond se jeta sur un des deux tas de paille qui lui servait de lit, et Gérard, s’asseyant entre nous deux, commença son histoire.

— Ma vie, dit-il, date de mon entrée au régiment où j’ai servi pendant près de quinze ans avec le comte de Grandbœuf ; je dois vous avouer que M. le comte était colonel à l’âge de trois ans, tandis qu’à vingt je n’étais encore que brigadier.

Comme ma famille était attachée, de temps immémorial, à celle des Grandbœuf, notre nouveau colonel, dès qu’il sortit des mains de son abbé-précepteur, voulut bien me prendre avec lui comme professeur de tactique.

Je lui enseignai tout ce qu’il est indispensable qu’un colonel sache, c’est-à-dire cinq à six commandements et trois ou quatre évolutions, ce qui me valut le grade de maréchal-des-logis.

M. le comte venait d’avoir seize ans, et j’atteignais à ma trente-cinquième année, lorsqu’il me retira du régiment pour me placer, en qualité de portier-gérant, dans son château de Grandbœuf, qu’un intendant exploitait alors avec une telle habileté, que les terres dépendantes de cette habitation seigneuriale, au lieu de rapporter des rentes, coûtaient pour leur entretien une assez forte somme tous les ans.

Je jouissais de la vie la plus heureuse, la plus remplie et la moins occupée pourtant que l’on puisse imaginer, lorsqu’il y a environ trois ans, les premiers nuages de l’orage qui sévit aujourd’hui contre nous, se montrèrent à l’horizon.

M. le comte de Grandbœuf, jeune homme fort à la mode, devait naturellement émigrer l’un des premiers, ce qui eut lieu.

Un soir que je ne l’attendais pas, je le vis arriver au château :

— Gérard, me dit-il, la folie a soufflé sur les manants, qui ne rêvent plus qu’égalité, fraternité, et veulent devenir nos égaux. Je vais rejoindre les princes à l’étranger, et bientôt, à la tête de quelques régiments étrangers, nous reviendrons mettre ces goujats à la raison ! En attendant mon retour, je te confie la défense de mon château, et je t’investis de pouvoirs discrétionnaires.

Mes piqueurs, mes gardes-chasse, tous mes gens, jusqu’à mon majordome, seront sous ta dépendance : si l’on attaque Grandbœuf, je connais ton courage et ton énergie, les excellents principes de stratégie que tu possèdes, et je ne doute pas un instant que tu ne sortes triomphant de cette entreprise. Inutile d’ajouter, qu’à mon retour, je saurai te récompenser dignement de ton courage et de ton zèle ; je parlerai de toi aux princes, pendant notre exil momentané, et je m’arrangerai en sorte de l’obtenir, après notre triomphe, une épaulette de porte-étendard, peut-être même une épaulette de sous-lieutenant breveté. Tu vois que ton avenir se trouve à présent dans tes mains et dépend de ton zèle.

Jamais M. le comte ne m’avait parlé avec une telle familiarité ; aussi, tout ému, lui jurai-je sur mon honneur de militaire que je saurais me montrer digne de la confiance qu’il voulait bien avoir en moi.

La suite de ce récit vous montrera jusqu’à quel point j’ai tenu ce serment.

À peine M. le comte était-il parti depuis un mois, que j’appris que sur plusieurs points de la France on avait attaqué, pillé, puis brûlé divers châteaux.

Je m’empressai aussitôt d’acheter une grande provision d’armes et de mettre Grandbœuf en état de défense. Mais la ne s’arrêtèrent pas mes mesures de précaution :

Je me rendis chez tous les vassaux les plus malheureux du domaine, je leur parlai avec bonté ; je m’informai au nom de M. le comte, — comme s’il m’avait chargé de cette mission, — de leurs embarras, de leurs besoins ; puis, après avoir écouté avec un air de vif intérêt le récit de leurs infortunes, je vins généreusement à leurs secours.

Cette démarche eut d’abord un grand succès ; les vassaux reconnaissants me promirent de ne pas se mêler au mouvement révolutionnaire qui agitait la France, et de rester fidèles à leur seigneur.

Quelques jours se passèrent sans amener aucun incident, et déjà je commençais à espérer, lorsque j’appris le pillage et l’incendie d’un château voisin.

Le soir même, les principaux vassaux du domaine de Grandbœuf vinrent-me trouver, et l’un d’eux, délégué par ses camarades, me tint le discours suivant :


— Monsieur le gérant, reconnaissants des bontés que notre seigneur a eues pour nous, nous sommes décidés à respecter son château. Nous nous sommes donc arrangés avec nos amis du district voisin, pour qu’ils nous laissent attaquer et détruire le château de leur seigneur, tandis qu’eux démoliront et incendieront celui de Grandbœuf ! De cette façon, nous n’aurons pas l’ennui et le désagrément d’en venir aux mains avec vous ! À présent que vous voilà averti, — et cette démarche de notre part vous prouve jusqu’à quel point nous sommes reconnaissants, — prenez vos précautions en conséquence.


Ce discours, vous comprendrez cela sans peine, m’avait atterré ; toutefois, j’eus assez de présence d’esprit pour ne rien laisser percer de mon émotion.

— Mes amis, leur dis-je, je trouvé en effet votre manière d’agir fort ingénieuse ; toutefois, je ne vous cacherai pas que j’aime tout autant vous avoir pour adversaire que vos voisins. Ne soyez donc pas gênés par le sentiment de la reconnaissance. Venez quand bon vous semblera : je me charge de vous recevoir.

— Si ça vous est égal, monsieur Gérard, que nous attaquions le château de votre seigneur, nous profiterons de Votre permission, me répondit l’orateur de la troupe, cela nous sera bien plus commode et moins coûteux que si nous étions obligés de nous transporter à trois lieues d’ici ! C’est un grand dérangement de moins pour nous !

— Eh bien, voilà qui est convenu, mes reconnaissants amis, leur dis-je ; à présent pouvez-vous me préciser à peu près l’époque à laquelle j’aurai l’honneur de recevoir votre visite.

— Oh ! nous ne sommes pas prêts encore, monsieur Gérard : nous manquons d’armes et de munitions.

— Grâce à la bonne volonté qui vous anime, c’est là un détail qui ne vous arrêtera pas longtemps. Au reste, prenez vos aises : de mon côté je prendrai mes précautions.

Le lendemain du jour où j’avais reçu cette singulière députation, arriva pendant la nuit, au château, un des cavaliers du régiment du comte.

Comme personne n’avait vu cet homme pénétrer dans le château, je profitai avec empressement de cette circonstance pour faire répandre le bruit qu’un détachement de trente cavaliers, commandés par un officier et envoyés par le lieutenant-colonel du régiment, venait d’arriver à Grandbœuf.

Pour donner plus de vraisemblance à ce bruit, je fis acheter quelques centaines de rations de foin et d’avoine, puis j’ordonnai au cavalier, chaque fois qu’il apercevrait des paysans dans les environs, de se montrer, soit au haut des tours, soit aux portes, en un mot, de se multiplier le plus possible.

Cet ordre, exécuté par le soldat avec autant d’intelligence que de bonheur, ne laissa aucun doute aux paysans sur la présence d’un renfort au château : seulement cette persuasion, au lieu de les décourager, n’eut d’autre résultat que de leur faire doubler leurs moyens d’attaque.

La garnison que je commandais se composait en tout de quartorze hommes : deux gardes-chasse, deux gardes des bois, un garde-pêche, trois piqueurs, un cuisinier, un palefrenier, l’ancien intendant, le cavalier du régiment du comte et moi.

Quant aux armes, nous étions loin d’en manquer ; notre arsenal contenait une soixantaine de fusils à deux coups, plus une petite pièce d’artillerie portant une livre de balles, et sur l’emploi de laquelle nous comptions beaucoup.

Une après-midi, nous allions nous mettre à table, lorsqu’un piqueur, placé en sentinelle au haut de la tour, vint nous avertir que les paysans marchaient sur le château.

Je m’empressai d’aller vérifier si ce rapport était vrai, et jugez quelle dut être ma surprise, lorsque j’aperçus une foule composée d’au moins quatre mille hommes, armés de piques, de faux et de mousquets, qui s’avançait, en hurlant, vers nous !

Vous concevrez sans peine l’émotion que nous éprouvâmes en présence d’un tel déploiement de forces.

Cependant, je dois rendre celle justice à ma garnison, de proclamer qu’elle ne songea pas un instant à mettre bas les armes.

Comme nous étions depuis longtemps préparés à soutenir un siége, nous n’eûmes qu’à nous rendre à nos postes.

Les fenêtres matelassées, les portes barricadées, les armes chargées, il ne nous restait qu’à attendre l’ennemi. Il arriva bientôt.

Ne voulant négliger aucun moyen, je me présentai à la grille de la cour d’honneur pour parlementer ; les vassaux m’entourèrent aussitôt.

— Mes amis, leur dis-je, quelle est votre intention en attaquant le château ? De vous emparer des richesses qu’il renferme, n’est-ce pas ? Or, je dois vous avertir, car je serais réellement fâché de vous voir perdre votre temps sans aucun profit, que nous sommes décidés si, ce qui n’est nullement probable, la chance des combats tourne contre nous, à nous faire sauter ! Dix barils de poudre entassés dans nos caves nous permettent d’accomplir aisément ce projet. Voyez ce que vous avez à faire !

La façon dont je prononçai ces paroles causa une impression assez vive à ceux qui les entendirent, et leur donna à réfléchir ; malheureusement, ma menace n’ayant pu parvenir jusqu’aux extrémités de la foule, les derniers rangs poussèrent les premiers, et la colonne s’ébranla.

Je voulus alors m’éloigner pour regagner mon poste, mais les paysans me retinrenL.

Nous sommes bien fâchés de vous causer du désagrément, citoyen Gérard, me dit un des chefs, car réellement vous n’êtes pas un méchant garçon ; mais il faut que vous ayez à présent la bonté de vous laisser fusiller ! Vous comprenez que nous ne sommes pas assez bêtes pour relâcher un homme brave comme vous !

Invoquer auprès de ces forcenés ma position de parlementaire eût été, je le compris aussitôt, tenter une fausse démarche.

Ces gens étaient trop en dehors de la légalité pour s’arrêter devant un assassinat.

— Mes amis, leur dis-je, je vois qu’il est impossible de vous résister. Laissez-moi retourner auprès de ma garnison, pour que j’essaie de la déterminer à mettre bas les armes ; vous voulez le pillage, mais non pas, je l’espère, la mort de pauvres diables qui, comme vous, font partie du peuple. Promettez-moi de respecter la vie de mes soixante hommes, et je crois pouvoir m’engager à ce qu’ils abandonneront le château sans le défendre.

Quoique les paysans fussent, je l’ai dit, au nombre de près de quatre mille, la perspective d’avoir à débusquer une soixantaine de personnes abondamment munies d’armes, retranchées d’une façon formidable et décidées au sacrifice de leur vie, ne laissait pas que de les tourmenter un peu.

Le désir qu’ils éprouvaient de s’emparer du château, sans coup férir, leur fit donc accepter avec enthousiasme ma proposition, et ils me laissèrent me retirer sain et sauf.

Mes treize compagnons attendaient mon retour avec une vive impatience.

— Camarades, leur dis-je, les paysans ne veulent nous accorder ni trêve ni merci !… En vain je leur ai proposé de leur livrer le château, à la condition qu’ils nous feraient grâce de la vie ; ils m’ont répondu qu’ils tenaient beaucoup plus à nous prendre qu’à prendre le château. Défendons-nous donc avec l’énergie du désespoir, et, si nous devons succomber, ne laissons pas notre mort sans vengeance !

Vous comprenez sans peine l’effet que ce discours produisit sur mes gens : il en fit treize héros.

J’achevais à peine de prononcer mon insidieux discours, lorsque les assaillants, furieux de voir que nous ne nous empressions pas d’ouvrir les portes, poussèrent de grands cris et s’avancèrent à l’assaut !

— Laissez-les bien approcher, dis-je à mes compagnons, et ne tirez qu’après qu’eux-mêmes auront ouvert le feu sur nous.

J’achevais à peine de prononcer ces paroles, qu’une décharge d’arquebuses et de mousquets envoya une trentaine de balles rebondir contre les murs du château !

— Feu de tous les côtés ! m’écriai-je.

Aussitôt les fenêtres du château se ceignirent d’une ceinture de flammes, car chacun de mes compagnons, disposant de quatre fusils à deux coups, tout chargés, valait à lui seul huit hommes.

Les cris de rage et de douleur qui retentirent aussitôt dans les rangs des assiégeants nous prouvèrent que notre riposte avait porté.

Ce premier succès mit tout d’abord les paysans en fuite et nous donna un moment de répit : nous en profilâmes pour reprendre notre repas interrompu.

Nous en étions arrivés au dessert, lorsque les deux guetteurs que j’avais placés autour de nous vinrent nous avertir que l’ennemi, après s’être remis de sa panique, s’avançait de nouveau ; nous courûmes à nos poses, et la fusillade ne tarda pas à recommencer.

Je passerai sous silence les divers épisodes de ce combat, qui dura jusqu’à la fin du jour ; il vous suffira de savoir que, grâce à l’excellente position que nous occupions, pas un de nous ne fut blessé, excepté toutefois l’ex-intendant, qui reçut une balle dans l’épaule.

Quant aux paysans, nous conjecturâmes qu’ils devaient bien avoir perdu au moins une trentaine des leurs.

La nuit vint, et avec la nuit commencèrent pour nous de cruelles angoisses, car nous n’étions pas assez nombreux, quel que fût notre zèle, pour défendre à la fois tous les endroits vulnérables du château.

Heureusement que je m’avisai d’un ingénieux stratagème, qui nous fut d’une grande utilité.

Je fis tremper dans de l’esprit-de-vin des paquets d’étoupes et de laine auxquels nous mîmes le feu, et que nous jetâmes du haut des tours sur la tête de nos assaillants.

Ce moyen de défense nous présenta le double avantage d’abord d’effrayer beaucoup et de brûler un peu nos ennemis, puis de les éclairer de façon à pouvoir diriger sur eux une fusillade bien nourrie.

Fatigués de l’inutilité de leurs efforts, les paysans, un peu avant le lever du soleil, prirent le parti de se retirer.

Nous étions donc victorieux.

Mais hélas ! ce premier succès laissait l’avenir tout aussi sombre pour nous, car il était évident que les vassaux, animés par l’esprit de vengeance et par l’espoir du pillage, ne s’arrêteraient pas dans leurs hostilités.

Deux jours pourtant se passèrent dans une paix et une tranquillité profondes, et je me berçais presque déjà de la douce idée que, grâce à notre énergie, nous nous étions débarrassés à tout jamais de nos ennemis, lorsque le troisième jour, un dimanche, nous les vîmes revenir plus nombreux encore que la première fois.

Il s’agissait de vaincre ou de mourir ! Je promis à mes hommes la victoire et je me préparai en silence à la mort ! Ce second assaut fut beaucoup plus acharné que le premier.

Nous eûmes toutes les peines du monde à repousser les paysans qui, ivres d’eau-de-vie et de fureur, venaient, armés d’échelles, se faire tuer au pied de nos murs.

Toutefois, grâce à une décharge de mitraille, que nous dirigeâmes avec notre petite pièce d’artillerie, et qui porta en plein sur un groupe d’ennemis, nous réussîmes à balayer non-seulement la grande avenue, mais encore le parc du château.

Je dois mentionner ici un détail assez curieux de cette journée.

Une vieille femme de charge, que son grand âge avait empêchée de suivre monsieur le comte à l’étranger, nous rendit un grand service.

S’étant emparée d’un tambour, elle ne cessa, pendant toute la durée de l’attaque, de faire un tel bruit que les paysans se retirèrent, convaincus que le château, défendu militairement par un officier, renfermait encore plus de troupes que je ne l’avais avoué.

Jusqu’alors notre position quelque dangereuse qu’elle fût, avait été du moins tenable, mais elle se compliqua bientôt pour nous d’une affreuse façon : nous arrivâmes à ne plus posséder ni poudre, ni vivres ! Essayer d’entamer une capitulation, c’eût été folie : nous savions bien que nous n’avions à attendre ni grâce ni merci : nous défendre n’était plus possible ! Que faire ! nous nous réunîmes en conseil.

Chacun ouvrit, ainsi que cela a presque toujours lieu en pareille circonstance, un avis différent, et une fois cet avis donné, on ne voulut plus en démordre.

Les deux gardes-chasses et le cavalier du régiment de monsieur le comte se trouvèrent seuls d’accord : ils proposaient de mettre le sabre à la main et de se frayer un passage à travers l’ennemi.

J’eus beau leur représenter combien cette pensée de traverser une foule de quatre mille hommes était folle et impraticable, je n’obtins d’eux que la même réponse :

— Puisque de toute façon nous devons succomber et être ou brûlés ou pendus, ne vaut-il pas mieux tomber les armes à la main, et en nous vengeant, que de danser suspendus au bout d’une corde, ou de rôtir dans une fournaise ?

— Mes amis ! m’écriai-je après avoir réfléchi un moment, Dieu, si je ne me trompe, vient de m’envoyer une inspiration qui doit nous sauver tous ! Habillez-vous en paysans, coupez votre barbe, remplacez vos bottes et vos souliers par des sabots, enfermez tout l’or et tout l’argent que vous possédez dans une ceinture, que vous vous passerez autour du corps, et tenez-vous prêts à exécuter mes ordres.

Je prononçai ces paroles avec un tel ton d’autorité, et comme un homme tellement sûr de ce qu’il avance, que tous m’obéirent avec empressement.

Seulement la vieille femme de charge s’approcha de moi, et d’un ton piteux :

— Que voulez-vous que je devienne, Gérard ! me demanda-t-elle.

— Ma foi, bonne mère, lui répondis-je, vous resterez au château pour en faire les honneurs à ces messieurs ! Il est impossible, à moins que ces gens ne soient des cannibales, qu’ils ne respectent pas et votre sexe et votre grand âge…

— Je ne crois pas, Gérard, me répondit la pauvre vieille avec résignation. Enfin, s’il est impossible de me sauver, ne parlons plus de cela ! Je mets en Dieu toute ma confiance.

Les défenseurs du château revinrent bientôt ; ils étaient tellement bien déguisés, — car tous, avant de servir, avaient été paysans, — qu’un œil exercé n’eût pu reconnaître en eux les serviteurs de tout à l’heure.

— À présent, mes amis, leur dis-je, suivez, je vous en prie, mes ordres avec la plus grande exactitude. Toi, Gervais, qui es souple comme un écureuil et rusé comme un renard, tu vas aller ouvrir doucement, et en ayant soin de ne pas te laisser voir, et la grille de la grande avenue et la porte de la cour intérieure. Profite de l’abri que t’offriront les arbres, glisse, rampe, fais comme bon tu l’entendras, mais, je te le répète, si tu te laisses voir tout est perdu…

Le garde-chasse me répondit que je n’avais rien à craindre, qu’après avoir été braconnier dix ans et garde à peu près aussi longtemps, c’était bien le moins qu’il pût se manœuvrer à travers les broussailles. Puis il partit aussitôt.

Je ne vous cacherai pas que pendant que dura son absence, je restai en proie à une anxiété profonde. En effet, de la réussite de l’ordre que j’avais donné au garde dépendait tout le succès de mon entreprise.

Enfin, après une attente de plus d’un quart d’heure qui me parut plus longue qu’une journée, Gervais revint en m’assurant qu’il avait, conformément à mes ordres, ouvert la grille de l’avenue et la porte de la cour intérieure sans avoir été aperçu.

— Voilà déjà un premier succès qui est pour nous d’un heureux présage, m’écriai-je radieux ; à présent chargeons de mitraille la gueule notre petite pièce de canon et transportons-la dans le vestibule.

— Et puis après, commandant ? me demanda le cavalier du régiment de monsieur le comte.

— Après ? Plaçons-nous sur trois rangs dans le vestibule, derrière la pièce de canon, et attendons que les paysans, s’apercevant de l’ouverture des portes, viennent nous attaquer.

Cette attaque, que je désirais si ardemment, car j’avais hâte d’en finir, ne se fit pas désirer longtemps.

Bientôt nous vîmes les paysans s’avancer en foule, et sans prendre aucune espèce de précaution, car ils étaient tellement nombreux, qu’ils ne pouvaient raisonnablement supposer qu’une fois entrés, on tentât de leur résister, les derniers poussant les premiers, et en moins de cinq minutes la cour fut remplie d’une foule tellement compacte, que ceux qui la composaient étaient dans l’impuissance d’agir.

C’était là le moment que j’attendais.

— Feu ! m’écriai-je en poussant tout à coup brusquement la porte du vestibule.

À l’instant vingt-cinq coups de fusils partent ; le garde-pêche lâche cinq ou six gros dogues furieux, en même temps que notre canon envoie presque à bout portant sa volée de mitraille !

Jamais, je crois, panique plus complète n’eut lieu que celle qui s’empara des paysans.

Fous de frayeur, ils se foulent aux pieds les uns les autres, et se servant de leurs armes pour se frayer un passage, se massacrent impitoyablement entre eux. Nous avons encore le temps de décharger sur eux les fusils qui ne nous ont pas servi ; la panique se change en folie ; nos ennemis ne savent plus où ils en sont.

— Allons, camarades, dis-je alors à mes compagnons, voici l’instant venu de se sauver… Mêlons-nous à cette foule, qui ne songe guère à nous poursuivre, et tirons chacun de notre côté… À revoir, que Dieu vous protège !

Joignant l’action à la parole, je me jetai au milieu des paysans, et grâce à quelques coups de couteau distribués avec assez de promptitude et pas mal d’intelligence, je parvins à m’ouvrir tout doucettement un passage.

Une heure plus tard, réfugié dans un bois situé à deux lieues du château, j’apercevais une immense gerbe de flamme qui s’élevait jusqu’au ciel.

C’était un feu de joie révolutionnaire, l’ancien manoir des comtes de Grandbœuf, que ses vassaux venaient d’incendier aux cris de : Vive la liberté ! l’égalité et la fraternité !

En cet endroit de son récit l’ancien maréchal-des-logis Gérard s’arrêta, et passant sa main sur ses yeux comme pour éloigner de sa vue un tableau pénible :

— Vous ne pouvez vous imaginer, monsieur, me dit-il, ce que j’eus à souffrir pendant les huit jours qui suivirent l’incendie du château. N’osant m’aventurer hors du bois où je m’étais réfugié, de peur de tomber entre les mains de mes ennemis, je dus subir toutes les horreurs de la faim, de la soif et de la solitude.

Heureusement que j’avais gardé mon fusil avec moi et que je pus me nourrir avec quelques oiseaux que je tuai ; sans cette ressource je serais mort de faim, littéralement parlant.

Enfin ne pouvant résister à un pareil genre de vie, je me déterminai à me rendre à un village distant de quatre lieues du château, village où j’arrivai à la tombée de la nuit, et où je me procurai quelques provisions.

J’appris, en interrogeant un enfant qui avait assisté à la prise et à l’incendie du manoir des comtes de Grandbœuf, d’horribles détails.

Les paysans, exaspérés et par la longue résistance que nous leur avions opposée et par les pertes qu’ils avaient subies, se conduisirent, une fois vainqueurs, avec une monstrueuse cruauté.

L’intendant de monsieur le comte qui, blessé d’une balle à l’épaule lors de la première attaque du château, n’avait pu fuir avec nous, et la vieille femme de charge que son grand âge avait empêchée de nous suivre, furent les victimes de leur implacable fureur.

L’intendant, après avoir subi pendant plus de deux heures les outrages et les mauvais traitements les plus odieux, fut pendu par les pieds au haut de la grande tour, et son corps balancé dans l’espace servit de cible aux paysans ; quant à l’infortunée femme de charge, son sort ne fut pas plus heureux ; elle fut brûlée vive dans un four !

L’enfant achevait à peine de me donner ces détails lorsqu’un homme, passant près de nous, me regarda avec attention, et s’avançant vers moi, m’ordonna d’un ton impérieux de le suivre :

— Pour aller où, l’ami ? lui demandai-je en jouant l’indifférence.

— En prison, assassin du peuple ! me répondit-il ; oh ! ne cherche pu à nier ton identité, je t’ai vu cent fois à l’ex-château de Grandbœuf et je te reconnais à merveille.

— Je ne nie pas, citoyen, lui dis-je, que je n’aie appartenu à M. le comte, et que tu n’aies raison de m’arrêter ; seulement, je te préviens d’une chose, c’est que tu te repentiras bientôt de ton action.

— Moi, gredin ! et pourquoi cela ?

— Par une raison bien simple, continuai-je en baissant la voix, j’ai sur moi une ceinture qui contient cent louis d’or !

— Eh bien ! tant mieux, s’écria le paysan, c’est de l’argent volé au peuple qui va retourner à ses vrais propriétaires.

— Je ne dis pas non ; seulement, comme tu es du peuple aussi, toi, et que tu as autant de droits que qui que ce soit à cet or, si, au lieu de m’arrêter, tu avais voulu causer avec moi, il est probable que nous aurions fini par nous entendre, et que, de mes cent louis, cinquante te seraient restés… Or, cinquante louis, tu me l’avoueras, constituent un assez joli denier, que l’on ne rencontre pas tous les jours au coin d’un buisson !

— Le fait est que cinquante louis c’est beaucoup, me dit le paysan d’un air pensif, mais qui sait ? peut-être te vantes-tu de posséder cette somme pour m’amadouer d’abord et m’échapper ensuite ! Je voudrais bien voir ton or !

— C’est facile, lui répondis-je. Toutefois, comme je ne tiens pas à le montrer à tout le monde, prenons ce sentier solitaire où nous serons plus à notre aise pour causer.

— Je le veux bien, mais à une condition, c’est que je te tiendrai par le collet !

— Marché conclu ! répondis-je.

— Je t’avertis que je possède une poigne de fer, et qu’au premier mouvement que tu feras pour te sauver, je te tords le col !…

— Comme je ne compte pas me sauver, cette menace ne me touche en rien !

Lorsque nous fûmes parvenus à un endroit bien solitaire, je retirai la ceinture qui contenait toutes mes économies, que j’avais emportées sur moi en me sauvant du château, et la présentant au paysan :

— Je t’ai parlé de cent louis, lui dis-je, mais, à causer franchement, je ne serais pas étonné de m’être trompé. Cette ceinture, je le crois, doit contenir une plus forte somme. Toutefois, comme tu ne comptes que sur cinquante louis, une fois que tu auras pris ces douze cent cinquante francs, tu me laisseras l’or qui restera, quelque somme qu’il représente ?

— Voyons toujours, dit le paysan, en s’emparant avidement de la ceinture.

— Eh bien, lui dis-je, après qu’il eût compté cinquante louis, voilà qui constitue ta part : le reste ne le regarde pas.

— J’ai réfléchi, me répondit-il, que comme tu es un ennemi du peuple, ce serait agir en mauvais citoyen que de te laisser en main des armes contre lui. Je garde donc tout cet argent pour moi !

Le paysan, après cette réponse, serra fortement ma ceinture contre son cœur, comme s’il eût craint que je ne voulusse la lui reprendre, lorsque, sortant un pistolet de ma poche et en appliquant le bout du canon sur la poitrine du voleur :

— Mon ami, lui dis-je, mon intention n’a jamais été de me laisser dépouiller. Toutefois, si tu eusses agi en honnête homme, je ne t’aurais fait aucun mal ; je regrette que ta mauvaise foi me force de te brûler la cervelle !

Le paysan était tellement effrayé par la vue de mon arme, qu’il n’eut pas la force de prononcer un seul mot.

Les moments étaient précieux ; j’appuyai sur la détente du pistolet, le coup partit, et le coquin tomba mort à mes pieds : ma balle lui avait traversé le cœur !

Après un pareil exploit, il n’y avait plus à balancer ; j’abandonnai en toute hâte les environs du village et m’en fus droit devant moi, en me recommandant à Dieu ! Le hasard seul guidait mes pas :

Vous comprendrez sans peine, monsieur, en songeant à quelle époque nous vivions, l’impossibilité absolue où je me trouvais de m’arrêter, soit dans une ville, soit même dans un village, car ne pouvant expliquer mes antécédents et ne possédant aucun papier, on m’eût de suite arrêté comme suspect.

Couchant la nuit dans les fossés ou dans les bois, me cachant le jour dans les buissons et ne me déterminant à aller acheter des provisions que quand la faim me torturait à un tel point, qu’il ne m’était plus possible de résister davantage à ses atteintes, je menai pendant plusieurs mois la vie la plus pénible, la plus affreuse même que l’on puisse imaginer.

Vint un moment où, l’esprit aigri, exaspéré par tant de souffrances, je résolus, puisque j’étais traqué comme une bête fauve, de rendre le mal pour le mal ; de me venger.

Rôdant autour des villages et y pénétrant même pendant la nuit, je me mis à faire, pour mon propre compte, la guerre aux républicains.

Malheur au soldat attardé qui passait à la portée du fusil que j’étais parvenu à conserver ! Malheur au sans-culotte que mon arme pouvait atteindre : l’un et l’autre disparaissaient à tout jamais du monde…

— Ainsi, m’écria-je en interrompant l’ancien maréchal-des-logis, lorsque vous m’avez surpris la première fois auprès de ce château en ruines, votre intention était…

— De vous tuer, certes ! me répondit Gérard. Sans l’intervention d’Edmond, vous ne seriez plus aujourd’hui.

Ce franc aveu, en m’apprenant à quel danger imminent avais échappé, me causa une vive émotion ; toutefois j’eus assez de présence d’esprit pour la dissimuler, et pour prier d’une voix calme Gérard de poursuivre son récit.

— J’arrive à la fin, me répondit-il, car je ne voudrais pas abuser de votre patience, en vous rapportant tous les épisodes, tantôt burlesques, tantôt sanglants, auxquels a donné lieu ma vie de vagabond mis hors la loi. Un jour un heureux hasard me plaça sur les pas d’Edmond que l’on poursuivait, et je fus assez heureux pour lui être de quelque utilité.

— C’est-à-dire que sans ton secours j’étais pris et guillotiné, Gérard, s’écria Edmond.

— Je le crois, reprit le maréchal-des-logis, en continuant de s’adresser à moi ; à partir de ce moment, monsieur, mon existence, quoique toujours aussi tourmentée, changea d’aspect. J’avais un ami, et un ami sur lequel je pouvais compter ! Jugez de ma joie ; Edmond et moi, nous formâmes alors une alliance défensive, — car, plein de résignation dans son malheur, Edmond acceptait la haine et l’injustice de ses concitoyens, sans vouloir en tirer vengeance, — et nous nous promîmes un secours mutuel, quelles que fussent les forces qui vinssent nous attaquer. Je puis ajouter, sans nous vanter, que nous avons tous les deux fidèlement rempli cet engagement. Voilà, monsieur, toute mon histoire.

— Je vous remercie beaucoup de votre complaisance, Gérard ! votre récit m’a extrêmement intéressé. À présent, ne perdons pas de temps, et voyons un peu de quelle façon je puis vous être utile.

— Je vous serai d’autant plus reconnaissant de venir en aide à mon ami, me dit alors le cousin de mon hôte, que je dois, pour rassurer ma famille, m’embarquer sous peu pour l’étranger, et Gérard va se trouver bien seul sans moi !

— Mais il me semble, mon cher Edmond, que la position de votre ami est loin d’être désespérée. Qui le connaît ? personne. De quoi peut-on l’accuser ? d’avoir défendu le château de Grandbœuf ! mais il y a si longtemps que cela s’est passé, et tant de faits semblables ont malheureusement eu lieu depuis, que le souvenir de cette attaque et de cette défense n’existe plus. Ce qui a empêché jusqu’à ce jour votre ami Gérard de rentrer dans la société, c’est qu’il a toujours été poursuivi. Eh bien ! qu’il cesse de se sauver, et tout sera dit, on ne songera plus à le poursuivre.

— Oui, mais si on me demande des explications sur mon passé, dit alors Gérard ; si l’autorité du lieu que je choisirai pour y séjourner exige que j’exhibe ma carte de civisme, que je montre mes papiers, que répondrai-je ? Rien, et je serai arrêté de suite comme suspect !

— Vous avez raison, Gérard ; aussi rentrer dans la vie privée, n’est point le parti que je vous propose. Auriez-vous une grande répugnance à reprendre du service dans l’armée ?

— Quelle drôle d’idée !

— Pas si drôle ! C’est le seul moyen de vous sortir à tout jamais de votre dangereuse et fausse position. Suivez-moi hardiment à Grasse ; je vous présente à mon commandant comme un de mes camarades d’enfance ; il vous incorpore dans notre bataillon, et une fois que vous aurez l’uniforme républicain sur le dos, je consens à être passé par les armes, si jamais l’on songe à demander et qui vous êtes et d’où vous venez.

— Le parti que monsieur te propose là, Gérard, reprit Edmond, est en effet le seul qui soit raisonnable ! Allons, mon ami, n’hésite pas, accepte. Jamais occasion semblable ne se présentera plus pour toi ; embrassons-nous, et disons nous adieu !

L’idée qu’il allait quitter Edmond produisit un tel effet sur Gérard, qu’un moment il fut sur le point de refuser mon offre.

Il ne pouvait se faire à la pensée de se séparer de son ami.

Enfin, après bien des hésitations et bien des combats, après qu’Edmond lui eut répété cent fois que, devant lui-même passer sous peu à l’étranger, son refus ne les laisserait que peu de jours ensemble, Gérard finit par écouter la voix de la raison et par consentir à me suivre.

Ce ne fut pas toutefois sans pleurer comme un enfant, que cet home, doué d’un vrai courage et d’une nature fortement trempée, se sépara du cousin de mon hôte.

Nous ne quittâmes, Gérard et moi, l’ancien château des Templiers, que lorsque le jour fut assez avancé, afin de n’entrer à Grasse qu’une fois la nuit tombée.

L’excellent Verdier nous reçut à bras ouverts, et loua beaucoup Gérard du parti qu’il prenait.

Le lendemain malin, je fus trouver mon commandant, et lui présentai l’ex-maréchal-des-logis comme une excellente acquisition à faire pour le bataillon.

Inutile d’ajouter que cet officier supérieur accepta avec empressement cette offre.

Il régnait alors une telle ignorance militaire dans l’armée, qu’un homme qui avait servi sous l’ancien régime, et qui par conséquent connaissait son état, était sûr d’être admirablement accueilli par les chefs de corps.

Le soir même, Gérard, accoutré tant bien que mal d’un semblant d’uniforme que je lui procurai, se promenait librement et sans avoir rien à craindre dans cette même ville de Grasse, où, sil eût été pris la veille, on l’eût guillotiné.

Une semaine plus tard, nous reçûmes enfin les effets d’équipement et de campement dont nous avions si grand besoin ; puis, presque au même instant, les représentants du peuple envoyèrent l’ordre à notre bataillon de se diriger vers le camp de Saorgio.

Cette nouvelle ne me déplut pas ; car, depuis la mort de sœur Agathe, le séjour de la ville de Grasse me pesait singulièrement ; et puis, l’avouerai-je, je n’étais pas fâché de subir le baptême de feu et de gagner ainsi le droit de porter mon épaulette.

Une seule crainte troublait ma joie, j’avais peur d’avoir peur.

Toutefois, je me rassurai en pensant que les soldats sont des hommes tout comme les autres ; que, par conséquent, la plupart des recrues du bataillon devaient se trouver dans ma Position, et que, comme il n’était pas probable qu’ils lâchassent pied devant l’ennemi, il était à croire que je ferais tout aussi bonne contenance qu’eux.

Le bataillon devait partir le lendemain matin, et j’étais occupé à causer avec mon hôte, lorsque Anselme vint me voir.

— Ah ! te voilà, déserteur ! m’écriai-je en l’apercevant, tu me négliges beaucoup depuis quelque temps ! Es-tu devenu amoureux ?

— Amoureux ! répéta Anselme en haussant les épaules d’un air de souverain mépris, j’ai bien le loisir de m’occuper de semblables misères ! Non, mon ami, je ne suis pas amoureux, mais je voudrais bien être malade.

— Voilà un drôle de désir ! À quoi cela l’avancera-t-il donc ?

— Mais à obtenir un congé, ou bien même à me faire réformer !

— Le service te pèse-t-il au point que tu sacrifierais ta santé pour t’y soustraire ?

— Le service militaire, à proprement parler, est assez de mon goût ; on accroche par-ci par-là, quand on est en campagne, d’assez bons morceaux, et les coups de fusil n’ont rien qui puisse effrayer un homme à qui sa conscience ne reproche rien. Ce qui me fait désirer si vivement recouvrer ma liberté, c’est la honte que j’éprouve en songeant quels sont les gens pour qui je combats et pour qui je sers…

— Nous servons la France, Anselme !

— Ah ! tu appelles, toi, servir la France, entourer et protéger un échafaud sur lequel va mourir une innocente vierge-martyre ! Moi, il me semble que cela est se rendre complice des abominables coquins qui nous gouvernent aujourd’hui. Aussi, depuis l’exécution de sœur Agathe, n’ai-je pas goûté un seul instant de véritable repos ! Il me semble que j’ai fait partie de ses assassins !…

— Quelle folie ! Anselme. Enfin que veux-tu devenir ? quelle profession comptes-tu embrasser ?

— Moi, cher ami ! Je compte rester ce que je suis, c’est-à-dire un soldat qui sait manier proprement son fusil et qui ne recule pas devant la besogne. Seulement, je voudrais bien effacer le bleu et le rouge qui se trouvent sur ma cocarde, et ne conserver que le blanc !

— Alors, tu irais rejoindre les princes à l’étranger ?

— Ah ! mais non, s’écria vivement Anselme. Je veux bien me battre avec des Français contre des Français, mais me réunir à l’étranger qui menace d’envahir notre patrie ! c’est là, à mes yeux, un crime inexcusable, irrémissible, dont je ne me rendrai jamais coupable. Il paraît que la Vendée et la Bretagne, loin de courber lâchement la tête comme le reste de la France, résistent avec une énergie et un héroïsme sans égal à l’immonde tyrannie des Robespierre et des Saint-Just : je me rendrai en Vendée ou en Bretagne.

— Et si l’on te prend, tu seras fusillé.

— J’ai toujours entendu dire, me répondit gravement Anselme, que la nature s’oppose à ce que l’on fusille quelqu’un plus d’une fois ; or, être fusillé une seule petite fois, tu m’avoueras que ce n’est pas la peine d’en parler : c’est fait si vite ! Mais laissons là ce sujet de conversation qu’il n’est pas encore temps de couler à fond, et parlons de notre départ qui doit avoir lieu, dit-on, demain matin à cinq heures.

J’ai déjà dit que la pensée que j’allais quitter Grasse me souriait infiniment ; une seule chose m’attristait, c’était de me séparer de mon excellent hôte, pour qui j’avais conçu une véritable et profonde amitié. Verdier, de son côté, ressentait vivement mon départ ; il me jura à cent reprises qu’il ne m’oublierait jamais et qu’en quelqu’endroit du monde que je fusse, il me ferait parvenir de ses nouvelles, à moins toutefois, ajouta-t-il en souriant tristement, que l’on ne m’incarcère et que l’on ne me guillotine.

— Et moi je prends l’engagement de répondre avec la plus grande exactitude à toutes vos lettres, à moins aussi qu’une balle ne me casse la tête, ou que je ne tombe entre les mains de l’ennemi.

— Hélas ! avouez, cher ami, me dit-il, que c’est une triste époque que celle où deux amis qui se séparent ne savent pas, quoique jeunes tous les deux, s’ils se reverront jamais ! En l’an II de la République, il y a toujours derrière un adieu une pensée de mort !