Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XV (suite)

Alexandre CADOT (2p. 1-3).


SŒUR AGATHE
DEUXIÈME PARTIE DES ÉTAPES D’UN VOLONTAIRE
PAR PAUL DUPLESSIS.
Séparateur


LE ROI DE CHEVRIÈRES
— SUITE —

XV (suite)

La vieille dame, brisée par cette exclamation qui avait dû lui coûter un violent effort, appela près d’elle sa domestique Babet par un signe de tête, puis se laissant tomber dans un fauteuil :

— Babet, fui dit-elle d’une voix à peine intelligible, prends à ma ceinture la clef de mon secrétaire… les cinq cents louis se trouvent dans le second tiroir… tu sais… dans la cachette… apporte-les de suite à ce militaire et aide-moi à me coucher… je sens que je meurs…

En effet, cinq minutes plus tard, Babet remettait à Anselme une lourde ceinture de cuir, et prenant ensuite sa maîtresse dans ses bras, l’emportait, aidée par Rosa, hors du salon.

À peine me trouvai-je seul avec Anselme que, m’avançant vivement vers lui :

— Anselme, lui dis-je, si je ne te connaissais pas pour un honnête et loyal garçon, incapable de commettre une indélicatesse ou une mauvaise action, je me serais opposé à la scène de comédie que tu viens de jouer, et qui, jusqu’à présent, me semble avoir été funeste à notre pauvre hôtesse… Explique-moi donc de suite…

— Je ne t’expliquerai rien du tout en ce moment ! me répondit Anselme avec vivacité ; puisque tu as bien voulu avoir jusqu’à présent confiance en mon honnêteté, je ne vois pas pourquoi tu ne me continuerais pas encore cette confiance pendant quelques heures.

— Mais c’est qu’il s’agit en ce moment de dix mille francs…

— As-tu donc peur que je ne songe à garder cet or pour moi ? Rassure-toi !… avant dix minutes d’ici, il sera entre les mains de son véritable propriétaire.

— Quel est ce propriétaire, Anselme ?

— À quoi bon cette question, puisque je t’ai averti que mon intention est de garder le silence jusqu’à ce que nous soyons sortis de cette maison !… Mais, j’entends les domestiques qui reviennent ! Au nom de tout ce qui est sacré, ne m’interroge plus devant elles… surtout devant Rosa… Les voici… éloigne-toi de moi !…

— Eh bien, continua Anselme, en changeant de ton et en s’adressant aux deux vieilles, que devient votre maîtresse ?…

— Elle est immobile comme si elle était morte, citoyen, répondit Rosa, et elle ne peut plus parler. Je crois qu’elle n’a plus longtemps à vivre… Allez vite chercher un médecin.

— C’est votre devoir, brave femme, répondit mon compagnon ; mais comme la nuit est avancée, et qu’il pourrait vous arriver malheur en route, je vous accompagnerai.

Anselme et la vieille Rosa sortirent aussitôt ensemble, et Babet me quitta en me disant que l’état affreux dans lequel se trouvait sa maîtresse exigeait sa présence auprès d’elle.

Je restai dans le salon.

Je ne puis exprimer à quel point ma curiosité était excitée par tous ces événements aussi surprenants qu’inattendus, dont je venais d’être le témoin, et par les folles suppositions auxquelles se livra mon imagination montée outre mesure pendant la demi-heure que je demeurai seul avant l’arrivée du médecin.

À peine l’Esculape du bourg eut-il jété les yeux sur la malade, que se retournant vers nous !

— Cette femme vient d’être frappée par une attaque terrible de paralysie, nous dit-il à voix basse ; je doute qu’elle puisse jamais recouvrer la parole : au reste, ses maux seront de courte durée, car elle n’a pas plus d’un mois à vivre !

— Pauvre femme ! s’écria Anselme d’un air de profonde pitié : elle nous a si bien hébergés ce soir !

Après cette exclamation hypocrite, démentie si énergiquement par sa conduite de la soirée, mon camarade prit un flambeau, et me souhaitant une bonne nuit :

— À revoir, mon cher Alexis ! me dit-il en me tendant la main, n’oublie point que nous partons demain de bonne heure.

— Où vas-tu comme cela, Anselme ?

— Mais je vais regagner mon lit.

— Et le revenant ! Il ne l’effraie donc plus ?

— Silence ! le médecin pourrait t’entendre.

Après m’avoir dit ces mots à voix basse, Anselme s’éloigna précipitamment, afin de couper court, sans doute, à toute conversation.

N’ayant rien qui me retint dans le salon, j’imitai l’exemple que me donnait mon camarade : je fus me coucher.

Le reste de la nuit 86 passa sans qu’aucun nouvel incident vînt troubler mon repos : seulement j’avais l’esprit tellement frappé de tous les événements qui s’étaient passés dans La soirée, que je ne pus fermer les yeux jusqu’au lendemain.

Il faisait à peine jour quand on frappa doucement à ma porte ; c’était Anselme qui venait m’avertir qu’il était temps de partir.

— Nous remettrons-nous donc en route sans manger un morceau, Anselme ?

— Oui, oui, partons, me répondit-il sans être séduit par cette idée d’un déjeuner, qui, en toute autre circonstance, n’eût pas manqué d’éveiller sa sympathie.

En entrant dans la cour, nous trouvâmes la domestique qui nous attendait pour nous souhaiter un bon voyage et nous accompagner jusqu’à la porte de la rue.

— Ah ! monsieur, ; dit-elle à Anselme lorsque nous fûmes sur le seuil de la porte, croyez que jamais ceux que vous avez si généreusement obligés n’oublieront la reconnaissance qu’ils vous doivent !… Sans vous nous étions perdus !… Puisse la pensée de cette intéressante famille que vous avez arrachée à la misère, vous suivre partout !

— C’est bien, ma brave femme, dit Anselme. Voici assez de paroles pour si peu de chose : ce que j’ai fait, tout autre l’eût fait également à ma place. Portez-vous bien ; que le diable torde au plus tôt le col à votre coquine de maîtresse ; et adieu !

Anselme, serrant vigoureusement les mains de Babet dans la sienne, se disposait à s’éloigner lorsque la vieille domestique le retenant :

— Voici une paire de souliers que vous avez oubliée dans votre chambre, lui dit-elle, et que M. Édouard m’a chargée de vous remettre… Adieu, mon cher et bon monsieur ! Que le Seigneur soit avec vous !

La vieille femme, après ces mots, referma vivement la porte sur elle, en nous laissant dans la rue.

— Ah çà ! mais, il y a erreur, s’écria Anselme, qui, retournant dans ses mains le paquet que Babet venait de lui remettre, paraissait fort étonné. Il m’eût été d’autant plus difficile d’oublier une paire de chaussures, que je ne possède malheureusement pour toute fortune que ces vieilles savates qui sont censées protéger mes pieds. Ah ! parbleu, je devine, ce jeune Édouard aura, sans doute, remarqué combien ma toilette laissait à désirer à sa base, et il m’envoie, pour me prouver sa reconnaissance, une paire de ses bottes. Tiens c’est une excellente idée qu’il a eue là. Au fait, je lui ai rendu un assez grand service pour que je puisse accepter ce cadeau, que je n’ai nullement sollicité. Voyons un peu.

Anselme dénoua alors le mouchoir qui contenait la paire de bottes, et poussant tout à coup un cri de surprise :

— Ah ! sapristi, s’écria-t-il, voilà qui arrive encore bien plus à propos !

— Quoi donc, Anselme ? qu’y a-t-il ?

— Il y a, cher ami, que les bottes de M. Édouard ressemblent furieusement aux confitures de l’huissier de Montélimar… Je dirai même qu’elles leur sont supérieures… Regarde…

Anselme, en prononçant ces paroles, me montra un long rouleau d’or.

— Cent louis, s’écria-t-il après l’avoir défait, c’est fort bien ! Au fait, ma conduite mérite cela.

Tout en causant, nous avions continué de marcher d’un bon pas, et nous nous trouvions alors hors de Fayence.

— Voyons, Anselme, lui dis-je, il s’agit à présent de me raconter avec cette franchise que nous avons conservée jusqu’à présent dans nos rapports, ce qu’il y a eu de vrai dans ton histoire de revenant, et de m’expliquer la cause de cette dureté que tu as montrée envers notre hôtesse, et qui a eu un si triste résultat. Le rôle joué par Babet dans tout ce mystère, m’intrigue également beaucoup. Quant à ce M. Édouard, avec qui tu sembles avoir fait connaissance cette nuit, je ne serais pas fâché non plus de le connaître.

— Oui, à présent que nous sommes hors de la ville, et que je n’ai plus à craindre une indiscrétion involontaire de ta part, je puis en effet parler à cœur ouvert. Je t’avertis que mon récit dépassera ton attente.

— Et expliquera-t-il clairement le mystère de l’apparition du défunt ?

— Pardieu ! est-ce que la vérité n’explique pas tout ? Ne crains rien ; tu n’auras plus, après m’avoir entendu, aucune explication à me demander.

— En ce cas, je t’écoute !

— Je commence mon récit ; me dit Anselme, à partir du moment où tu me laissas seul dans ma chambre. Ma première action fut de visiter avec le plus grand soin l’appartement, je sondai les murs avec la baïonnette de mon fusil ; et satisfait de mon examen, car partout mon arme ne rencontra que des pierres de taille ; et nulle part mon regard n’aperçut l’apparence d’une issue secrète, je me couchai.

Ma bougie allumée et mes bouteilles de vin placées sur un guéridon, je me mis à lire le livre que j’avais emporté.

C’était un de ces romans de chevalerie où l’on voit des amours fabuleux de constance, qui durent quarante aunées suivies et finissent par le mariage de deux sexagénaires.

Comme je suis fort sentimental de ma nature, je me laissai bientôt gagner à un tel point par le charme de cette lecture, que j’oubliai complétement et l’endroit où j’étais et le spectre dont je devais recevoir la visite.

J’en étais arrivé à l’endroit le plus vif de l’intrigue, c’est-à-dire au moment où le chevaliers emporté par l’excès de sa passion et oubliant tout sentiment de convenance, embrassait avec ardeur un gant que sa belle, — qu’il connaissait depuis dix ans à peine, — venait de laisser tomber du haut de la tour du Nord, lorsqu’un bruit de chaînes violemment agitées au-dessus de ma tête, me rappela à ma position présente.

Je t’avouerai que jusqu’alors je n’avais ajouté aucune foi aux propos de la vieille Babet, et qu’en demandant que l’on me donnât l’appartement du défunt, je n’avais qu’une seule idée, celle d’obtenir d’abord un bon souper, et ensuite des rafraîchissements à discrétion pour le reste de la nuit.

Ce bruit de chaînes dut donc me causer une certaine surprise.

Comptant davantage sur la petite force musculaire dont je suis doué, que sur mes armes, je sautai aussitôt en bas de mon lit et me précipitai vers le salon.

Juge de mon étonnement, lorsque je me trouvai subitement plongé dans la plus profonde obscurité.

Ma bougie, quoiqu’elle fût à peine entamée, venait de s’éteindre tout à coup.

Au même instant, une voix qui semblait descendre du ciel, retentit au-dessus de ma tête :

— Coupable incrédule, disait-elle, prosterne-toi devant ma puissance infernale, ou prépare-toi à mourir.

Ma foi, je suis, tu le sais mieux que personne, bon garçon au possible, toutefois, je ne te cacherai pas qu’en présence de cette audacieuse mystification dont on voulait me rendre victime, je sentis une fureur véritable s’emparer de moi, et que je me promis, si l’auteur de cette mauvaise plaisanterie me tombait sous la main, de l’étrangler bel et bien, pour lui donner une leçon profitable.

Feignant alors la plus vive frayeur, je tombai à genoux, et me mis à demander grâce.

Le prétendu spectre, ravi, ainsi que je m’en doutais, de ses prétendus succès, tomba dans le piége que je lui tendais, et voulut poursuivre son avantage ; ce fut du moins l’idée qui me vint, lorsque j’entendis un épouvantable bruit de chaînes retentir dans ma chambre.

— Bon ! me dis-je, je te tiens, à présent, trop imprudent mystificateur.

Joignant aussitôt l’action à la pensée, je me précipitai dans ma chambre :

Un singulier spectacle frappa ma vue.

Un spectre, recouvert d’un linceul qui traînait jusqu’à terre, se démenait et gesticulait avec une rare complaisance, tout en agitant dans sa main droite une torche de résine enflammée.

— Ce spectacle ne te causa-t-il donc aucune frayeur ? demandai-je à Anselme en l’interrompant.

— Allons donc ! me prends-tu pour un imbécile ! Si la torche, dont était armé le spectre, eût senti le soufre, à la bonne heure, je ne dis pas que je n’eusse éprouvé un certain moment d’hésitation ; mais elle exhalait une odeur de résine, par trop forte pour qu’il me fût permis de conserver le moindre doute sur la nature terrestre du prétendu revenant.

Tu sais que d’ordinaire je n’aime guère à me déranger inutilement, que je suis assez avare de mes mouvements ; mais en compensation, lorsque je me décide à sortir de mon apathie, à vaincre ma paresse, je ne connais personne de plus impétueux que moi. Tu ne t’étonneras donc pas, qu’en un bond, digne d’un tigre, je franchis la distance de quinze pieds qui me séparait du spectre, et que je tombai sur lui avec la rapidité d’une bombe. Il paraît que je le touchai assez rudement, car il roula par terre. Alors, sans perdre de temps, je me penchai sur lui et le saisis délicatement par la gorge.

— Tiens, pour un spectre, tu ne manques pas d’un certain embonpoint, lui dis-je ; voyons donc si la pâleur de la mort a laissé son empreinte sur ton visage. En parlant ainsi j’arrachai vivement le drap blanc dont le prétendu revenant était affublé : juge de ma surprise, lorsque j’aperçus une figure fraîche et imberbe, une tête d’adolescent.

— Il paraît, jeune homme, continuai-je, — du moins j’aime à croire cela pour motiver votre espièglerie, — que vous sortez du collège ? Voyons, répondez franchement à mes questions ; Comment avez-vous pu vous introduire dans ma chambre, et quelle est la raison qui vous fait jouer ainsi le rôle peu récréatif et presque sacrilège d’un habitant de l’autre monde ?

J’attendis en vain pendant près d’un quart de minute la réponse du jeune homme, et j’allais me fâcher de son silence, lorsque je m’aperçus que son visage s’empourprait d’une vive rougeur et que ses yeux semblaient prêts à sortir de leurs orbites.

— Parbleu ! si tu l’étranglais…

— Tu as deviné ! J’avais oublié de retirer ma main qui entourait le col du malheureux, et il paraît que cette main gênait beaucoup sa respiration, Je ne m’aperçus au reste de ce détail qu’à un mouvement instinctif que fit mon prisonnier pour écarter mon bras ! Je m’empressai alors de dénouer sa cravate, puis, inondant son visage d’eau glacée et lui présentant un verre de vin :

— Buvez, lui dis-je, cela vous remettra tout à fait.

En effet, cinq minutes plus tard, ce pauvre enfant, complètement débarrassé de sa légère oppression, retrouvait sa voix.

— Ah ! monsieur, me dit-il d’une voix suppliante, dès qu’il put parler, au nom du ciel, je vous en conjure, ne me perdez pas !… Ah ! si vous saviez… il y va du salut de toute ma famille…

— Nous causerons tout à l’heure de votre famille, lui répondis-je ; mais, avant tout, apprenez-moi comment vous avez fait pour vous introduire ainsi dans ma chambre.

— Par le plafond de votre lit, me répondit-il ; voyez : un ressort caché le fait tourner à volonté.

— Ma foi, c’est vrai ! voilà qui est fort ingénieux ! Qui donc à fait construire cette espèce de bascule ?

— C’est mon père, monsieur.

— C’est-à-dire le défunt, mort dans cette même chambre, ici, il y a quatre jours ?

— Hélas ! oui, monsieur, lui-même, me répondit le jeune homme avec un profond soupir.

— Vraiment, mon jeune revenant, je vous avouerai alors que votre conduite me semble d’une légèreté qui frise le sacrilége ! Quoi ! vous osez profaner par une plaisanterie ignoble, ou du moins de très-mauvais goût, ces lieux empreints encore du dernier souffle de votre père ?

— Ah ! monsieur ! s’écria le jeune homme en éclatant en sanglots, jamais un fils n’a plus que moi aimé et respecté son père. Croyez qu’il m’a fallu surmonter une répugnance presque invincible pour pouvoir parvenir à jouer mon rôle. Mais il s’agissait, je vous le répète, du salut de ma famille ! Si vous saviez dans quel drame épouvantable je me trouve mêlé, quelle affreuse tragédie s’est accomplie ici même, à l’endroit où nous nous trouvons en ce moment, non-seulement vous m’excuseriez, mais vous auriez encore pitié de moi, et vous m’offririez peut-être votre protection et votre appui.

Il y avait un tel accent, de sincérité et de douleur profonde dans la façon dont le jeune homme prononça ces paroles, que, malgré moi, je me sentis tout attendri.

— Je crois, monsieur, lui dis-je, que ce que nous avons de mieux à faire, pour ne pas perdre de temps, c’est, à vous, de me raconter votre histoire ; et à moi, de vous écouter avec attention. Ma voix est peut-être un peu rude, ma moustache un peu longue, mais, dans le fond, je ne suis pas un monstre de férocité. Si réellement vous êtes opprimé, et que je puisse vous être de quelque utilité, comptez sur moi : je ne recule jamais devant l’accomplissement d’un devoir !

— Ah ! merci, monsieur, me dit le jeune homme.

Oui, je parlerai ! Je suis bien jeune encore, mais la persécution m’a déjà appris à connaître les hommes, et quoique cette fois soit la première que nous nous rencontrions, je crois que vous êtes bon, loyal et dévoué. J’ai confiance en votre honneur et j’attends de vous un grand service.